Comment pouvons-nous et devons-nous agir envers les pécheurs publics ? En raison du contexte général de la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui, ce problème se pose souvent à nous avec acuité. Rappelons les grands principes catholiques qui doivent éclairer la pratique, afin d’essayer d’y voir plus clair pour résoudre les cas pénibles qui surviennent malheureusement dans nos familles.
Commençons par expliquer ce qu’est un pécheur public : c’est une personne qui vit dans le péché grave, dont le péché est vraiment scandaleux, et est notoire de fait ou de droit. « Qui vit dans le péché » signifie que les péchés en question ne sont pas seulement des actes passagers, mais qu’ils créent une situation habituelle.
Les pécheurs publics sont en premier lieu les personnes qui ont fait défection de la foi catholique, qui ont quitté l’Église pour aller dans des groupes ou sectes non catholiques, ou vivent dans l’impiété [1].
Ce sont ensuite celles qui ont un état de vie ou une activité gravement peccamineux. Selon les époques on y a rangé ceux qui s’adonnent à la magie, les usuriers, les femmes de mauvaise vie, etc.
Le cas le plus fréquent de péché public est celui de personnes qui vivent ensemble sans être mariées. En effet leur relation coupable est un fait public, que tout le monde peut voir. Qu’elles soient unies ou non par un « mariage civil » ne change rien à leur situation aux yeux de Dieu [2]. Il n’est pas nécessaire qu’elles cohabitent, il suffit qu’elles se retrouvent souvent, et qu’il soit notoire qu’elles vivent dans le péché mortel.
Du fait de leur caractère public, ces actes revêtent une gravité particulière. Ils représentent ce qu’on appelle un scandale, c’est-à-dire un acte répréhensible qui, à cause du mauvais exemple donné aux autres, peut être l’occasion d’une chute pour le prochain qui en est témoin, en l’incitant au péché.
Le scandale peut venir des hommes qui vivent mal, mais davantage encore des faux principes que promeut le monde, en particulier cette idée que chacun est bien libre de vivre comme il l’entend, et il faut tout faire pour contrecarrer ce genre d’opinion.
Le scandale est précisément (ou formellement comme on dit en théologie) un péché contre la charité. Il convient de le rappeler à ceux qui nous reprochent de « manquer de charité » envers les scandaleux, et qui inversent ainsi la réalité : ce sont eux qui offensent la charité par leur malheureux exemple.
La conduite de l’Église
Pour savoir comment nous comporter envers les pécheurs publics, afin que notre comportement repose sur un fondement solide et non subjectif, nous allons regarder la manière d’agir de l’Église : elle inspirera notre propre attitude envers eux. En effet l’Église a le devoir d’indiquer aux hommes les péchés qui sont graves, et de les en écarter ; c’est pourquoi elle prévoit dans son droit des mesures à l’encontre des pécheurs scandaleux.
Ainsi la sainte communion doit être refusée, même en public, à toute personne dont l’indignité est certaine et publique, comme ceux qui n’ont pas la foi, ou les concubinaires connus publiquement. C’est la règle posée par le rituel romain [3], qui a été reprise par le droit canon [4] : « Doivent être écartés de l’Eucharistie ceux qui sont publiquement indignes, (…) jusqu’à ce qu’on ait des signes clairs de leur repentir et de leur amendement, et tant qu’ils n’ont pas réparé leur scandale public. » On ne peut donner l’absolution et la sainte communion à des pécheurs publics, tant qu’ils demeurent dans cet état. Pour être admises à recevoir les sacrements, ces personnes doivent s’être corrigées, et avoir réparé le scandale qu’elles ont causé.
Pour qu’un concubinaire par exemple cesse d’être pécheur public, il doit éloigner l’occasion de péché. S’il s’agit d’une personne qui a répandu un enseignement néfaste, elle devra le désavouer, et la rétractation doit être connue publiquement [5].
