Lettre aux Amis et Bienfaiteurs n° 72 – District de France

Lettre aux Amis et Bienfaiteurs N° 72

Chers Amis et Bienfaiteurs,

« La foi est répu­tée un opprobre ».Saint Grégoire le Grand

Dans la vie de Notre Seigneur Jésus-​Christ, il n’est aucun détail qui doive nous trou­ver dis­trait. Parce que cha­cun d’entre eux a été pen­sé par un Dieu qui ne laisse nulle place au hasard, cha­cun mérite d’être exa­mi­né, scru­té en consé­quence. Nous ne dou­tons pas que, de leur médi­ta­tion, nous ver­rons émer­ger son infi­nie sagesse, toute cise­lée et par­fai­te­ment belle. Mais comme nous devons admettre en même temps que cette beau­té nous échappe, pre­nant sou­vent des tours tel­le­ment mys­té­rieux qu’ils nous décon­certent et nous scan­da­lisent ! Alors que nous venons de revivre, au plein cœur de l’existence ter­restre de Jésus-​Christ, les évé­ne­ments de sa Passion, nous pen­sons, une nou­velle fois, à cette foi catho­lique qui ne recule déci­dem­ment devant rien, jusqu’à nous deman­der de croire que c’est le Fils de Dieu lui-​même qui s’est retrou­vé, sans vie, sus­pen­du sur le gibet du Calvaire.

Ne fuyons pour­tant pas les ver­tiges pres­sen­tis à la seule pers­pec­tive d’approfondir cette véri­té de la Croix. Ne pen­sons pas en avoir réel­le­ment per­çu les pro­fon­deurs, ni péné­tré la sub­stance. Si nos âmes s’étaient vrai­ment ouvertes à ces mys­tères, nous n’en serions plus à vivre comme nous nous sommes accou­tu­més à vivre ici-​bas ; et cepen­dant, nous res­tons per­sua­dés que le prix de notre labo­rieuse fidé­li­té passe, aujourd’hui plus que jamais, par cette com­pré­hen­sion ini­tiale du choix divin de souf­frir et de mou­rir, selon ce que les Évangiles nous en ont rapporté.

En nous ins­pi­rant de l’une des plus hautes intui­tions que Monseigneur Lefebvre nous ait lais­sée, dans son ser­mon des ordi­na­tions du 29 juin 1982, nous vou­drions cher­cher à indi­quer com­ment la Passion que l’Église subit à notre époque ne se trouve réel­le­ment éclai­rée que de cette lumière, à la fois si pure et si dou­lou­reuse, qui pro­vient du Calvaire. Nous pen­sons que seule la lueur de ce fanal pour­ra évi­ter aux âmes d’être, à leur tour, scan­da­li­sées de l’humiliation sans pré­cé­dent dont est aujourd’hui abreu­vée l’Épouse du Christ, et qu’elles pour­ront alors soli­de­ment s’y arrimer.

La foi que nous pro­fes­sons n’a pas hési­té à nous deman­der de croire que l’homme de Gethsémani, dont la prière mou­rante sup­plie son Père d’être déli­vré du calice trop amer de la Passion, lui qui savait pour­tant bien n’être des­cen­du du Ciel que pour boire jusqu’à la lie l’infâme breu­vage de nos péchés conte­nu en cette coupe ; que cet homme réduit à une tris­tesse capable de le faire mou­rir sur l’instant, for­cé par l’indigence à men­dier jusqu’à trois fois de suite auprès de ses pauvres amis le récon­fort de leur veille et de leur prière ; que cet homme, tom­bé de tout son long dans la pous­sière, le visage tour­né contre le sol, son corps entier expri­mant son sang comme une olive que l’on presse ; que celui-​là est pour­tant bien le Fils de Dieu.

