Qu’est-ce que ce « devoir d’état » qui fait si souvent l’objet de nos examens de conscience ?
L’expression « devoir d’état » n’apparaît pas dans l’Évangile, non plus que dans le reste de la Sainte Écriture. Il semble même qu’elle soit absente des écrits des premiers docteurs de l’Église, pour n’apparaître que bien tardivement. On la trouve alors sous la plume de Saint François de Sales, dans l’Introduction à la Vie dévote (tout spécialement aux chapitres 3 et 8 de la lere partie). Ou encore dans le Catéchisme de Saint Pie X : « Par devoir d’état on entend les obligations particulières que chacun a par suite de son état, de sa condition et de la situation qu’il occupe. (…) Ces devoirs dérivent des Commandements de Dieu. Par exemple, dans le quatrième commandement, sous le nom de père et de mère, sont compris encore tous nos supérieurs, et ainsi de ce commandement dérivent tous les devoirs d’obéissance, d’amour et de respect des inférieurs envers leurs supérieurs, et tous les devoirs de vigilance qu’ont les supérieurs envers leurs inférieurs. » (Saint Pie X, Grand catéchisme, 3eme partie, chapitre 5)
Que penser de cela ? Accomplir son devoir d’état est-il une obligation morale qui n’a été découverte que sur le tard ?
Une expression trop vague
En réalité, cette lente et tardive apparition du mot est due à la tournure d’esprit de l’homme moderne. Plus ou moins marqué par la philosophie moderne qui s’éloigne de la réalité des choses, l’homme préfère parler aujourd’hui un langage abstrait. Il parlera donc du « devoir d’état », expression générale qui a pour très intéressant avantage de rester vague et confuse… et donc de ne pas permettre d’identifier clairement de quel devoir il s’agit. Partant, comment accomplir un devoir dont on ignore les contours précis ? Comment savoir si l’on a satisfait à son obligation ? L’expression « devoir d’état », pour nécessaire qu’elle soit, n’en reste pas moins par trop confuse.
On trouvera quelques lumières sur le sujet, lorsque l’on aura appris que les Anciens, c’est-à-dire les auteurs de l’Antiquité gréco-romaine, et aussi les premiers Pères de l’Église, parlaient une langue plus concrète. Leur tour d’esprit réaliste leur faisait ainsi évoquer les « devoirs » (au pluriel) de telle ou telle profession ou fonction dans la société, à savoir les attitudes moralement bonnes à adopter dans telle ou telle situation. Cicéron évoque ainsi ce qu’il convient de faire pour être un honnête homme dans son traité « De officiis ». Saint Ambroise reprendra cette idée en écrivant « De officiis ministrorum », tandis que Le Pastoral du pape saint Grégoire le Grand explique et détaille tous les devoirs qui incombent à un évêque ou à un supérieur ecclésiastique.
Mais qu’est-ce donc que ce ou ces « devoirs d’états » ? Un « état » est une situation stable et permanente qui affecte une personne. Il existe, en réalité, plusieurs « états » et donc autant de devoirs qui s’y rattachent. Ainsi, par exemple, un même homme est en même temps créature par rapport à Dieu, fils par rapport à ses parents, père par rapport à ses enfants, employé par rapport à son patron, citoyen par rapport à la société dans laquelle il vit, membre de l’Église par son baptême, etc. Cet homme aura donc autant de devoirs d’états : prier Dieu, honorer ses parents, éduquer ses enfants, obéir à son patron, prendre sa part dans la vie de l’Église et de la société, et ainsi de suite. On trouve d’ailleurs à la fin de presque chaque épître de Saint Paul une liste de conseils divers et de recommandations adressés à chaque catégorie de personnes, et ceci en fonction de leurs devoirs respectifs. « Ainsi donc, comme des élus de Dieu, saints et bien-aimés, revêtez-vous d’entrailles de miséricorde, de bonté, d’humilité, de douceur, et patience, vous supportant les uns les autres et vous pardonnant réciproquement, si l’un a sujet de se plaindre de l’autre. Comme le Seigneur vous a pardonné, pardonnez-vous aussi. Mais surtout revêtez-vous de la charité, qui est le lien de la perfection. Et que la paix du Christ, à laquelle vous avez été appelés de manière à former un seul corps, règne dans vos cœurs ; soyez reconnaissants. (…). En quoi que ce soit que vous fassiez, en parole ou en œuvre, faites tout au nom du Seigneur Jésus, en rendant par Lui des actions de grâces à Dieu le Père. Vous femmes, soyez soumises à vos maris, comme il convient dans le Seigneur. Vous maris, aimez vos femmes et ne vous aigrissez pas contre elles. Vous enfants, obéissez en toutes choses à vos parents, car cela est agréable dans le Seigneur. Vous pères, n’irritez pas vos enfants, de peur qu’ils ne se découragent. Vous serviteurs, obéissez en tout à vos maîtres selon la chair, non pas à l’œil et pour plaire aux hommes, mais avec simplicité de cœur, dans la crainte du Seigneur. Quoi que vous fassiez, faites-le de bon cœur, comme pour le Seigneur, et non pas pour des hommes, sachant que vous recevrez du Seigneur pour récompense l’héritage céleste. Servez le Seigneur Jésus-Christ. Car celui qui commet l’injustice recevra selon son injustice, et il n’y a point d’acception de personnes. Vous maîtres, rendez à vos serviteurs ce que la justice et l’équité demandent, sachant que vous aussi vous avez un maître dans le ciel. » (Saint Paul, aux Colossiens, 3,12–24)
