Lettre aux Amis et Bienfaiteurs N° 72
Chers Amis et Bienfaiteurs,
« La foi est réputée un opprobre ».Saint Grégoire le Grand
Dans la vie de Notre Seigneur Jésus-Christ, il n’est aucun détail qui doive nous trouver distrait. Parce que chacun d’entre eux a été pensé par un Dieu qui ne laisse nulle place au hasard, chacun mérite d’être examiné, scruté en conséquence. Nous ne doutons pas que, de leur méditation, nous verrons émerger son infinie sagesse, toute ciselée et parfaitement belle. Mais comme nous devons admettre en même temps que cette beauté nous échappe, prenant souvent des tours tellement mystérieux qu’ils nous déconcertent et nous scandalisent ! Alors que nous venons de revivre, au plein cœur de l’existence terrestre de Jésus-Christ, les événements de sa Passion, nous pensons, une nouvelle fois, à cette foi catholique qui ne recule décidemment devant rien, jusqu’à nous demander de croire que c’est le Fils de Dieu lui-même qui s’est retrouvé, sans vie, suspendu sur le gibet du Calvaire.
Ne fuyons pourtant pas les vertiges pressentis à la seule perspective d’approfondir cette vérité de la Croix. Ne pensons pas en avoir réellement perçu les profondeurs, ni pénétré la substance. Si nos âmes s’étaient vraiment ouvertes à ces mystères, nous n’en serions plus à vivre comme nous nous sommes accoutumés à vivre ici-bas ; et cependant, nous restons persuadés que le prix de notre laborieuse fidélité passe, aujourd’hui plus que jamais, par cette compréhension initiale du choix divin de souffrir et de mourir, selon ce que les Évangiles nous en ont rapporté.
En nous inspirant de l’une des plus hautes intuitions que Monseigneur Lefebvre nous ait laissée, dans son sermon des ordinations du 29 juin 1982, nous voudrions chercher à indiquer comment la Passion que l’Église subit à notre époque ne se trouve réellement éclairée que de cette lumière, à la fois si pure et si douloureuse, qui provient du Calvaire. Nous pensons que seule la lueur de ce fanal pourra éviter aux âmes d’être, à leur tour, scandalisées de l’humiliation sans précédent dont est aujourd’hui abreuvée l’Épouse du Christ, et qu’elles pourront alors solidement s’y arrimer.
La foi que nous professons n’a pas hésité à nous demander de croire que l’homme de Gethsémani, dont la prière mourante supplie son Père d’être délivré du calice trop amer de la Passion, lui qui savait pourtant bien n’être descendu du Ciel que pour boire jusqu’à la lie l’infâme breuvage de nos péchés contenu en cette coupe ; que cet homme réduit à une tristesse capable de le faire mourir sur l’instant, forcé par l’indigence à mendier jusqu’à trois fois de suite auprès de ses pauvres amis le réconfort de leur veille et de leur prière ; que cet homme, tombé de tout son long dans la poussière, le visage tourné contre le sol, son corps entier exprimant son sang comme une olive que l’on presse ; que celui-là est pourtant bien le Fils de Dieu.
Comment ne pas éprouver devant un tel spectacle un sentiment d’incrédulité et une tentation de scandale ? On ose donc nous demander de croire que cet homme serait justement le Fils de Dieu ? Le seul récit de cette agonie ne suffit-il pas à détourner de la foi les mieux disposés d’entre les hommes et à nous faire rougir, nous autres chrétiens, de notre naïveté à avoir prêté l’oreille un seul instant à de telles fables ? Les Juifs ne sont-ils pas des gens autrement raisonnables que nous, qui savent, quant à eux, que la toute puissance de Dieu se manifeste dans la majesté du Sinaï ? Et son infinie sagesse, en quoi aurait-elle pu se trouver contrainte à ces égarements et à ces extrémités où on le voit s’abandonner au Jardin des Oliviers ? Est-ce du côté de son amour qu’il faudrait se tourner pour trouver une explication ? Mais, s’il n’est effectivement pas rare de voir l’amour engendrer la souffrance et la mort, a‑t-on jamais entendu dire que les plus fous de ses jeux aient amené un homme à souffrir et à mourir de la sorte ? Et quand bien même cela serait, comment, puisqu’il est ici question de Dieu, aurait-Il pu admettre, pour son Unique, le choix d’une telle agonie et d’une pareille mort, si ostensiblement opposées à la divinité qu’il revendique ?