Comment ne pas éprou­ver devant un tel spec­tacle un sen­ti­ment d’incrédulité et une ten­ta­tion de scan­dale ? On ose donc nous deman­der de croire que cet homme serait jus­te­ment le Fils de Dieu ? Le seul récit de cette ago­nie ne suffit-​il pas à détour­ner de la foi les mieux dis­po­sés d’entre les hommes et à nous faire rou­gir, nous autres chré­tiens, de notre naï­ve­té à avoir prê­té l’oreille un seul ins­tant à de telles fables ? Les Juifs ne sont-​ils pas des gens autre­ment rai­son­nables que nous, qui savent, quant à eux, que la toute puis­sance de Dieu se mani­feste dans la majes­té du Sinaï ? Et son infi­nie sagesse, en quoi aurait-​elle pu se trou­ver contrainte à ces éga­re­ments et à ces extré­mi­tés où on le voit s’abandonner au Jardin des Oliviers ? Est-​ce du côté de son amour qu’il fau­drait se tour­ner pour trou­ver une expli­ca­tion ? Mais, s’il n’est effec­ti­ve­ment pas rare de voir l’amour engen­drer la souf­france et la mort, a‑t-​on jamais enten­du dire que les plus fous de ses jeux aient ame­né un homme à souf­frir et à mou­rir de la sorte ? Et quand bien même cela serait, com­ment, puisqu’il est ici ques­tion de Dieu, aurait-​Il pu admettre, pour son Unique, le choix d’une telle ago­nie et d’une pareille mort, si osten­si­ble­ment oppo­sées à la divi­ni­té qu’il revendique ?

Si, comme à plai­sir, Dieu eût vou­lu accu­mu­ler les obs­tacles à l’assentiment de notre foi, il n’aurait pu mieux y réus­sir ! Mais comme nous récu­sons que le des­sein de Dieu ait pu consis­ter à nous rendre mali­gne­ment l’acte de foi le plus inac­ces­sible pos­sible, nous nous trou­vons dès lors immo­bi­li­sés au pied de la falaise mys­té­rieuse de sa divi­ni­té qui laisse décon­cer­tées nos rai­sons : les idées que nous nous fai­sions de lui se trouvent tel­le­ment démen­ties, vola­ti­li­sées par tout ce que nous voyons de l’Incarnation de son Fils !

Et, cepen­dant, c’est à peine si notre déso­rien­ta­tion a com­men­cé : car au fil des heures de la Passion, il nous fau­drait de plus en plus absur­de­ment conti­nuer à croire que le Fils de Dieu est main­te­nant cet homme épui­sé, mal­me­né, gar­rot­té… Le voi­là souf­fle­té par un sol­dat, affu­blé du man­teau des fous, cou­vert de cra­chats par les pas­sants… Et lorsqu’on lui arrache ses vête­ments, celui qui est Dieu se retrouve dénu­dé, par ses créa­tures et devant elles, sans rien dire ! Mais qui donc pour­rait encore croire que ce pauvre mal­heu­reux, flan­qué de deux gre­dins, fût le Fils de Dieu ? Comment pen­ser que les hommes pour­ront désor­mais adhé­rer à un pareil spec­tacle, à une sem­blable pré­di­ca­tion ? D’ailleurs, n’est-ce pas lui qui vient enfin, par cette inter­pel­la­tion, de signer un aveu de men­songe : « Mon Dieu, Mon Dieu, pour­quoi m’avez-vous aban­don­né ? »

Voilà enfin la confes­sion tant atten­due qui comble d’aise les chefs des Juifs ! L’aveu de son impos­ture n’est-il pas désor­mais sor­ti de sa bouche elle-​même ? Ils auraient même pu, à cet ins­tant, en grands sei­gneurs, le déclouer de la croix et s’abstenir de ce jeu théo­lo­gique, cruel et deve­nu inutile, qui consis­ta à l’exhorter, s’il était Dieu, à des­cendre de la croix.

En effet, s’il eût été Dieu, il est pre­miè­re­ment clair que sa cru­ci­fixion ne fût jamais arri­vée ! Et si, par impos­sible, elle fût adve­nue, il n’eût alors jamais dû, en dépit de tous les coups reçus, en mou­rir. Dieu ne meurt pas : cette seule pen­sée consti­tue déjà un blas­phème ! Or lui, le voi­là désor­mais mort et enter­ré : l’affaire est enten­due. Juifs et païens avaient rai­son : nous avons été les der­niers des crédules.

Il nous fau­drait doré­na­vant être aveugles, et d’une mau­vaise foi signa­lée, pour conti­nuer à pré­tendre (alors qu’il est bien mort, que son âme est sépa­rée de son corps et qu’elle est des­cen­due aux enfers tan­dis que son corps est enfoui dans le tom­beau), pour pré­tendre et répé­ter encore que Jésus est vrai­ment le Fils de Dieu. Laissons peut-​être sa Mère se conso­ler ain­si de sa perte si elle le veut… Mais nous !

