Le vingt-cinquième anniversaire des consécrations épiscopales de 1988, évoqué par le supérieur de district dans l’éditorial de ce numéro, demande d’abord que l’on revive, avec le souvenir, ce moment historique et de grâce.
Comme chaque année, les fanions aux couleurs de la Suisse et du Valais flottent sur les flancs des montagnes valaisannes. Le son des trompettes et de l’orgue met fin aux discussions des fidèles venus des quatre coins du monde, tandis que la longue procession des clercs et religieux s’ébranle depuis l’angle de l’antique maison des chanoines du Grand Saint-Bernard. Mais si la chaleur qui baigne habituellement la vallée rhodanienne est bien au rendez-vous, les yeux, très nombreux cette année-là, se tournent tous avec curiosité vers ces quatre lévites qui vont devenir dans quelques instants successeurs des Apôtres. On appréhende, on scrute. Avec amusement déjà, on compare… Et on rend grâces ! Derrière le silence du cérémonial qui, soudainement, s’impose à la foule ce 30 juin 1988, se joue un drame. C’est celui d’une Église que deux prélats octogénaires sauvent in extremis. C’est aussi une sérénité qui gagne les cœurs, celle du devoir accompli. Ce jour-là, l’ancien délégué de Pie XII a bel et bien transmis tout ce qu’il avait reçu.
L’émotion d’une année chargée
Les mois se sont succédé. Les journaux ont titré tantôt sur l’espoir d’un dialogue qui se renouait, tantôt sur une rupture qu’ils qualifiaient chaque jour d’irrémédiable. La visite du cardinal Gagnon, à l’automne 1987, a été faite d’espoirs et de déceptions : espoir de savoir la Tradition reconnue, désir ardent que le rapport du visiteur romain proclame enfin la vérité. Puis leur succédèrent la déception de ne pas voir paraître le cardinal à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, la tristesse de s’apercevoir avec le temps que les conclusions du cardinal se perdaient dans les bureaux du Vatican. Début mai 1988, on apprenait que Mgr Lefebvre avait finalement conclu, seul, un protocole d’accord avec Rome. Et, dans la même solitude, il avait dénoncé le fameux protocole le lendemain. En ce 30 juin 1988, c’est toute cette émotion d’un calendrier accéléré depuis un an qui se relâche. Le fondateur de la Fraternité n’aura rien épargné à son corps affaibli pour pérenniser le trésor de la Tradition et pour parvenir à un arrangement viable. En vain, il préside au dernier sauvetage.
Marcel Lefebvre avait tout sauvegardé : la messe qu’il avait apprise et enseignée à ses prêtres, le catéchisme que ses valeureux confrères ne se lassaient pas d’enseigner, le sacerdoce qu’il avait maintes et maintes fois conféré au cours de journées d’ordinations mémorables. Il ne lui restait qu’à transmettre la clef de voûte qui devait permettre à cet ensemble de subsister : l’épiscopat. Si cet office est nécessaire, c’est qu’il permet de bénéficier de prêtres qui eux-mêmes dispensent les sacrements. Mais en procédant à des sacres proscrits, Mgr Lefebvre ne faisait que parachever ce qu’il avait fait chaque année en ordonnant : de manières diverses, il sauvait le sacerdoce catholique. Certes la peine officielle infligée aux consécrateurs illégaux était impressionnante. Elle eut raison de la patience de ceux qui avaient pourtant jadis soutenu des ordinations, lesquelles n’étaient pas moins irrégulières aux yeux des légalistes. Qu’importe, l’ancien broussard du Gabon en avait vu d’autres. Toute l’existence de la Fraternité a été parsemée de défections, tantôt initiées par ceux qui accusaient leur supérieur de sombrer dans le schisme et de s’opposer au pape, tantôt par ceux qui criaient au libéralisme et qui se retournaient contre celui à qui ils devaient tout parce qu’ils le soupçonnaient de faire le lit d’une Rome qu’ils déclaraient apostate. « Qu’il en tombe mille à ta gauche, dix mille à ta droite, dit le psaume, toi, tu ne seras pas atteint [1].»
Une heure grave
Le 30 juin 1988 demeure un moment grave car nul n’ignore les douloureuses peines qui vont pleuvoir des autorités. L’attitude gênée de dom Gérard Calvet laisse déjà imaginer la peine que causera la distance prise par des compagnons de route, notamment par un brillant monastère, fleuron du mouvement traditionnel. Certains esprits font mine de ne rien transparaître. Ils n’en appréhendent pas moins intérieurement les déchirements qui vont avoir lieu au sein des familles. Parmi les prêtres, les dissensions qui semblent poindre au séminaire allemand ne sont un secret pour personne. Et comme pour couronner de manière théâtrale cette montée au calvaire, la Mercedes noire de la nonciature qui vient se présenter à la porte d’Écône, tard dans la soirée du 29 juin, repart vide. À Rome, on dira que Mgr Lefebvre n’a pas saisi la main tendue. Mais dans les rangs de la Fraternité, on regrettera avec peine que ceux qui ont charge de confirmer leurs frères dans la foi n’aient pas perçu les dangers de l’aggiornamento.
