Aux sources du Carmel : Editorial du numéro 20 de mars 2009

Bulletin du Tiers-​Ordre sécu­lier pour les pays de langue fran­çaise


Editorial de Monsieur l’abbé Louis-​Paul Dubroeucq, 

aumônier des tertiaires de langue française 

Cher frère, Chère sœur,

Dans un pré­cé­dent bul­le­tin [N° 11], nous avions par­lé de la cha­ri­té envers le pro­chain. Ce sujet, si vaste, mérite que nous y reve­nions. Attardons-​nous encore sur ce pré­cepte de Notre-​Seigneur, Son com­man­de­ment. Nous l’en­vi­sa­ge­rons sous l’as­pect du juge­ment à l’é­gard du pro­chain.

« Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés », nous dit Jésus [Mt 7, 1]. Ce pré­cepte néga­tif est d’une pra­tique dif­fi­cile, car l’es­prit humain est por­té à juger. Or la défense de juger est un point fon­da­men­tal de l’en­sei­gne­ment du Sauveur, repris par les Apôtres saint Paul et saint Jacques. Examinons tout d’a­bord les textes ins­pi­rés. Ceux-​ci nous défendent en effet de juger :

— soit parce que trop sou­vent on s’y trompe, se heur­tant aux appa­rences. Aussi Notre-​Seigneur reprend-​Il les Pharisiens : « Vous, vous jugez selon la chair ; moi, je ne juge per­sonne. Et si je juge, mon juge­ment est vrai, parce que je ne suis pas seul, mais avec moi le Père qui m’a envoyé. » [Jn 8, 15–16].

— soit parce que la cha­ri­té et un bien supé­rieur d’u­nion peuvent en souf­frir : « Ne nous jugeons donc plus les uns les autres ; mais pen­sez plu­tôt à ne pas mettre devant votre frère une pierre d’a­chop­pe­ment ou de scan­dale. » [Rm 14, 13]. « Qui es-​tu, toi, pour juger le ser­vi­teur d’au­trui ? S’il tombe ou s’il demeure ferme, cela regarde son maître. » [Rm, 14, 4]. Saint Paul pose le prin­cipe, pour la conscience erro­née, de la cha­ri­té jusque dans l’exer­cice du zèle et dans l’af­fir­ma­tion de la véri­té : « Garde-​toi, pour un ali­ment, de détruire l’œuvre de Dieu. » [Rm, 14, 20].

— soit parce que, alors qu’on juge le pro­chain, on néglige d’é­vi­ter le mal même qu’on blâme. Saint Paul reproche à ceux qui jugent le mal chez autrui de ne pas son­ger d’a­bord à s’en gar­der : « Ainsi, qui que tu sois, ô homme, toi qui juges, tu es inex­cu­sable ; car en jugeant les autres tu te condamnes toi-​même, puisque tu fais les mêmes choses, toi qui juges. Car nous savons que le juge­ment de Dieu est selon la véri­té contre ceux qui com­mettent de telles choses. Et tu penses, ô homme, toi qui juges ceux qui les com­mettent, et qui les fais toi-​même, que tu échap­pe­ras au juge­ment de Dieu ?» [Rm 2, 1–3].

— soit, sur­tout, parce que l’acte de juger semble une pré­ro­ga­tive divine, réser­vée sur­tout pour les der­niers jours. « Mon juge, c’est le Seigneur. C’est pour­quoi ne jugez rien avant le temps, jus­qu’à ce que vienne le Seigneur. Il met­tra en lumière ce qui est caché dans les ténèbres et mani­fes­te­ra les des­seins des cœurs, et alors cha­cun rece­vra son éloge de Dieu. » [I Cor., 4, 4–5]. « Frères, ne dites point le mal les uns des autres. Celui qui parle mal de son frère, ou qui juge son frère, parle mal de la loi et juge la loi. Or, si tu juges la loi, tu n’es plus un obser­va­teur de la loi, mais tu t’en fais juge. Il n’y a qu’un seul légis­la­teur et qu’un seul juge, celui qui a la puis­sance de sau­ver et de perdre. Mais qui es-​tu, toi qui juges le pro­chain ?» [Jac., 4, 11–13].

Cependant de cer­tains textes il res­sort qu’il est par­fois per­mis, voire requis, de juger. Saint Paul dit aux Corinthiens [I Cor. 5, 12–13] : « Ne jugez-​vous pas ceux du dedans [les fidèles de votre com­mu­nau­té]? Ceux du dehors [les infi­dèles] c’est Dieu qui les juge. » Dans la même épître [2, 15], il écrit : « L’homme spi­ri­tuel, au contraire juge de tout et lui-​même n’est sou­mis au juge­ment de per­sonne. » Ici, juger est pris dans le sens de com­prendre, se rendre compte. Notre-​Seigneur Lui-​même Se donne tan­tôt comme jugeant, tan­tôt comme ne jugeant point dans les textes pré­ci­tés. Notre esprit est fait pour la véri­té. Or dans la part pré­pon­dé­rante de son acti­vi­té, l’in­tel­li­gence for­mule des juge­ments. Mais nous devons nous gar­der de tout juger. Ce que défendent les textes sacrés, ce sont les juge­ments qui nuisent au pro­chain, allant contre les ver­tus de jus­tice et de charité.

