A l’occasion de l’anniversaire du 6e centenaire de sainte Jeanne d’Arc, Côme de Prévigny – agrégé d’histoire – nous propose un triptyque sur l’étonnante destinée d’une frêle jeune fille choisie par Dieu pour sauver la France ! Sainte cuirassée, sainte isolée, sainte excommuniée, Jeanne est aujourd’hui, plus que jamais, le symbole du refus du moindre compromis quand il s’agit de confesser la Foi même au sacrifice de sa vie.
I – Jeanne d’Arc : Une sainte cuirassée
Quelle force mystérieuse peut donc changer une bergère ignorante issue des marges d’un pays à l’agonie en un chef de guerre derrière lequel les plus désespérés ont repris courage, à la suite duquel les saints ont bâti une nation qui lui valut le titre de « fille aînée de l’Église » ? Le saint pape Pie X le dit : « Appelée par le Seigneur à défendre sa patrie, [Jeanne] répond à sa vocation pour une entreprise que tout le monde, et elle tout d’abord, croyait impossible ; mais ce qui est impossible aux hommes est toujours possible avec le secours de Dieu [1] . »
La France du début du XVe siècle était meurtrie, dépecée, affaiblie par un siècle de guerre. Son souverain en titre [2] n’était plus qu’un seigneur sans fortune, jalousé par ses vassaux, que sa mère avait dépouillé en aliénant à leurs voisins anglais la moitié nord du pays dont Paris. C’en était fini de la belle France de saint Louis lorsque le 25 février 1429 Jeanne se présenta devant le dauphin Charles et lui affirma qu’elle avait reçu mission de délivrer Orléans et d’aller le faire sacrer à Reims. Elle avait miraculeusement franchi toutes les étapes, l’inquiétude de ses parents meurtris, les vives réticences du seigneur de Vaucouleurs, les traversées nocturnes en terres ennemies, les moqueries des grands féaux de la couronne. La plupart se gaussait de cette enfant de dix-sept ans qui n’avait comme expérience que la garde des brebis et qui se disait porteuse d’un message de Dieu révélé par saint Michel et les saintes Catherine et Marguerite en personne ! « Choisie par Dieu, dit Pie XII, une conscience inébranlable de sa mission, un désir ardent de sainteté, alimenté par la volonté de mieux correspondre à sa très haute vocation, lui feront surmonter les obstacles, ignorer les périls, affronter les grands de la terre, se mêler aux problèmes internationaux du temps, et même se transformer en capitaine habillé de fer, pour monter, terrible, à l’assaut [3]. »
Sa divine détermination passée au crible des tribunaux d’Église eut finalement raison des hésitations du roi et la petite bergère de Domrémy remporta victoire sur victoire. L’armée française en déroute devint le brillant corps d’élite qui suivit l’héroïne dans son épopée depuis Orléans jusqu’à Reims, en passant par Jargeau, Patay et Beaugency. Assistant quotidiennement à la messe, faisant chaque jour l’oraison, se confessant et communiant très fréquemment, cette intime de Dieu et de ses saints exhortait ses soldats à la pratique régulière des sacrements, chassait de l’armée avec une grande fermeté les femmes de mauvaise vie et veillait au salut de l’âme de chacun ses ennemis en les faisant assister d’un prêtre requis. Les guerriers, habitués aux beuveries plutôt qu’aux bondieuseries, et aux jurons plus qu’à la communion, succombaient un à un au charme céleste. « Tous s’émerveillaient de voir que, dans les choses militaires, elle agît avec autant de sagesse et de prévoyance que si elle eût été un capitaine ayant guerroyé vingt ou trente ans » (Jean II d’Alençon). « Ni les autres ni moi, quand nous étions près d’elle, nous n’avions de pensée mauvaise. Selon moi, il y avait là quelque chose de divin. » (Jean de Dunois, bâtard d’Orléans)