L’Église explique dans quel esprit et de quelle manière le prêtre doit agir : « Si un sacrement doit être refusé (à un pécheur public), il faut toujours procéder avec une extrême prudence et bonté, de sorte que tous comprennent clairement que le prêtre n’a voulu offenser personne, mais qu’il n’a eu en vue que l’honneur de la religion et le salut des âmes » [6]. En effet le prêtre qui donnerait la communion se rendrait complice de la profanation du sacrement, et causerait lui-même un grave scandale.
L’Église détourne le plus possible les fidèles du mariage avec les pécheurs publics ou avec les non catholiques, comme avec ceux qui auraient abandonné la foi ; ceci en raison du danger de perversion pour le conjoint catholique et pour les enfants. « Ce danger n’est ordinairement que trop réel ; aussi, instruite par l’expérience, l’Église ne permet que très difficilement de telles alliances et ne dispense qu’à contrecœur de cet empêchement. Le droit divin lui interdit du reste de déclarer ces unions licites tant que le danger de perversion religieuse des intéressés n’est pas suffisamment écarté » [7].
Le droit canon statue encore : « Ceux qui ont commis le délit public d’adultère, ou qui vivent publiquement dans le concubinage, doivent être exclus des actes légitimes ecclésiastiques, jusqu’à ce qu’ils aient donné des signes de repentir » [8]. Ce qu’on appelle actes légitimes consiste surtout à être parrain ou marraine de baptême ou de confirmation.
Enfin les pécheurs publics n’ont pas le droit à la sépulture ecclésiastique. Voici ce qu’en dit le droit de l’Église : « Sont privés de la sépulture ecclésiastique, à moins qu’ils aient donné avant leur mort des signes de pénitence : les apostats notoires de la foi chrétienne, ou les membres d’une secte hérétique ou schismatique, ou d’une secte maçonnique ou d’autres sociétés du même genre ; (…) les autres pécheurs publics et manifestes » [9].
La coopération au mal
Ce que nous avons dit de la manière d’agir de l’Église va éclairer notre comportement envers les pécheurs publics, pour savoir comment nous conduire pratiquement avec eux. Les règles qui dictent la conduite à suivre sont celles de la coopération au mal, c’est-à-dire de la participation à un acte mauvais posé par le prochain.
La coopération coupable au péché peut prendre des formes très diverses. Il y a la coopération effective, ou positive, qui exerce une réelle causalité sur l’acte accompli par le prochain : conseiller le mal, le louer, le prendre sous sa protection de quelque manière, prendre sa défense, y participer. Et il y a des formes négatives de coopération : ne pas avertir, ne pas y mettre obstacle, ne pas manifester, quand on aurait dû le faire.
On ne peut d’aucune façon approuver un péché, ou le favoriser de quelque manière. Toute approbation d’un acte mauvais est nécessairement coupable, puisqu’elle s’associe à l’intention mauvaise de celui qui l’accomplit.
Remarquons bien que dans les dernières formes de coopération que nous avons citées (ne pas avertir, ne pas mettre obstacle), on n’a pas posé d’acte, on n’a rien fait. Ce sont pourtant des péchés par omission. En effet laisser faire une mauvaise action peut être coupable. Car il ne suffit pas pour plaire à Dieu de ne poser aucun acte positif, il faut encore assumer ses devoirs contre le mal. S’il n’y a pas de raison sérieuse contraire ou d’inconvénient trop grave, la charité demande d’essayer d’empêcher
la faute du prochain ou de ne pas y concourir, même matériellement. Les péchés d’autrui peuvent nous être imputés à nous aussi, si nous y avons coopéré en ne faisant rien pour les empêcher [10].
L’omission de la correction fraternelle fait donc partie de la coopération négative [11]. On est coupable quand on se tait, alors qu’on aurait dû parler : « Qui ne dit mot consent », dit l’adage. Il faut le faire avec tact et délicatesse, certes, comme on souhaiterait que l’on fasse avec nous-mêmes ; mais cela n’empêche pas la fermeté sur le fond. Les parents (à l’égard de leurs enfants) et les supérieurs (à l’égard de leurs inférieurs) ont un devoir spécial de correction et de monition.
