Le magistère de l’Église est souvent revenu sur la distinction capitale entre ce qui est voulu (volontaire direct) et ce qui advient (volontaire indirect).
Évoquant la différence morale entre le meurtre et la légitime défense, Jean-Gabriel Kern lançait à certains moralistes cet avertissement : « Ne plus percevoir la différence entre une mort voulue [le meurtre] et une mort advenue [la légitime défense] signifierait tout simplement la ruine de la morale en ses fondements les plus intuitivement évidents[1] ».
Indemne de cette confusion, le magistère de l’Église est souvent revenu sur la distinction capitale entre ce qui est voulu (ou volontaire direct) et ce qui advient (ou volontaire indirect).
Volontaire direct
Nombre de documents du magistère de l’Église qualifient de mauvaise la volonté qui prend le mal pour objet direct. Ainsi en est-il lorsque la volonté choisit :
• la mort du fœtus ou de la mère : « Quelle cause pourrait jamais suffire à excuser en aucune façon le meurtre direct d’un innocent ? (…) Que la mort soit donnée à la mère, ou qu’elle soit donnée à l’enfant, elle va contre le précepte de Dieu et contre la voix de la nature : “Tu ne tueras pas !”[2] »
• la masturbation : « Une masturbation provoquée de façon directe afin d’obtenir du sperme permettant de détecter ainsi la maladie contagieuse appelée blennorragie, et de la guérir autant que possible, est-elle licite ? Non[3] »
• l’avortement : « Est absolument à exclure, comme moyen licite de régulation des naissances […] l’avortement directement voulu et procuré, même pour des raisons thérapeutiques[4] »
• le meurtre : « La loi divine et la raison naturelle excluent donc tout droit de tuer directement un homme innocent[5] »
• la stérilisation : « La stérilisation directe, soit perpétuelle, soit temporaire, de l’homme ou de la femme, est-elle licite ? Non[6] »
• la contraception : « L’Église […] condamne comme toujours illicite l’usage des moyens directement contraires à la fécondation, même inspiré par des raisons qui peuvent paraître honnêtes et sérieuses[7]»
• l’euthanasie : « La pitié, suscitée par la douleur et par la souffrance des malades en phase terminale, des enfants anormaux, des malades mentaux, des vieillards, des personnes atteintes de maux incurables, n’autorise aucune euthanasie directe, active ou passive[8].
Volontaire indirect
Dire que la volonté fait parfois le choix direct du mal, c’est suggérer en creux qu’en d’autres occasions le mal n’est voulu qu’indirectement —même si l’action aboutit, semble-t-il, au même résultat. Certains textes du magistère soulignent le contraste entre [1] le mal voulu directement et [2] le mal voulu indirectement dans diverses situations complexes :
• thérapie maternelle et survie fœtale : « [1] L’attentat direct à la vie humaine innocente, entrepris comme moyen d’arriver à un but, même pour sauver une autre vie, n’est pas permis. […] Nous Nous sommes toujours servi à dessein de l’expression “attentat direct à la vie” de l’innocent, “meurtre direct”. [2] Parce que si, par exemple, la conservation de la vie de la future mère, indépendamment de son état de grossesse, requérait d’urgence une opération chirurgicale ou une autre action thérapeutique qui aurait pour conséquence accessoire, nullement voulue ou cherchée, mais inévitable — la mort de l’embryon, un tel acte ne pourrait plus être qualifié d’attentat direct à une vie innocente. Dans ces conditions, l’opération peut être licite[9] »
• analgésie et euthanasie : « [1] On prétend à un droit de disposition directe, toutes les fois que l’on veut l’abrègement de la vie comme fin ou comme moyen. (…) [2] Si entre la narcose et l’abrègement de la vie n’existe aucun lien causal direct, posé par la volonté des intéressés ou par la nature des choses (ce qui serait le cas, si la suppression de la douleur ne pouvait être obtenue que par l’abrègement de la vie), et si au contraire l’administration de narcotiques entraîne par elle-même deux effets distincts, d’une part le soulagement des douleurs, et d’autre part l’abrègement de la vie, elle est licite ; encore faut-il voir s’il y a entre ces deux effets une proportion raisonnable, et si les avantages de l’un compensent les inconvénients de l’autre[10] »