La méfiance des conseillers du roi parvenant à l’écarter avec le temps, la « pucelle d’Orléans » fut faite prisonnière devant Compiègne par les Bourguignons qui résolurent de la vendre aux Anglais. Là commença le long calvaire de Jeanne, condamnée par un simulacre de procès ecclésiastique qui lui valut d’être confiée au bras civil la conduisant sans verdict vers le bûcher. Le 30 mai 1431, elle était brûlée vive à Rouen, mais l’équilibre géopolitique était définitivement inversé. Celle dont la présence seule à la tête des armées suscitait l’épouvante d’ennemis la croyant sortie de l’enfer, avait rendu espoir aux Français qui reconquirent en quelques années tout leur territoire. Moins d’un siècle plus tard, les ferments d’erreurs accumulées depuis des années firent sombrer l’Angleterre dans le schisme protestant. Que serait-il advenu de la France et de l’Église de Rome si un pouvoir protestant avait investi le cœur de l’Europe chrétienne ? Par la mission divine confiée à Jeanne d’Arc, Dieu avait providentiellement protégé la fille aînée de l’Église. Béatifiée en 1909, la libératrice d’Orléans et de la France fut canonisée par Benoît XV en 1920. Les dix-neuf années qu’elle a passées ici bas en font un modèle d’abandon en la Providence et de détermination à agir pour lui obéir : « Les gens d’armes batailleront, disait-elle, et Dieu donnera victoire.
Jeanne d’Arc (II) : une sainte isolée
« Dieu a grande pitié du peuple de France. Il faut que toi, Jeanne, tu ailles en France » lui répétaient inlassablement ses voix. Elle l’a confié à de nombreuses reprises, à ses compagnons d’armes comme à ses juges : Elle aurait préféré mille fois rentrer auprès de ses parents plutôt que de s’engager dans une aventure si éprouvante. Mais Dieu lui avait assigné une mission à laquelle elle demeura inexorablement fidèle durant les deux décennies de son existence terrestre. Elle fut obéissante jusqu’à la mort et à la mort du bûcher. Devant une vie si brève, si orientée vers Dieu, comment ne pas voir en elle une figure christique, porteuse de leçons pour notre temps ?
L’épopée johannique, à la suite d’une vie autant cachée qu’éclairée, paraît aussi éphémère que la prédication de Notre Seigneur à travers la Galilée et la Judée. Les places fortifiées s’ouvraient devant les assauts des armées de Jeanne comme les villes de Terre Sainte s’avouaient convaincues par l’invincible prédication du Christ. Et, pourtant, les acclamations à l’entrée des cités apparaissaient comme le prélude d’un tragique dénouement où la pucelle devait monter sur le bûcher tandis que le Fils de Dieu allait porter sa croix jusqu’au Golgota. Jeanne, jeune bergère de Lorraine, était habitée par Dieu. Même au milieu des combats, elle s’éloignait pour s’agenouiller et trouver conseil auprès du Créateur. Jésus, fils de charpentier, se retirait parfois du groupe de ses disciples, pour aller converser, face à face, avec son Père.
Le procès en sorcellerie intenté à Rouen contre Jeanne fut inique. Il réunissait pourtant toute l’élite de l’Église officielle. Cent vingt hommes y participèrent, parmi lesquels un cardinal, prince de l’Église, bon nombre d’évêques, des dizaines de chanoines, soixante docteurs en droit canon ou théologie, dix abbés, dix délégués de l’Université de Paris, la crème de la science ecclésiastique au sein de la Chrétienté. Face à eux la bergère, malgré ses répliques remplies de bon sens et animées du Saint-Esprit, était perdue d’avance, comme paraissait préalablement condamné le fils d’un charpentier convoqué devant le Sanhédrin. Face à ce signe de contradiction, les Anglais exercèrent sur le tribunal présidé par l’évêque de Beauvais une pression telle qu’elle rappelait celle du peuple qui manipula l’instance hébraïque et influença grandement la décision de Ponce-Pilate. Hélas, même les instances ecclésiastiques ne sont pas à l’abri de céder, au détriment du bien commun, le pas à l’idéologie, au pouvoir ou à l’opinion du temps et en pareil cas leurs verdicts, loin d’exprimer la volonté de Dieu ne font que trahir le mandat qui leur a été confié.