Revenir au concret
Doit-on alors dire « devoir d’état » ou « devoirs d’états » ? Utiliser le singulier ou le pluriel à ce propos ? Il pourrait paraître un peu oiseux ou vain de débattre sur le sujet… Tout au contraire, la question est d’importance, non pas tellement pour elle-même, mais pour ses conséquences. D’une part, on devine qu’il est plus facile de connaître quels sont ses devoirs d’états à accomplir lorsqu’on les envisage au concret et au pluriel, plutôt que si l’on reste dans un langage abstrait. D’autre part, envisager une action concrète à poser (prier Dieu, éduquer ses enfants, faire le travail demandé par son employeur…) permet également de connaître plus facilement comment on doit la poser. C’est la réalité tangible de l’acte à accomplir qui commande la manière de l’exécuter. La réalisation des devoirs de chaque état revient ainsi à la mise en œuvre des vertus chrétiennes, qui, elles-mêmes, sont l’accomplissement du Décalogue. On le touche du doigt plus facilement a contrario. En confession quelqu’un peut s’accuser « de ne pas avoir fait son devoir d’état ». Cela reste bien vague… et peut aussi bien correspondre à l’élève qui n’a pas fait un exercice de mathématiques en classe, qu’à un père de famille qui ne prend pas le temps pour éduquer ses enfants, ou encore à un employé qui passe plusieurs heures de son temps de travail sur son portable. La gravité de l’offense à Dieu dans ces divers cas n’est pas la même, bien sûr ! Alors comment l’âme peut-elle progresser dans la vie chrétienne et corriger ses défauts si elle ne connaît pas clairement ce qu’elle doit accomplir et ce qu’elle doit éviter ? C’est là que l’on s’aperçoit qu’il y a avantage à lui parler de ses devoirs dans le concret de la vie et surtout des vertus à mettre en œuvre pour remplir ces obligations. En effet, cela rend plus enthousiasmante la vie morale en la présentant sous son vrai jour : une vie qui nous rend conformes à Dieu par la vertu ; et non pas une vie d’obligations de type protestant : « fais ceci, ne fais pas cela ». Par ailleurs, cette manière concrète d’envisager les choses permet également de saisir avec plus de clarté la part que l’on prend dans la vie sociale. Tout au rebours de l’individualisme contemporain, l’homme chrétien se souvient qu’il est partie d’un tout, la société, l’Église, et qu’il doit participer à sa place à l’activité de ce tout. Les différents états qui affectent chaque homme sont autant de fonctions qu’il a à remplir par rapport aux autres. Et il est plus conforme à la réalité de les envisager comme des responsabilités en vue d’un bien commun plutôt que de les voir, de manière trop simpliste, uniquement comme des impératifs moraux.
Saint Joseph, modèle de fidélité à ses devoirs
On conserve du pape Saint Pie X une prière qu’il adressait à Saint Joseph et dans laquelle il lui demandait la grâce de bien accomplir son devoir d’état. Le saint pontife énumère à cette occasion toutes les vertus et qualités de l’âme qu’il convient de mettre en activité pour remplir chrétiennement ses obligations. « Glorieux saint Joseph, modèle de tous ceux qui sont voués au travail, obtenez-moi la grâce de travailler en esprit de pénitence pour l’expiation de mes nombreux péchés ; de travailler en conscience, mettant le culte du devoir au-dessus de mes inclinations ; de travailler avec reconnaissance et joie, regardant comme un honneur d’employer et de développer par le travail les dons reçus de Dieu ; de travailler avec ordre, paix, modération et patience, sans jamais reculer devant la lassitude et les difficultés ; de travailler surtout avec pureté d’intention et avec détachement de moi-même ayant sans cesse devant les yeux la mort et le compte que je devrai rendre du temps perdu, des talents inutilisés, du bien omis et des vaines complaisances dans le succès, si funestes à l’œuvre de Dieu. Tout pour Jésus, tout pour Marie, tout à votre imitation, patriarche Joseph ! Telle sera ma devise à la vie à la mort. Amen. » Tout y est dit. La fidélité à accomplir les différents devoirs exigés par les différents états est le gage du salut. A condition de ne pas subir ces devoirs, mais de les voir sous leur vrai jour : servir le Bon Dieu en charité et Lui rendre honneur en développant les dons qu’il nous a donnés. A ce compte-là, on peut avoir un véritable « culte du devoir », non pour lui-même, mais parce que c’est le Créateur et le Rédempteur que nous servons ainsi. Le soir de notre vie venu, nous pourrons alors nous entendre dire :« C’est bien, bon et fidèle serviteur. Parce que tu as été fidèle dans les petites choses, entre dans la joie de ton Maître. » (Saint Mathieu, 15, 23).
Source : Le Seignadou – septembre 2022 Image : CC0 1.0 Universal (CC0 1.0)