Si, comme à plaisir, Dieu eût voulu accumuler les obstacles à l’assentiment de notre foi, il n’aurait pu mieux y réussir ! Mais comme nous récusons que le dessein de Dieu ait pu consister à nous rendre malignement l’acte de foi le plus inaccessible possible, nous nous trouvons dès lors immobilisés au pied de la falaise mystérieuse de sa divinité qui laisse déconcertées nos raisons : les idées que nous nous faisions de lui se trouvent tellement démenties, volatilisées par tout ce que nous voyons de l’Incarnation de son Fils !
Et, cependant, c’est à peine si notre désorientation a commencé : car au fil des heures de la Passion, il nous faudrait de plus en plus absurdement continuer à croire que le Fils de Dieu est maintenant cet homme épuisé, malmené, garrotté… Le voilà souffleté par un soldat, affublé du manteau des fous, couvert de crachats par les passants… Et lorsqu’on lui arrache ses vêtements, celui qui est Dieu se retrouve dénudé, par ses créatures et devant elles, sans rien dire ! Mais qui donc pourrait encore croire que ce pauvre malheureux, flanqué de deux gredins, fût le Fils de Dieu ? Comment penser que les hommes pourront désormais adhérer à un pareil spectacle, à une semblable prédication ? D’ailleurs, n’est-ce pas lui qui vient enfin, par cette interpellation, de signer un aveu de mensonge : « Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? »
Voilà enfin la confession tant attendue qui comble d’aise les chefs des Juifs ! L’aveu de son imposture n’est-il pas désormais sorti de sa bouche elle-même ? Ils auraient même pu, à cet instant, en grands seigneurs, le déclouer de la croix et s’abstenir de ce jeu théologique, cruel et devenu inutile, qui consista à l’exhorter, s’il était Dieu, à descendre de la croix.
En effet, s’il eût été Dieu, il est premièrement clair que sa crucifixion ne fût jamais arrivée ! Et si, par impossible, elle fût advenue, il n’eût alors jamais dû, en dépit de tous les coups reçus, en mourir. Dieu ne meurt pas : cette seule pensée constitue déjà un blasphème ! Or lui, le voilà désormais mort et enterré : l’affaire est entendue. Juifs et païens avaient raison : nous avons été les derniers des crédules.
Il nous faudrait dorénavant être aveugles, et d’une mauvaise foi signalée, pour continuer à prétendre (alors qu’il est bien mort, que son âme est séparée de son corps et qu’elle est descendue aux enfers tandis que son corps est enfoui dans le tombeau), pour prétendre et répéter encore que Jésus est vraiment le Fils de Dieu. Laissons peut-être sa Mère se consoler ainsi de sa perte si elle le veut… Mais nous !
La réalité, Seigneur Jésus, c’est bien celle que nous avait annoncée le prophète Isaïe : « Beaucoup ont été dans la stupeur en le voyant tant il était défiguré… Il n’a plus ni forme ni beauté pour attirer nos regards… Il nous est apparu comme un lépreux entièrement méconnaissable » (Is 52, 14). Mais, Seigneur, si vous êtes devenu méconnaissable, comment exiger encore des hommes qu’ils puissent vous reconnaître ? Comment pouvez-vous nous demander de vous conserver encore notre foi si vos Écritures rendent elles-mêmes témoignage de l’incapacité où étaient les hommes de vous reconnaître, au motif que vous étiez devenu parfaitement méconnaissable ? Comment vous-même, pouvez-vous vous plaindre d’avoir été rejeté par vos frères de race, abandonné et trahi par vos Apôtres et par vos disciples ? Si vous voulez être reconnu, pourquoi vous être rendu insaisissable à leurs yeux ?