Le bien commun
Parmi les principaux éléments à considérer pour déterminer notre attitude en ce domaine se trouvent le bien commun et les dommages qui peuvent lui être causés. En effet les péchés publics ont un impact social. On constate facilement l’effet dévastateur du mauvais exemple. Toute faiblesse, toute concession injuste à un péché public est une atteinte au bien commun, et est donc un mal.
Si l’Église prend les dispositions sévères que nous avons vues, c’est bien sûr pour l’honneur de Dieu, dont on ne se moque pas. C’est aussi afin de protéger les âmes bien portantes, et d’avertir les autres. C’est donc en vue du bien commun de la société.
Pour détruire l’esprit et la morale chrétiennes, le démon a maintenant à sa disposition tous les médias, qui répandent la corruption à grande échelle. Au nom de la tolérance – qui n’est en réalité que de l’indifférence ‒, il inspire d’accepter tous les comportements. Et nous voyons l’immoralité pénétrer partout.
Notre devoir est donc de protéger nos familles. Or leur solidité tire sa force de notre fermeté à défendre la loi de Dieu et la morale catholique, et d’en vivre réellement. Respectons et faisons respecter la loi souveraine de Dieu sur la famille, fondée sur le sacrement de mariage. Si on ne défend pas la dignité et la sainteté du mariage, on va à la ruine des familles. Ce qui nous pousse à nous montrer fermes en face du mal n’est pas un manque de cœur, mais au contraire la charité de la vérité, et l’amour du bien commun.
Pour savoir si l’on doit intervenir ou non devant un mal, il faut donc se poser ces questions : Quel est l’impact sur le bien commun ? Y a‑t-il un motif suffisamment grave qui justifie que je me taise ?
Des lignes de conduite
Si les principes sont clairs, leur application aux divers cas concrets est généralement délicate. Si on ne réagit pas, on s’habitue au mal. Mais en agissant mal à propos, on peut quelquefois faire plus de mal que de bien.
Traçons quelques grandes lignes de l’attitude catholique pour éclairer notre pratique [12] :
- On ne peut regarder et traiter comme époux des personnes qui devant Dieu ne le sont pas. Il n’est donc pas permis de mettre un couple illégitime sur un pied d’égalité avec un couple marié, ou de le traiter de la même manière. Ce serait accorder un certificat de « normalité » à une situation anormale, qui offense gravement la loi de Dieu et le bien commun. Agir ainsi serait faire preuve d’esprit mondain, de lâcheté, et manquer de cette foi vive qui doit guider le vrai chrétien dans ses pensées, ses paroles et ses actes.
- Le mariage chrétien ne peut accepter de cohabiter avec le concubinage. Aussi la famille ne peut-elle jamais recevoir un faux couple lors d’une réunion familiale : le recevoir dans un contexte familial serait un dissolvant de la famille.
La famille peut accueillir son propre membre qui vit dans cet état de péché, mais seul. Le concubin ne fait pas partie de la famille, l’accès du sanctuaire familial lui est donc fermé. Peut-être le membre de la famille invité refusera-t-il de venir si son concubin ou sa concubine ne peut l’accompagner, et ainsi aucun des deux ne viendra. Mais le bien et la protection de la famille sont primordiaux.
- Si on les voit exceptionnellement tous les deux ‒ et donc en dehors du cadre familial ‒ ce doit être dans l’espoir d’éclairer les consciences, s’il y a quelque bonne volonté de leur part. Ce peut être aussi pour maintenir des liens familiaux entre parents et enfants, ou entre frères et sœurs. Mais il faut que les choses soient claires, et que de telles rencontres ne puissent être interprétées par le faux couple, ou par d’autres personnes, comme une approbation ou une caution donnée à sa situation, même si des années ont déjà passé. Il convient en particulier d’éviter tout risque d’ambiguïté chez les jeunes ou les enfants qui seraient au courant de telles entrevues.