La réa­li­té, Seigneur Jésus, c’est bien celle que nous avait annon­cée le pro­phète Isaïe : « Beaucoup ont été dans la stu­peur en le voyant tant il était défi­gu­ré… Il n’a plus ni forme ni beau­té pour atti­rer nos regards… Il nous est appa­ru comme un lépreux entiè­re­ment mécon­nais­sable » (Is 52, 14). Mais, Seigneur, si vous êtes deve­nu mécon­nais­sable, com­ment exi­ger encore des hommes qu’ils puissent vous recon­naître ? Comment pouvez-​vous nous deman­der de vous conser­ver encore notre foi si vos Écritures rendent elles-​mêmes témoi­gnage de l’incapacité où étaient les hommes de vous recon­naître, au motif que vous étiez deve­nu par­fai­te­ment mécon­nais­sable ? Comment vous-​même, pouvez-​vous vous plaindre d’avoir été reje­té par vos frères de race, aban­don­né et tra­hi par vos Apôtres et par vos dis­ciples ? Si vous vou­lez être recon­nu, pour­quoi vous être ren­du insai­sis­sable à leurs yeux ?

Voilà expo­sé, chers fidèles, ce qui appa­raît bien comme une impos­si­bi­li­té de conti­nuer à croire à laquelle se seraient trou­vés confron­tés les Apôtres à l’heure du Calvaire, et qui se serait comme impo­sée à eux. Or, à l’endroit de ce texte où je suis main­te­nant par­ve­nu, je pose la néces­si­té pres­sante, pour les catho­liques de notre époque, de se péné­trer de ce récit his­to­rique de la Passion de Jésus-​Christ s’ils veulent échap­per au risque de perdre la foi à leur tour. S’ils ont vrai­ment admis que le visage du Christ a été, même pour ses intimes, ren­du réel­le­ment « mécon­nais­sable », ils achop­pe­ront moins sur cette ter­rible épreuve qui a fon­du sur l’Église et qui la rend, à son tour, sans qu’elle cesse pour autant d’être l’Église, non moins mécon­nais­sable que Jésus-Christ.

Mon pro­pos ne sera évi­dem­ment guère com­pré­hen­sible pour ceux qui pensent que tout va pour le mieux dans l’Église. Ils ne sont plus très nom­breux. Mais c’est à peine s’il sera mieux enten­du de ceux qui l’estiment seule­ment en train de connaître une passe dif­fi­cile comme elle en a déjà vécu bien d’autres. Or ils sont assez nom­breux à pen­ser ain­si et à croire que cette réflexion suf­fit encore pour affron­ter les véri­tables dimen­sions de cette crise. Ce n’est pas, quant à nous, ce que nous croyons. Et, à relire la pré­di­ca­tion du car­di­nal Ratzinger lors du che­min de la Croix qui pré­cé­da son élec­tion au Souverain Pontificat, ce n’est pas non plus ce que lui-​même semble penser.

Il est par­fai­te­ment trom­peur de vou­loir se ras­su­rer au sujet de l’Église par des signes exté­rieurs tels que le serait, par exemple, le nombre de per­sonnes encore recen­sées comme catho­liques de par le monde. La véri­table ques­tion est de savoir qui a véri­ta­ble­ment conser­vé la foi en dépit du rela­ti­visme géné­ra­li­sé et de la pré­di­ca­tion moder­niste reçue, à jets conti­nus, des pas­teurs de l’Église. Le nombre offi­ciel de per­sonnes catho­liques ne signi­fie presque rien si la foi conti­nue de som­brer par­tout dans les âmes, les ves­tiges de chris­tia­nisme qui y demeurent ne cor­res­pon­dant plus à l’enseignement si pré­cis et si lumi­neux des dogmes de l’Église. La nou­velle reli­gion évi­dée de ses véri­tés et cou­pée de sa Tradition a beau par­ler du Christ et conti­nuer à uti­li­ser cer­tains mots du patri­moine doc­tri­nal et spi­ri­tuel de l’Église, elle n’enseigne plus la vraie foi.

Devenue impuis­sante à se défendre contre les agres­seurs innom­brables, de l’extérieur comme de l’intérieur, l’Église se trouve humi­liée comme jamais elle ne l’a été. Et, lorsque nous inter­ro­geons l’Histoire, nous ne trou­vons pré­ci­sé­ment d’autre exemple his­to­rique d’un tel abais­se­ment que celui de la Passion du Christ. Nous ne nous en éton­nons pas : nom­breux ont été les saints et les théo­lo­giens à démon­trer que la sainte Église aurait à par­cou­rir les mêmes che­mins que Notre-​Seigneur. Ainsi s’exprime le père Emmanuel :

« L’Église, devant être en tout sem­blable à Notre-​Seigneur, subi­ra, avant la fin du monde, une épreuve suprême qui sera une vraie Passion. »