Voilà exposé, chers fidèles, ce qui apparaît bien comme une impossibilité de continuer à croire à laquelle se seraient trouvés confrontés les Apôtres à l’heure du Calvaire, et qui se serait comme imposée à eux. Or, à l’endroit de ce texte où je suis maintenant parvenu, je pose la nécessité pressante, pour les catholiques de notre époque, de se pénétrer de ce récit historique de la Passion de Jésus-Christ s’ils veulent échapper au risque de perdre la foi à leur tour. S’ils ont vraiment admis que le visage du Christ a été, même pour ses intimes, rendu réellement « méconnaissable », ils achopperont moins sur cette terrible épreuve qui a fondu sur l’Église et qui la rend, à son tour, sans qu’elle cesse pour autant d’être l’Église, non moins méconnaissable que Jésus-Christ.
Mon propos ne sera évidemment guère compréhensible pour ceux qui pensent que tout va pour le mieux dans l’Église. Ils ne sont plus très nombreux. Mais c’est à peine s’il sera mieux entendu de ceux qui l’estiment seulement en train de connaître une passe difficile comme elle en a déjà vécu bien d’autres. Or ils sont assez nombreux à penser ainsi et à croire que cette réflexion suffit encore pour affronter les véritables dimensions de cette crise. Ce n’est pas, quant à nous, ce que nous croyons. Et, à relire la prédication du cardinal Ratzinger lors du chemin de la Croix qui précéda son élection au Souverain Pontificat, ce n’est pas non plus ce que lui-même semble penser.
Il est parfaitement trompeur de vouloir se rassurer au sujet de l’Église par des signes extérieurs tels que le serait, par exemple, le nombre de personnes encore recensées comme catholiques de par le monde. La véritable question est de savoir qui a véritablement conservé la foi en dépit du relativisme généralisé et de la prédication moderniste reçue, à jets continus, des pasteurs de l’Église. Le nombre officiel de personnes catholiques ne signifie presque rien si la foi continue de sombrer partout dans les âmes, les vestiges de christianisme qui y demeurent ne correspondant plus à l’enseignement si précis et si lumineux des dogmes de l’Église. La nouvelle religion évidée de ses vérités et coupée de sa Tradition a beau parler du Christ et continuer à utiliser certains mots du patrimoine doctrinal et spirituel de l’Église, elle n’enseigne plus la vraie foi.
Devenue impuissante à se défendre contre les agresseurs innombrables, de l’extérieur comme de l’intérieur, l’Église se trouve humiliée comme jamais elle ne l’a été. Et, lorsque nous interrogeons l’Histoire, nous ne trouvons précisément d’autre exemple historique d’un tel abaissement que celui de la Passion du Christ. Nous ne nous en étonnons pas : nombreux ont été les saints et les théologiens à démontrer que la sainte Église aurait à parcourir les mêmes chemins que Notre-Seigneur. Ainsi s’exprime le père Emmanuel :
« L’Église, devant être en tout semblable à Notre-Seigneur, subira, avant la fin du monde, une épreuve suprême qui sera une vraie Passion. »
Elle qui avait reçu vocation d’enseigner les nations apparaît désormais comme muette ou ne délivre plus qu’un message asservi aux puissances de l’époque. Elle qui avait reçu de Dieu le flambeau pour guider les hommes sur les sentiers qui mènent au Ciel s’est laissée, à son tour, bander les yeux comme la synagogue. Elle, seule Épouse que s’était choisie Notre-Seigneur, a été travestie comme une courtisane et placée au rang de toutes les transgressions hérétiques et de toutes les fausses religions. Où se trouve désormais l’Église ? A son tour, elle est devenue méconnaissable.