• réanimation et euthanasie : « S’il apparaît que la tentative de réanimation constitue en réalité pour la famille une telle charge qu’on ne puisse pas en conscience la lui imposer, elle peut licitement insister pour que le médecin interrompe ses tentatives, et le médecin peut licitement lui obtempérer. [1] Il n’y a en ce cas aucune disposition directe de la vie du patient, ni euthanasie, ce qui ne serait jamais licite ; [2] même quand elle entraîne la cessation de la circulation sanguine, l’interruption des tentatives de réanimation n’est jamais qu’indirectement cause de la cessation de la vie[11] »
• thérapie hormonale et contraception : « [2] Si la femme prend ce médicament, non pas en vue d’empêcher la conception, mais uniquement sur avis du médecin, comme un remède nécessaire à cause d’une maladie de l’utérus ou de l’organisme, elle provoque une stérilisation indirecte, qui reste permise selon le principe général des actions à double effet. [1] Mais on provoque une stérilisation directe, et donc illicite, lorsqu’on arrête l’ovulation, afin de préserver l’utérus et l’organisme des conséquences d’une grossesse, qu’il n’est pas capable de supporter[12] »
• ablation des ovaires et stérilisation : « [1] Par stérilisation directe, Nous entendions désigner l’action de qui se propose, comme but ou comme moyen, de rendre impossible la procréation ; [2] mais Nous n’appliquons pas ce terme à toute action, qui rend impossible en fait la procréation. L’homme, en effet, n’a pas toujours l’intention de faire ce qui résulte de son action, même s’il l’a prévu. Ainsi, par exemple, l’extirpation d’ovaires malades aura comme conséquence nécessaire de rendre impossible la procréation ; mais cette impossibilité peut n’être pas voulue soit comme fin, soit comme moyen[13] ».
Fin et moyen vs. conséquence
Les textes magistériels ne font pas que suggérer la distinction entre volontaire direct et volontaire indirect, ils en montrent le fondement, à savoir le type de rapport entre la volonté et le mal.
Quand le mal est voulu comme fin ou comme moyen, les textes du magistère parlent de volontaire direct en matière :
• de meurtre : « L’attentat direct à la vie humaine innocente, entrepris comme moyen d’arriver à un but, même pour sauver une autre vie, n’est pas permis[14] »
• d’avortement : « L’avortement direct, c’est-à-dire voulu comme fin ou comme moyen, constitue toujours un désordre moral grave, en tant que meurtre délibéré d’un être humain innocent[15] »
• de stérilisation : « La stérilisation directe — c’est-à-dire qui vise, comme moyen et comme but à rendre impossible la procréation — est une grave violation de la loi morale et est, par conséquent, illicite[16] »
• de contraception : « Est exclue également toute action qui, soit en prévision de l’acte conjugal, soit dans son déroulement, soit dans le développement de ses conséquences naturelles, se proposerait comme but ou comme moyen de rendre impossible la procréation[17] »
• d’euthanasie : « « On prétend à un droit de disposition directe, toutes les fois que l’on veut l’abrègement de la vie comme fin ou comme moyen[18] ».
Quand le mal est toléré comme une conséquence funeste mais inévitable, les textes du magistère parlent de volontaire indirect s’agissant
• de thérapie de la femme enceinte : « Si, par exemple, la conservation de la vie de la future mère, indépendamment de son état de grossesse, requérait d’urgence une opération chirurgicale ou une autre action thérapeutique qui aurait pour conséquence accessoire, nullement voulue ou cherchée, mais inévitable — la mort de l’embryon, un tel acte ne pourrait plus être qualifié d’attentat direct à une vie innocente[19] »
• d’ablation de l’utérus : « Dans le premier cas, l’intervention d’hystérectomie est licite en raison de son caractère directement thérapeutique, bien que l’on prévoit qu’il en résultera une stérilité permanente[20]»
• d’ablation des ovaires : « L’homme, en effet, n’a pas toujours l’intention de faire ce qui résulte de son action, même s’il l’a prévu. Ainsi, par exemple, l’extirpation d’ovaires malades aura comme conséquence nécessaire de rendre impossible la procréation ; mais cette impossibilité peut n’être pas voulue soit comme fin, soit comme moyen[21] »
• de sédation : « La sédation doit donc exclure, comme but direct, l’intention de tuer, même s’il en résulte un possible conditionnement vers la mort de toute manière inévitable[22] »
• de traitement hormonal : « L’Église, en revanche, n’estime nullement illicite l’usage des moyens thérapeutiques vraiment nécessaires pour soigner des maladies de l’organisme, même si l’on prévoit qu’il en résultera un empêchement à la procréation, pourvu que cet empêchement ne soit pas, pour quelque motif que ce soit, directement voulu[23] ».