Au cours des mois précédents, Mgr Lefebvre a vécu tous ces dilemmes dans sa chair. « Pendant plus d’un an, il se levait la nuit pour prier, devant le saint sacrement, pendant une heure au moins, de minuit à une heure, pour avoir les lumières du bon Dieu, pour savoir [2]. » Au directeur du séminaire, il confiait que, pendant des mois, il vivait avec un cercle de fer autour de la tête [3], véritable couronne d’épines propitiatoire qui devait lui attirer les grâces pour poser le bon choix. Mais au début du mois de juin, une fois qu’il a pris la ferme décision de procéder aux sacres, le métal s’est soudain rompu autour de son front et il a fini par disparaître. « Il souffrait de devoir sacrer des évêques contre l’avis de Rome. Il en devenait malade, il ne dormait pratiquement pas la nuit. Il était resté au moins dix jours sans dormir. Je le voyais fatigué. Je lui demandais : « Qu’est-ce qu’il y a ? » « Je ne peux pas dormir, je ne sais pas ce qu’il faut faire. » Il priait le Saint Esprit pour être éclairé. Alors après [les sacres], c’était terminé. Il était dans la paix, la sérénité totale, complète, il était heureux. Mais jusque-là, jusqu’à ce qu’il ait décidé, il a passé des mois terribles [4] » rapporte son chauffeur. « Il m’avait demandé ce que j’en pensais », raconte mère Anne-Marie Simoulin, la fondatrice des dominicaines enseignantes de Fanjeaux. « Je n’étais pas d’accord. Et puis quand j’ai compris que c’était vraiment le seul moyen de sauvegarde de la foi, j’étais tout à fait d’accord. Et le soir des sacres, il m’a convoquée, et il m’a dit : « Ma mère, je suis dans une paix incroyable, je suis sûr que j’ai fait ce que le bon Dieu voulait [5] ! »»
La joie du devoir accompli
Cette journée du 30 juin 1988 est en même temps marquée par la sérénité. Quand Mgr Lefebvre sort au petit matin, il apparaît comme il est chaque jour : paisible, ne manifestant ni crainte excessive ni excitation particulière. Ses mots sont toujours mesurés et son moral ne semble pas altéré. Depuis quelques jours déjà, il a pris sa décision et il sait qu’il ne peut pas se dérober là où Dieu l’attend [6]. Quelques jours auparavant, une véritable joie l’avait gagné en accueillant Mgr de Castro Mayer. Dans sa solitude, le prélat se trouvait conforté par le concours de cet ami de trente ans. À travers lui, c’était l’esprit du Coetus internationalis Patrum qui venait se joindre à l’œuvre de survie. C’était cette génération, clairsemée mais encore bien présente, des évêques nommés sous Pie XII qui apportait son soutien à cette cérémonie historique.
L’évêque de Campos déclara le jour des consécrations épiscopales : « On me dit : « Monseigneur, si vous allez à Écône, vous faites un péché mortel. » Et moi, j’ai répondu : « Si je n’étais pas venu à Écône, j’aurais commis un péché mortel [7]. »»
Avec le joyeux affairement de la journée, le cérémonial des évêques apporte de véritables grâces d’apaisement dans les cœurs. Pendant des années, la messe a été suspendue à la vie d’un archevêque. Les séminaristes étaient chaque jour soucieux des aléas de la vie d’un missionnaire en retraite. Désormais le monde traditionnel va vivre de l’appel d’air que constitue l’apostolat des évêques de la Fraternité Saint-Pie X. Jusqu’à 1988, les communautés régularisées par Rome échouaient toujours au bout de quelques mois. Le séminaire Mater Ecclesiæ avait fermé aussi rapidement qu’il était né. L’abbaye Saint-Joseph de Clairval était à peine érigée qu’elle devait déjà s’adapter à la réforme liturgique. Si des communautés ont ensuite pu bénéficier durablement du missel tridentin, c’est à la faveur des sacres du 30 juin 1988. Et sans échafauder outre mesure des plans relevant de l’imagination, on se demande ce qui resterait des autorisations consenties en faveur de la messe traditionnelle si cet épiscopat traditionnel sans intermittence venait à disparaître.
Le temps s’est écoulé. Un quart de siècle a passé. Et déjà, une nouvelle génération s’est levée. Ne faiblissons pas. Ne nous engouffrons pas dans la facilité, ni dans une usure confortable, ni dans une crispation amère, mais gardons l’espérance. Lors d’un numéro spécial pour les dix ans des sacres, c’est une invitation semblable que proposait l’abbé Pierre- Marie Laurençon, supérieur du district de France à l’époque, pour conclure son éditorial de Fideliter : « Bien au-dessus de ces deux sentiments humains de tristesse et de joie, notre âme vibre d’une espérance surnaturelle inaltérée en l’Église une, sainte, catholique, apostolique et romaine. Oui, malgré les obscurcissements passagers, nous savons que les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. Oui, malgré le libéralisme installé au plus haut niveau de la hiérarchie, nous confessons que c’est à Pierre que le Seigneur a remis les clefs du Royaume des Cieux. Oui, « nous adhérons de tout notre cœur, de toute notre âme à la Rome catholique, gardienne de la foi catholique et des traditions nécessaires au maintien de cette foi, à la Rome éternelle, maîtresse de sagesse et de vérité [8]. » »
Côme de Prévigny
- Ps 91, 7.[↩]
- Entretien avec l’abbé Emmanuel du Chalard, 1er juin 2011.[↩]
- Entretien avec l’abbé Alain Lorans, 1er mai 2013.[↩]
- Entretien avec Rémy Borgeat, chauffeur de Mgr Lefebvre, 12 mai 2011.[↩]
- Entretien avec mère Anne-Marie Simoulin, 11 février 2011.[↩]
- Entretien avec l’abbé Alain Lorans, 1er mai 2013.[↩]
- Abbé Paul Aulagnier, La Tradition sans peur, éd. Servir, 2000, p. 193.[↩]
- Fideliter n° 123, mai-juin 1988, p. 2.[↩]