Monseigneur Lefebvre, dans un saisissant diagnostic, est allé jusqu’à donner le nom de la maladie dont pâtit l’Église :
« Le sida, paraît-il (je ne suis pas médecin), enlève toutes formes de réaction contre les différentes maladies qui nous attaquent tous les jours, contre ce qui tous les jours attaque notre organisme. Le sang, les facultés du corps réagissent contre ce qui fait détruire notre corps et le sida est une disparition de ce qui fait une résistance du corps à la maladie. Alors le corps se décompose en quelque sorte. Il n’y a plus de résistance. Mais c’est la même chose aujourd’hui dans l’Église : il n’y a plus de résistance à l’erreur, aux vices et à toutes les maladies qui se trouvent dans l’Église. Alors l’Église se corrompt… » (27 octobre 1987).
Quelque vingt ans plus tard, un dominicain, le père Jean-Miguel Garrigues, que personne, ni de près ni de loin, n’accusera pourtant d’être ce que l’on appelle « un traditionaliste », vient, à son tour, de nous laisser la description suivante de l’état de l’Église dans l’épilogue de son dernier livre Par des sentiers resserrés. L’euphorie post-conciliaire semble bien disparue !
« Quant à l’Église, contrairement à ces pasteurs qui nous annoncent périodiquement qu’elle connaît un « printemps », je la vois plutôt comme entrée en agonie. En Europe, le catholicisme rétrécit dans la population comme une peau de chagrin ; dans les Amériques, il tend à se désagréger dans une religiosité émotionnelle d’un évangélisme tantôt sincère dans sa ferveur, tantôt manipulateur et sectaire, mais toujours sans contenu de vérité pour l’intelligence ; en Afrique, il recule devant l’Islam ; en Asie, il n’entame guère des cultures réfractaires. Mais, par-delà ces constatations globales d’ordre socioreligieux, le phénomène le plus expressif de cette entrée en agonie de l’Église est que la masse des chrétiens, et même des catholiques… ne sait plus bien à quoi elle croit, ni pourquoi elle croit. »
Tout comme lui, j’estime que le mot topique pour désigner l’état clinique où est arrivé le Corps mystique de l’Église est bien celui d’agonie. Je n’ai pas été fâché de le trouver justement utilisé par un théologien prisé de notre époque. Il sera ainsi plus difficile de considérer que son choix ne proviendrait que de la seule vision réputée sévère et pessimiste de la Fraternité Saint-Pie X. On notera qu’après avoir accompli son bref tour de l’état du catholicisme sur les divers continents, le père Garrigue, lorsqu’il en arrive à remonter aux motifs de cet état de l’Église, évoque encore à raison la perte de la foi comme le tout premier.
L’on a été habitué, depuis quelques décades, à parler de « crise », terme lui aussi emprunté au vocabulaire médical, pour exprimer les variations si profondes qui se sont produites dans l’Église depuis le concile Vatican II. Utiliser celui « d’agonie » exprime évidemment une aggravation de diagnostic. Toute crise n’aboutit pas à une agonie ; certaines d’entre elles peuvent être heureusement réduites et permettent au patient d’être rétabli dans son état premier. On ne parle d’agonie qu’à partir du moment où la crise a atteint une telle violence que le sujet entre dans cet ultime combat de la vie contre la mort, avant que cette dernière, selon les lois de la nature, ne finisse par triompher.
Bien sûr, ces mots de « crise » ou « d’agonie » de l’Église demeurent des images ; leur sens propre, de lui-même, vaut pour désigner des états que ne connaissent que les membres de l’espèce humaine. Cependant, leur contenu est analogiquement précieux pour désigner les phases que traverse cette institution divine qu’est l’Église à travers son histoire. Ils sont d’autant plus naturellement empruntés à la terminologie médicale que la puissante comparaison révélée de l’Église avec un « corps » a été initiée par saint Paul lui-même.