Une tolérance circonstanciée du mal
Dès lors que la volonté se porte directement vers le mal —en le choisissant comme fin ou comme moyen—, elle devient elle-même mauvaise[24]. Mais il arrive parfois que certaines actions, bonnes par leur objet et par leur fin, soient inséparables de certains maux car le monde dans lequel nous vivons est marqué par la finitude et le péché[25]. Le mal n’est alors voulu qu’indirectement.
Du point de vue moral, choisir directement le mal comme moyen ou comme fin est toujours illicite. Par contre, tolérer le mal comme conséquence peut être licite. « Encore faut-il voir s’il y a entre ces deux effets [le bon et le mauvais] une proportion raisonnable, et si les avantages de l’un compensent les inconvénients de l’autre[26] ». Toute la question est là.
Source : Cahiers Saint Raphaël n° 147, juillet 2022
- Jean-Gabriel Kern, « L’objet moral. Réflexions autour d’un paragraphe méconnu de l’encyclique Veritatis Splendor et de sa difficile réception », Revue Thomiste, n° 104 (2004), p. 380.[↩]
- Pie XI, Encyclique Casti Connubii, 31 décembre 1930.[↩]
- Saint-Office, Décret sur la masturbation, 2 août 1929.[↩]
- Paul VI, Encyclique Humanæ vitæ, 25 juillet 1968, n° 14.[↩]
- Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Déclaration De abortu procurato, 18 novembre 1974.[↩]
- Saint-Office, Décret sur la stérilisation, 24 février 1940.[↩]
- Paul VI, Encyclique Humanæ vitæ, 25 juillet 1968, n° 16.[↩]
- Conseil pontifical pour la pastorale des services de santé, Charte des personnels de santé, 1995, n° 147.[↩]
- Pie XII, Discours aux Associations familiales d’Italie, 26 novembre 1951.[↩]
- Pie XII, Discours à des médecins sur les problèmes moraux de l’analgésie, 24 février 1957. Voir aussi : Conseil pontifical pour la pastorale des services de santé, Charte des personnels de santé, 1995, n° 71 ; Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Lettre Samaritanus bonus, 14 juillet 2020, n° V‑7.[↩]
- Pie XII, Discours sur les problèmes de la réanimation, 24 novembre 1957.[↩]
- Pie XII, Discours au 7e congrès international d’hématologie, 12 septembre 1958. Voir aussi : Paul VI, Encyclique Humanæ vitæ, 25 juillet 1968, n° 14 et 15.[↩]
- Pie XII, Discours au 7e congrès international d’hématologie, 12 septembre 1958.[↩]
- Pie XII, Discours aux Associations familiales d’Italie, 26 novembre 1951.[↩]
- Jean-Paul II, Encyclique Evangelium vitæ, 25 mars 1995, n° 62.[↩]
- Pie XII, Discours aux sages-femmes italiennes, 29 octobre 1951.[↩]
- Paul VI, Encyclique Humanæ vitæ, 25 juillet 1968, n° 14.[↩]
- Pie XII, Discours à des médecins sur les problèmes moraux de l’analgésie, 24 février 1957.[↩]
- Pie XII, Discours aux Associations familiales d’Italie, 26 novembre 1951.[↩]
- Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Réponses à des questions posées sur l’isolement de l’utérus et d’autres questions, 31 juillet 1993.[↩]
- Pie XII, Discours au 7e congrès international d’hématologie, 12 septembre 1958.[↩]
- Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Lettre Samaritanus bonus, 14 juillet 2020, n° V‑7.[↩]
- Paul VI, Encyclique Humanæ vitæ, 25 juillet 1968, n° 15.[↩]
- « La volonté devient mauvaise dès lors qu’elle se porte vers un objet que la raison lui présente comme mauvais. » (Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, I‑II, q. 19, a. 5, c).[↩]
- Louis Janssens sj, « Ontic evil and moral evil » dans Louvain Studies, n° 4.2, 1972, p. 119 : « Each concrete act implicates ontic evil because we are temporal and spatial, live together with others in the same material world, are involved and act in common sinful situation ».[↩]
- Pie XII, Discours à des médecins sur les problèmes moraux de l’analgésie, 24 février 1957.[↩]