Au cours du procès de Jeanne, parmi ceux qui utilisèrent les titres les plus sacrés pour proférer des sentences qui apparurent comme autant d’abus d’autorité, il y eut les calculateurs, comme le comte de Warwick, comme Pierre Cauchon qui se démena pour obtenir la mort de Jeanne. Les geôliers anglais l’ayant piégée et contrainte à se vêtir d’habits d’hommes pour se soustraire à leurs violences, l’évêque de Beauvais jubila : « Elle est pincée » [4] disait-il autour de lui, ravi d’avoir trouvé un motif pour la sacrifier sur l’autel des caprices humains. Siégeaient aussi parmi ces instances, les suiveurs, les lâches qui firent le lit de l’accusation, à l’image de l’abbé de Fécamp, lequel, non sans fausse humilité, se prétendit incapable de parler après « tant et de tels docteurs, que leurs pareils ne sont peut-être pas trouvables dans l’univers » [5]. Comme Ponce-Pilate, il se lava les mains, cautionnant ainsi les pires délateurs. Au cours de la passion de l’Église, on vit de la même manière ceux qui subissaient silencieusement et ceux qui attendaient par-dessus tout la condamnation ciblée des défenseurs de la doctrine traditionnelle. Le tribunal condamnant le Christ procéda de même. Juge et partie, il rendit une sentence sans appel. S’affranchissant des règles les plus élémentaires de la justice, il n’entendit que les accusateurs et se saisit des détails les plus insignifiants pour assouvir la haine des héritiers de Salomé qui, par un caprice haineux, exigea un jour qu’on lui offre une tête sur un plateau !
Jeanne d’Arc (III) : une sainte excommuniée
Dans la solitude, Jeanne se sentit chanceler. Au cimetière de Saint-Ouen, non loin de la cathédrale de Rouen, devant le peuple et la cour, elle signa dans ses derniers jours un acte d’abjuration qu’on lui avait tendu et qu’elle n’avait pas lu, en traçant sous la pression une croix qui valut, selon les différentes interprétations, acceptation ou invalidation. Dès le lendemain pourtant, elle se dédit, et confia vouloir se conformer à ses voix. Même les plus grands saints peuvent être tentés de se décourager. C’est d’ailleurs à leur capacité à se relever en pareille situation qu’on reconnaît leur force d’âme et l’héroïcité de leurs vertus. Le Sauveur n’a‑t-il pas, lui aussi, été tenté au jardin des Oliviers avant de pousser un cri de souffrance : « Père, père, pourquoi m’avez-vous abandonné ? »
Mais le sacrifice suprême était à portée de main. Jeanne fut condamnée à mort. On lui lit la sentence d’excommunication, qui revêtait toute la solennité que lui conféraient les représentants officiels de l’Église. Elle gravit les marches du bûcher qui devait la consumer, officiellement réprouvée par la Sainte Institution dont les dépositaires lui indiquèrent dans le verdict, avec toute l’hypocrisie qui se devait, qu’ils pensaient sincèrement qu’elle, Jeanne, aurait dû « préférer demeurer fidèlement et constamment dans la communion, ainsi que dans l’unité de l’Eglise catholique et du pontife romain. » [6] On l’affubla d’une coiffe sur laquelle furent inscrits les chefs d’inculpation que ses détracteurs répétaient à l’envi : « hérétique, schismatique et relapse ». Quelle douleur plus cruelle y a‑t-il pour les vrais serviteurs de l’Église que de se sentir isolés au soir de leur vie, rejetés par ses autorités tandis qu’on cède parfois les places d’honneur à ceux qui malmènent les vérités essentielles de la Foi ? Jésus Christ, abandonné par ses disciples, n’avait-il pas été condamné à être crucifié, alors qu’on libérait en échange Barabbas, le pire des brigands ?