Cependant, contre le parallèle ébauché par le père Garrigue, nos âmes protestent : de même qu’il est si difficile de voir en Jésus-Christ « le plus beau des enfants des hommes » lorsqu’il nous apparaît « comme un lépreux, n’ayant plus figure humaine » au point d’en être devenu méconnaissable même pour ses intimes, comment accepter que l’Église, voulue divine par Notre-Seigneur, puisse être dite « resplendissante, sans tache, ni ride » et se trouver au même moment réduite à cet état de déréliction qui la rend méconnaissable ?
En outre, n’est-il pas particulièrement dangereux de dire de l’Église qu’elle en serait arrivée à cet état terminal de la maladie ? Si l’Église est divine, c’est qu’elle ne peut mourir. Or parlerait-on d’agonie si l’on n’avait pas la pensée que l’heure de la mort est arrivée ? Dès lors, prononcer ce mot d’agonie ne suffit-il pas pour encourir le reproche de manquer de foi adressé par Notre-Seigneur à ses Apôtres dans la barque de Pierre ?
C’est de nouveau à Monseigneur Lefebvre que nous empruntons un texte magnifique où, le premier, il a livré cette analogie entre la Passion de Notre-Seigneur et celle que subit l’Église, entre son agonie et la sienne.
« Je voudrais essayer d’éclairer un peu vos esprits sur ce qui me semble devoir être notre ligne de conduite au milieu de ces événements si douloureux qui interviennent dans l’Église. Il me semble que l’on peut comparer cette Passion que souffre la sainte Église aujourd’hui à la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ. Voyez combien ont été stupéfaits les Apôtres eux-mêmes devant Notre-Seigneur ligoté, ayant reçu ce baiser de la trahison de Judas. Il est emmené, on l’affuble d’une robe écarlate, on se moque de lui, on le frappe, on le charge de la croix et les Apôtres s’enfuient, les Apôtres sont scandalisés. Il n’est pas possible que celui que Pierre a proclamé : « Tu es le Christ, le Fils de Dieu », en soit réduit à cette indigence, à cette humilité, à cette avanie, ce n’est pas possible ! Ils le fuient. (…)
« Je ferai donc une comparaison avec l’Église d’aujourd’hui. Nous sommes scandalisés, oui vraiment scandalisés de la situation de l’Église. Nous pensions que l’Église était vraiment divine, qu’elle ne pouvait jamais se tromper et qu’elle ne pourrait jamais nous tromper.
« Oui, c’est vrai, l’Église est divine, l’Église ne peut pas perdre la vérité, l’Église gardera toujours la vérité éternelle. Mais elle est humaine et bien plus humaine que ne l’était Notre Seigneur Jésus-Christ. (…)
« Oui, l’Église est divine, mais elle est humaine. Elle est supportée par des hommes qui peuvent être, eux, des pécheurs, qui sont des pécheurs et qui, s’ils participent dans une certaine manière à la divinité de l’Église dans une certaine mesure (comme le pape, par exemple, par son infaillibilité, par le charisme de l’infaillibilité participe à la divinité de l’Église et cependant reste homme), ils restent pécheurs. En dehors de ces cas où le pape use de son charisme de l’infaillibilité, il peut errer, il peut pécher.
« Pourquoi nous scandaliser et dire comme certains à l’image d’Arius, dire alors qu’il n’est pas pape ? Ce n’est pas un pape, comme Arius disait : « Ce n’est pas Dieu, ce n’est pas vrai, Notre-Seigneur ne peut pas être Dieu ».
« Nous serions tentés, nous aussi de dire : Ce n’est pas possible, il ne peut pas être pape, faisant ce qu’il fait.