- La fermeté dans les principes doit aller de pair avec la charité envers les personnes. Nous devons ressembler le plus possible à Dieu lui-même, Dieu qui unit la haine du péché et la miséricorde envers le pécheur : à son image, il nous faut être intraitables envers le péché, et aimer le pauvre malade. C’est l’attitude dont notre Sauveur nous a donné l’exemple avec les pécheurs publics qu’il a pu rencontrer, comme la Samaritaine, Marie-Madeleine ou la femme adultère : « Va ; désormais ne pèche plus. » Donc on ne blesse pas inutilement, on explique son attitude en toute charité. Mais aimer le pécheur, c’est justement essayer de le sortir de son péché. Et aimer les autres, c’est faire en sorte que le mal ne s’étende pas davantage par notre inaction.
Tenir compte du contexte
Comme pour tout jugement prudentiel, il faut tenir compte de tout le contexte. Il y a des gens dont les parents séparés vivent tous les deux dans l’adultère, dont les frères et sœurs sont tous ou presque dans des unions illégitimes, et il en est de même pour leurs enfants. Doivent-ils rompre avec toute leur famille ? On voit ici que le scandale se mesure aussi au nombre de personnes dans cette situation.
Autrement dit : si le cas est unique dans une famille qui est encore relativement préservée, on doit être d’autant plus résolu pour empêcher le mal de s’étendre.
Au contraire ceux qui vivent en règle sont-ils devenus l’exception ? Alors vaut la remarque de saint Paul : « il vous faudrait alors sortir de ce monde ». Citons ce passage où saint Paul nous explique l’attitude à avoir : « En vous écrivant dans ma lettre de n’avoir pas de relations avec des impudiques, je n’entendais pas d’une manière absolue les impudiques de ce monde, ou bien les cupides et les rapaces, ou les idolâtres ; car il vous faudrait alors sortir du monde. Non, je vous ai écrit de n’avoir pas de relations avec celui qui, tout en portant le nom de frère, serait impudique, cupide, idolâtre, insulteur, ivrogne ou rapace, et même avec un tel homme de ne point prendre de repas. (…) Ceux du dehors, c’est Dieu qui les jugera ».
Il nous faut donc être plus sévère avec « celui qui porte le nom de frère », celui qui est catholique ou du moins l’a été, qui a reçu une éducation catholique, qu’avec celui qui n’a connu que le monde redevenu païen qui nous entoure.
Soyez des lumières pour le monde, nous commande Notre-Seigneur, soyez le sel de la terre, capable d’empêcher la putréfaction de s’installer. Plus que jamais, de nos jours le monde a besoin de catholiques convaincus, qui vivent selon les principes de la foi et soient des exemples, avec la grâce de Dieu. C’est à ce prix que nos familles pourront être préservées, et que Notre-Seigneur Jésus-Christ continuera à en être le maître.
Abbé Hervé Gresland, FSSPX
Sources : Le Rocher c’est le Christ n° 109 – octobre – novembre 2017
- On ne dira pas qu’un hindou ou un musulman par exemple est un pécheur public : il a une autre religion, il est étranger à l’Église de Jésus-Christ.[↩]
- Nous parlons ici de baptisés catholiques, car c’est eux qui sont sujets de l’Église, et non des personnes unies par un mariage naturel.[↩]
- De sanctissimo Eucharistiæ sacramento, n. 8.[↩]
- Canon 855 du CIC 1917 (repris dans le CIC 1983 au canon 915).[↩]
- Jone : Précis de théologie morale catholique, n° 457.[↩]
- Prümmer : Manuale theologiæ moralis, vol. III, n° 80.[↩]
- Vittrant : Théologie morale, n° 925.[↩]
- Canon 2357 §2.[↩]
- Canon 1240 du CIC 1917 (repris dans le CIC 1983 au canon 1184).[↩]
- Merkelbach : Summa theologiæ moralis, tome I, n° 487.[↩]
- Dictionnaire de théologie catholique, article « Coopération ».[↩]
- Ce sujet avait été traité par l’abbé Henry Wuilloud dans Le Rocher n° 77, juin-juillet 2012.[↩]