Comment évi­ter de juger lorsque cet acte peut nous por­ter à pécher contre ces vertus ?

— 1. En détour­nant l’at­ten­tion, en fai­sant diver­sion. Tenté de por­ter sur mon pro­chain un juge­ment sévère, je tâche­rai de pen­ser à autre chose. Ainsi Jésus, au lieu de condam­ner la femme adul­tère à la demande des Pharisiens, après avoir gar­dé le silence en écri­vant sur le sol, se relève et déplace le débat : « que celui qui est sans péché lui jette la pre­mière pierre !» [Jn 8, 3–11]. On ne peut pas, quel­que­fois, ne pas voir, mais on peut ne pas tout regar­der. « Le Seigneur m’a accor­dé une grande grâce, écrit sainte Thérèse de Jésus, en ne per­met­tant pas que je m’ar­rête jamais à des choses mau­vaises dont le sou­ve­nir me revienne plus tard ; si je me les remé­more, je vois aus­si­tôt quelque ver­tu dans la per­sonne qui les a faites. » [Première rela­tion, Éd. du Seuil, 1948, p. 486].

— 2. Une autre forme de diver­sion consiste dans la contre-​offensive per­son­nelle : on détourne sa pen­sée sur ses propres défauts. C’est pra­ti­quer le conseil de saint Paul : « t’ob­ser­vant toi-​même afin de ne pas être ten­té à ton tour. » [Gal. 6, 1]. Notre-​Seigneur éta­blit une sorte de pro­por­tion entre les juge­ments que nous aurions indû­ment por­tés et ceux qui nous condam­ne­ront : « Ne jugez point, afin de n’être point jugés, car vous serez jugés selon que vous aurez jugé vous-​mêmes. » [Mt., 7, 1–2]. On connaît aus­si la réponse du Sauveur à Simon le Pharisien dans la para­bole du créan­cier et des deux débi­teurs [Lc 7, 39–50] qui invite à la bien­veillance dans les juge­ments. « Une per­sonne vrai­ment humble, dit saint Claude de la Colombière, ne voit en soi que des défauts et n’a­per­çoit point ceux d’au­trui. » [Lettre 104, in Œuvres com­plètes, Grenoble, 1901–1902, t. VI, p. 570]. Écoutons aus­si le témoi­gnage de sainte Thérèse d’Avila : « Je ne disais de mal de per­sonne, si petit qu’il fût ; j’é­vi­tais au contraire de façon habi­tuelle toute médi­sance, n’ou­bliant jamais que je ne devais ni vou­loir pour les autres ni en dire ce que je ne vou­lais pas qu’on dise de moi-​même. » [in Vie, éd. du Seuil, op. cit., p. 55]. Nos défauts doivent être comme un voile sur nos yeux, nous empê­chant de voir ceux des autres. « Ne vous occu­pez pas des fautes du pro­chain, mais de ses ver­tus et de vos fautes per­son­nelles. » [sainte Thérèse de Jésus, op. cit., Avis, N° 28, p. 1488].

— 3. Un autre pro­cé­dé consiste à sus­pendre la sen­tence jus­qu’à plus ample infor­ma­tion. Ainsi agis­sait sainte Thérèse d’Avila : « Lorsque je vois chez les autres, écrit-​elle, des choses qui semblent évi­dem­ment des péchés, je ne puis croire que ces per­sonnes ont offen­sé Dieu ; si la pen­sée m’en est venue, c’est bien rare­ment ; en tout cas, jamais je n’y ai consen­ti, mal­gré les preuves que j’en avais ; il me sem­blait que les autres étaient comme moi et dési­raient vrai­ment plaire à Dieu. » [op. cit., pre­mière rela­tion, p. 486]. On ne sau­rait être trop cir­cons­pect avant de pro­fé­rer, même en son cœur, une sen­tence à l’é­gard du prochain.