« Ou, au contraire, comme d’autres qui diviniseraient l’Église à tel point que tout serait parfait dans l’Église et que tout étant parfait dans l’Église, nous pourrions dire : Il n’est pas possible pour nous de faire quoi que ce soit qui puisse s’opposer à quelque chose qui nous vienne de Rome parce que tout est divin à Rome et que nous devons accepter tout ce qui vient de Rome. Ceux qui disent ainsi font comme ceux qui disent que Notre Seigneur était tellement Dieu qu’il n’était pas possible qu’il souffre, que cela n’était que des apparences de souffrances, mais qu’en réalité il ne souffrait pas, qu’en réalité son Sang n’a pas coulé. Ce n’était que des apparences qu’avaient dans les yeux ceux qui étaient autour de lui, mais ce n’était pas une réalité. Il en est de même de certains aujourd’hui qui suivent en disant : Non, rien ne peut être humain dans l’Église, rien ne peut être imparfait dans l’Église. Ils se trompent aussi. Ils ne suivent pas la réalité des choses. Jusqu’où peut aller l’imperfection de l’Église, jusqu’où peut monter, je dirai, le péché dans l’Église, le péché dans l’intelligence, le péché dans l’âme, le péché dans le cœur et dans la volonté ? Ce sont les faits qui nous le montrent. »
Dans cet admirable sermon, qui se trouve d’ailleurs être celui de la messe d’ordination de l’actuel Supérieur général de la Fraternité Saint-Pie X, Monseigneur Lefebvre, par cette comparaison entre la Passion de Jésus-Christ et celle de l’Église, a projeté sans doute, dans les ténèbres où se trouve plongée l’Église, un rayon de lumière théologique d’une puissance décisive sur sa situation. Il apporte d’un seul coup et le motif de ne pas rejeter la foi en raison de la déchéance de l’Église, et l’esquisse de l’explication doctrinale de ce chemin si étroit où il a engagé la Fraternité et qu’elle n’a plus quitté depuis. Il invite les âmes à entrer très profondément dans la compréhension du mystère de sa souffrance subie et acceptée en place de tous les membres de son Corps mystique. Il y donne enfin une saisissante leçon de réalisme, se contentant de dire que seuls les faits nous apprendront en réalité jusqu’où peut aller l’agonie et la disparition apparente de l’Église.
Il est à supposer que la théologie de l’Église ne pourra désormais plus guère être enseignée dans l’avenir sans venir sucer à l’intime de cette lumineuse analogie. Elle nous permet d’admettre que l’Église, en dépit de la décomposition incroyablement avancée où se trouve réduite sa partie humaine, demeure toujours l’Église.
Quel mystère ! Qui aurait pu raisonnablement reconnaître le Fils de Dieu venu sur la terre en ce pauvre malheureux, excommunié par la synagogue, qui porte la croix sur le Calvaire ? Et puisque, en définitive, le Christ et l’Église, c’est tout un, qui le reconnaîtra aujourd’hui en cette Église moribonde, évidée de sa substance, rongée jusqu’à la moelle par l’hérésie ? Pourquoi, puisque le Christ a bien fini par mourir sur la croix, l’Église ne finirait-elle pas également de disparaître entièrement ? « Lorsque le Fils de l’Homme reviendra sur la terre, trouvera-t-il encore la foi ? » Après tout, n’est-ce pas à cause de cette interrogation dramatique, mais inspirée, que l’on a considéré la conjecture d’une Église bien susceptible de mourir, comme son divin Époux, parce que la foi aura cessé d’exister sur la terre ? Si lui-même est mort, pourquoi serait-elle épargnée ?
Cependant, nous écartons cette interprétation. Nous l’écartons, non pas parce que son caractère dramatique nous glace, mais parce que, avant tout, nous croyons que le Seigneur a garanti à son Église les promesses de la vie éternelle : « Tu es Pierre et sur cette pierre, je bâtirai mon Église. Et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle » ( Mt 16,18 ). Cette seule parole laisse bien entendre que de terribles luttes ne lui seront pas épargnées, mais que jamais non plus elle ne sera abandonnée par son Époux ni entièrement vaincue. Une seconde vient en donner confirmation : « Toute puissance m’a été donnée au Ciel et sur la terre, et voici que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles » ( Mt 28, 20). Voilà deux affirmations qui nous amènent à croire que la réponse à la question posée par le Christ ne peut être entièrement négative. Mais nous devons bien comprendre, s’il l’a pourtant émise, qu’il avait donc en vue une disparition de la foi telle qu’on en arrivera à ne plus savoir où elle se cache, à finir par penser qu’elle a vraiment disparu comme un corps qu’on a enseveli dans un tombeau.