Jeanne monta vers le martyre. Sa peau allait rougir, ses cheveux devaient griller et ses membres allaient être carbonisés par les flammes et déjà, certains de ses accusateurs, comme Loyseleur, s’approchèrent en toute hâte de la charrette qui la menait au supplice pour la conjurer de lui accorder le pardon. Devant tant de sainteté, son bourreau s’enfuit éperdu et tomba à genoux devant un frère prêcheur : « Je crains fort d’être damné car j’ai brûlé une sainte » [7], ultime aveu qui rappelle la sentence biblique préfigurant l’attitude ce ceux qui ont crucifié Notre Seigneur : « Ils regarderont vers Celui qu’ils ont transpercé. »
Un quart de siècle après sa mort, la cause de l’héroïne d’Orléans fut revisitée et l’Église la réhabilita officiellement. En attendant, nombreux furent ceux qui pensèrent qu’il était de rigueur de ne pas juger les verdicts des représentants de l’institution ecclésiastique. Pie XII célébra cette digne fin d’une héroïne française qui devait obtenir un jour sur terre comme au ciel la couronne des saints : « Dans le silence résonnent les paroles d’une martyre fidèle à sa vocation, pleine de foi en l’Église, à laquelle elle en appelait, invoquant le très doux nom de Jésus, son unique consolation. À travers la fumée qui monte, elle fixe la croix, certaine qu’un jour elle obtiendra justice. » [8]
N’est-ce pas de ces belles figures à l’image de Jeanne dont parle saint Augustin dans ces lignes : « Souvent aussi la divine providence permet que, victimes des agitations séditieuses excitées par les hommes sensuels, des justes même soient exclus de l’assemblée des chrétiens. S’ils endurent patiemment ces outrages et ces injustices, sans vouloir troubler la paix de l’Eglise par les nouveautés du schisme ou de l’hérésie, ils montrent à tous avec quel dévouement véritable, quel amour sincère l’homme doit servir son Dieu. Ces chrétiens dévoués ont dessein de rentrer au port, quand le calme aura succédé à la tempête. S’ils ne le peuvent, soit parce que l’orage continue à gronder, soit parce qu’ils craignent que leur retour n’entretienne la tempête ou n’en excite de plus terrible, ils préfèrent pourvoir au salut des agitateurs qui les ont chassés : et sans réunir des assemblées secrètes, ils soutiennent jusqu’à la mort et confirment par leur témoignage la foi qu’ils savent prêchée dans l’Eglise catholique. Celui qui voit leurs secrets combats sait en secret couronner leur victoire. Cette situation semble rare dans l’Eglise, mais elle n’est pas sans exemple, elle se présente même plus fréquemment qu’on ne pourrait le croire. Ainsi tous les hommes et toutes leurs actions servent à l’accomplissement des desseins de la divine providence pour la sanctification des âmes et l’édification du peuple de Dieu. » [9]
Côme de Prévigny – Janvier 2012
Source : Rorate Coeli (en anglais)
- Saint Pie X, Discours du 13 décembre 1908.[↩]
- Charles VII, roi de France 1403–1461.[↩]
- Pie XII, Message radio à la France, 25 juin 1956.[↩]
- Procès de Jeanne d’Arc, Déposition de frère Isambard de la Pierre, frère prêcheur.[↩]
- Procès de Jeanne d’Arc, 44e séance, 12 avril 1431[↩]
- Procès de Jeanne d’Arc, 56e séance, 30 mai 1431.[↩]
- Procès de Jeanne d’Arc, Déposition de frère Isambard de la Pierre, frère prêcheur.[↩]
- Pie XII, Message radio à la France, 25 juin 1956.[↩]
- Saint Augustin, De la vraie religion, VI, 11.[↩]