— 4. Mais com­ment se com­por­ter lorsque devant un acte du pro­chain les appa­rences sont contre lui ? Souvenons-​nous alors des paroles de Notre-​Seigneur : « Ne jugez pas selon l’ap­pa­rence, mais selon la jus­tice. » [Jn 7, 24]. Au lieu de res­ter pas­sifs, nous cher­che­rons alors les rai­sons excu­santes. « O mon Dieu, vous le savez, s’ex­clame sainte Thérèse, un cri de mon cœur s’é­le­vait sou­vent vers vous pour excu­ser les per­sonnes qui mur­mu­raient contre moi. A mon avis, elles n’é­taient que trop fon­dées à le faire. » [Vie, ch. 19, op. cit., p. 186]. « Juger autrui avec bien­veillance, ce n’est pas fer­mer les yeux pour ne point voir, c’est plu­tôt puri­fier son regard pour le rendre plus clair­voyant.» [Dom Georges Lefebvre, Le Mystère de la divine cha­ri­té, éd. du Cerf, 1957, p. 167]. On lit encore dans les Conseils et Souvenirs de sainte Thérèse de l’Enfant-​Jésus [Carmel de Lisieux, 1952, p. 107] : « Notre juge­ment doit […] être, en toute occa­sion, favo­rable au pro­chain. On doit tou­jours pen­ser le bien, tou­jours excu­ser. Et si aucun motif ne semble valable, il y aurait encore la res­source de se dire : Telle per­sonne a tort appa­rem­ment, mais elle ne s’en rend pas compte et si je jouis d’un meilleur juge­ment, rai­son de plus pour avoir pitié d’elle et pour m’hu­mi­lier d’être sévère à son égard.»

Saint Paul, dans l’hymne à la cha­ri­té, nous donne quatre notes de cette ver­tu [I Cor., 13, 7] qui montrent le bien posi­tif qu’ac­com­plit cette ver­tu dans les rap­ports mutuels :« la cha­ri­té excuse tout » : elle fait confiance au pro­chain sans sus­pec­ter ses inten­tions. Saint Paul condamne là les juge­ments témé­raires. « Miror et tran­seo », « je m’é­tonne et je passe outre », disait Cajetan. La cha­ri­té inter­prète tout en bien. Là même où la cha­ri­té ne peut se refu­ser à l’é­vi­dence du mal, elle ne perd pas confiance dans l’a­ve­nir. Elle prend tout favo­ra­ble­ment. Là où cette foi est contre­dite par l’é­vi­dence, elle espère ce qu’il y a de mieux. Et même quand ces espoirs répé­tés sont déçus, elle ne se décou­rage pas mais sup­porte tout vaillam­ment. Quand l’es­poir même n’est plus pos­sible, la cha­ri­té ne se laisse pas empor­ter par ses froi­deurs. [com­men­taire d’a­près le R.P. Spicq, o.p.].

Saint François de Sales résume bien l’at­ti­tude de l’âme cha­ri­table dans ses pen­sées et juge­ments dans une cor­res­pon­dance adres­sée à sainte Jeanne de Chantal : « Quand nous regar­dons les actions du pro­chain, voyons-​les dans le biais qui est le plus doux et quand nous ne pou­vons excu­ser ni le fait ni l’in­ten­tion de celui que, d’ailleurs, nous connais­sons être bon, n’en jugeons point, mais ôtons cela de notre esprit et lais­sons le juge­ment à Dieu. Quand nous ne pou­vons excu­ser le péché, rendons-​le au moins digne de com­pas­sion, l’at­tri­buant à la cause la plus sup­por­table, comme à l’i­gno­rance ou l’in­fir­mi­té. La cha­ri­té craint de ren­con­trer le mal, tant s’en faut qu’elle aille cher­cher. » [L. 508, citée in François de Sales, l’é­qui­libre sur­na­tu­rel, par un moine béné­dic­tin et un moine char­treux, Éd. Ém. Vitte, 1941, p. 111].

Comment, en effet, serait-​on vrai­ment cha­ri­table envers le pro­chain « si l’on ne com­men­çait à apprendre à le juger avec bien­veillance, à suivre avec sym­pa­thie ses efforts pour mieux faire, en sachant au besoin fer­mer les yeux sur ses défaillances, dans un sen­ti­ment d’af­fec­tueuse bon­té ?» [Dom Georges Lefebvre, op. cit., p. 166]. Essayons de voir ce qu’il y a de bon chez l’autre. Un réel défaut suf­fit par­fois à cacher à nos yeux de grandes qua­li­tés. « Gardez-​vous bien d’en­trer dans les affaires d’au­trui, écrit saint Jean de la Croix, n’en ayez pas même le sou­ve­nir. […] Pensez qu’on peut ne pas mon­trer les ver­tus que vous atten­dez et avoir du prix devant Dieu pour ce qui vous échappe. » [cité in Dom Chevalier, Les mots d’ordre, Solesmes, 1961, N°151 et N°152].

Bien chers ter­tiaires, soyons fidèles à obser­ver ce com­man­de­ment de Notre-​Seigneur. Il est si bon et si paci­fiant de savoir recon­naître Jésus dans notre pro­chain, d’ai­mer à se réjouir du bien qui est en lui. Notre bon Père saint Joseph, avant d’a­voir eu connais­sance de la concep­tion vir­gi­nale de sa très sainte épouse, se gar­da bien de la juger. Il lais­sa le juge­ment à Dieu. Suivons son exemple et que Notre-​Dame du Carmel, Reine de misé­ri­corde, nous obtienne cette grâce comme Elle l’ob­tint à notre Mère sainte Thérèse.

Saint temps pascal.

Je vous bénis. 

Abbé L.-P. Dubroeucq †