S’il nous faut bien avouer que notre Mère est déchue, réduite à un état de déréliction que nous n’aurions jamais cru possible et que les théologiens n’ont sans doute jamais imaginé comme pouvant advenir, nous continuons de placer notre foi en ces paroles de Jésus-Christ pour affirmer l’indéfectibilité de l’Église : Elle ne disparaîtra jamais complètement de cette terre même si le Fils de l’Homme, lorsqu’il reviendra sur la terre, devra longtemps l’arpenter pour retrouver encore quelques âmes qui n’auront pas cessé de croire.
L’on objectera : « Mais alors, pourquoi ajouter à l’affliction et parler d’agonie alors que la mort ne peut pas survenir ? »
Nous voilà parvenus au cœur d’un mystère que nous ne finirons jamais de scruter. Ne peut-on cependant observer que Notre-Seigneur semble avoir connu comme deux agonies ? Saint Luc atteste formellement l’existence de la première qui s’est produite au Jardin des Oliviers. Elle aurait dû le conduire à la mort : c’est en effet au cours de celle-ci, qui lui a valu l’hématidrose, qu’il est devenu méconnaissable. Mais la mort qui aurait dû suivre cette agonie n’a pas eu raison de lui car il a voulu que sa nature divine soit spécialement manifestée en ces instants. Il en a ensuite connu une seconde, pendant les trois heures où il est resté en croix et à l’issue desquelles il a volontairement choisi l’instant de sa mort. En mourant, il a alors manifesté qu’il avait bien revêtu une nature humaine et donc mortelle.
Il semble que l’Église soit aujourd’hui amenée à boire jusqu’à la lie le calice de Gethsemani et à vivre la première agonie. Elle est déjà devenue méconnaissable à nos yeux. Mais, même si nous ne voyons pas comment la maladie qui la ronge ne la conduira pas à la mort, nous croyons que l’analogie entre les deux Passions ne doit pas être filée jusqu’au bout : l’Église connaît celle des deux agonies qui ne va pas à la mort et, fidèle à ses promesses, le Christ lui épargnera la seconde. « Les choses ébranlées seront changées, puisque ce sont des réalités créées, pour que subsistent celles qui sont inébranlables » (He 12, 27).
Nous pensons que les trois Apôtres de Gethsemani qui ne parvinrent pas à maintenir leurs yeux ouverts pendant que Notre-Seigneur subissait son agonie durent amèrement regretter par la suite leur faiblesse. A l’heure de déréliction où se trouve réduite l’Église, ne soyons pas de ceux qui n’acceptent d’être de ses amis qu’aux jours glorieux et l’abandonnent quand surviennent les instants douloureux.
Nous voudrions, chers Amis et Bienfaiteurs, au terme de ces lignes sur la réalité de la situation où est rendue l’Église et en vous remerciant de votre soutien si fidèle par vos prières et votre générosité, vous inciter d’autant plus à rendre grâce avec nous de l’existence de la Fraternité, qui a été providentiellement voulue par Dieu, en dépit de la modestie qui est la sienne, pour que la foi continue à être transmise dans ces heures si difficiles.
Lorsqu’un petit rameau demeure toujours vert et vivace, alors que tout l’arbre semble mort, il suffit à démontrer que la sève parvient encore jusqu’à lui et que l’arbre vit toujours. Sans prétendre que notre Fraternité soit le dernier rameau vivant, nous croyons à l’importance du symbole – bien au-delà du nombre de ses membres – qu’elle constitue par son existence toujours reçue d’un arbre qui ne parvient pas à la rejeter. Tenons bon !
Je vous assure de mes prières à toutes vos intentions auprès du Cœur Douloureux et Immaculé de Marie.
Abbé Régis de CACQUERAY , Supérieur du District de France