L’Utopie

Crédit photo : Marc Hatot / Pixabay

Imaginez un ins­tant dans notre vaste monde une peu­plade qui ne por­te­rait pas trace du péché ori­gi­nel ou qui du moins n’au­rait été qu’effleurée par un péché ori­gi­nel dégé­né­ré, pas plus viru­lent qu’un vaccin.

Dans ce pays mer­veilleux tout n’est qu’­har­mo­nie. Les magis­trats sont inté­grés, les avo­cats inutiles, les chefs dés­in­té­res­sé, les sujets dis­ci­pli­nés, les lois res­pec­tées avec amour. L’or s’y trouve à un prix infé­rieur à celui du bois de chauf­fage. En tra­vaillant six heures par jour l’ou­vrier a plus qu’il n’en faut pour vivre. La vie sociale y est réglée par des dis­po­sions sages et minutieuses.

La guerre étran­gère en un pays si ver­tueux donne lieu à des situa­tions cocasses. On y rem­porte la vic­toire avec des tracts et des affiches et en cas extrême avec des mer­ce­naires qui, une fois tués, ne réclament pas de solde.

Il y a un hic :

Ce pays n’existe pas.

Cela n’est qu’un détail sans impor­tance, semble dire saint Thomas More qui en 1516 a inven­té cette fic­tion, car les ensei­gne­ments à tirer de la conduite des Utopiens sont, eux, bien réels : les ver­tus pro­fondes, inté­rieures, les qua­li­tés du cœur et d’es­prit qui doivent être celles des hon­nêtes gens et des chré­tiens sont bien les mêmes que celles des Utopiens, quitte à ce qu’on les vive dans un monde un peu moins idyllique.

Cependant l’ap­pli­ca­tion des prin­cipes uto­piens à la réa­li­té actuelle demande réflexion. Il n’y a pas aujourd’­hui de pays pré­ser­vé du péché ori­gi­nel. Tous en sont mar­qués et le royaume ecclé­sias­tique autant que les autres. Et ce qui aggrave la situa­tion, à mon avis, c’est que tous et cha­cun, les indi­vi­dus comme les nations et les gens d’Église eux-​mêmes veulent igno­rer aujourd’­hui qu’ils sont sous l’emprise du péché originel.

Il en résulte que l’on pro­pose actuel­le­ment des lois, des ins­ti­tu­tions, des diver­tis­se­ments, une démo­cra­tie qui semblent avoir été pen­sés, orga­ni­sés, pré­vus pour des hommes sans concu­pis­cence. L’édifice démo­cra­tique est construit sur le sable, sur des ver­tus ima­gi­naires et par des gens sans vertu.

Abbé Philippe Sulmont

Cet article est tiré du Bulletin parois­sial de Domqueur, dans la Somme (80).

Curé de Domqueur † 2010

L’abbé Philippe Sulmont (1921–2010), second d’une famille de qua­torze enfants, ancien sémi­na­riste des Carmes, fut pro­fes­seur de col­lège, puis de sémi­naire, aumô­nier d’un pen­sion­nat de filles, puis enfin curé durant 37 ans de Domqueur et de six paroisses avoi­si­nantes entre Amiens et Abbeville.