Elle qui avait reçu voca­tion d’enseigner les nations appa­raît désor­mais comme muette ou ne délivre plus qu’un mes­sage asser­vi aux puis­sances de l’époque. Elle qui avait reçu de Dieu le flam­beau pour gui­der les hommes sur les sen­tiers qui mènent au Ciel s’est lais­sée, à son tour, ban­der les yeux comme la syna­gogue. Elle, seule Épouse que s’était choi­sie Notre-​Seigneur, a été tra­ves­tie comme une cour­ti­sane et pla­cée au rang de toutes les trans­gres­sions héré­tiques et de toutes les fausses reli­gions. Où se trouve désor­mais l’Église ? A son tour, elle est deve­nue méconnaissable.

Monseigneur Lefebvre, dans un sai­sis­sant diag­nos­tic, est allé jusqu’à don­ner le nom de la mala­die dont pâtit l’Église :

« Le sida, paraît-​il (je ne suis pas méde­cin), enlève toutes formes de réac­tion contre les dif­fé­rentes mala­dies qui nous attaquent tous les jours, contre ce qui tous les jours attaque notre orga­nisme. Le sang, les facul­tés du corps réagissent contre ce qui fait détruire notre corps et le sida est une dis­pa­ri­tion de ce qui fait une résis­tance du corps à la mala­die. Alors le corps se décom­pose en quelque sorte. Il n’y a plus de résis­tance. Mais c’est la même chose aujourd’hui dans l’Église : il n’y a plus de résis­tance à l’erreur, aux vices et à toutes les mala­dies qui se trouvent dans l’Église. Alors l’Église se cor­rompt… » (27 octobre 1987).

Quelque vingt ans plus tard, un domi­ni­cain, le père Jean-​Miguel Garrigues, que per­sonne, ni de près ni de loin, n’accusera pour­tant d’être ce que l’on appelle « un tra­di­tio­na­liste », vient, à son tour, de nous lais­ser la des­crip­tion sui­vante de l’état de l’Église dans l’épilogue de son der­nier livre Par des sen­tiers res­ser­rés. L’euphorie post-​conciliaire semble bien disparue !

« Quant à l’Église, contrai­re­ment à ces pas­teurs qui nous annoncent pério­di­que­ment qu’elle connaît un « prin­temps », je la vois plu­tôt comme entrée en ago­nie. En Europe, le catho­li­cisme rétré­cit dans la popu­la­tion comme une peau de cha­grin ; dans les Amériques, il tend à se désa­gré­ger dans une reli­gio­si­té émo­tion­nelle d’un évan­gé­lisme tan­tôt sin­cère dans sa fer­veur, tan­tôt mani­pu­la­teur et sec­taire, mais tou­jours sans conte­nu de véri­té pour l’intelligence ; en Afrique, il recule devant l’Islam ; en Asie, il n’entame guère des cultures réfrac­taires. Mais, par-​delà ces consta­ta­tions glo­bales d’ordre socio­re­li­gieux, le phé­no­mène le plus expres­sif de cette entrée en ago­nie de l’Église est que la masse des chré­tiens, et même des catho­liques… ne sait plus bien à quoi elle croit, ni pour­quoi elle croit. »

Tout comme lui, j’estime que le mot topique pour dési­gner l’état cli­nique où est arri­vé le Corps mys­tique de l’Église est bien celui d’agonie. Je n’ai pas été fâché de le trou­ver jus­te­ment uti­li­sé par un théo­lo­gien pri­sé de notre époque. Il sera ain­si plus dif­fi­cile de consi­dé­rer que son choix ne pro­vien­drait que de la seule vision répu­tée sévère et pes­si­miste de la Fraternité Saint-​Pie X. On note­ra qu’après avoir accom­pli son bref tour de l’état du catho­li­cisme sur les divers conti­nents, le père Garrigue, lorsqu’il en arrive à remon­ter aux motifs de cet état de l’Église, évoque encore à rai­son la perte de la foi comme le tout premier.

L’on a été habi­tué, depuis quelques décades, à par­ler de « crise », terme lui aus­si emprun­té au voca­bu­laire médi­cal, pour expri­mer les varia­tions si pro­fondes qui se sont pro­duites dans l’Église depuis le concile Vatican II. Utiliser celui « d’agonie » exprime évi­dem­ment une aggra­va­tion de diag­nos­tic. Toute crise n’aboutit pas à une ago­nie ; cer­taines d’entre elles peuvent être heu­reu­se­ment réduites et per­mettent au patient d’être réta­bli dans son état pre­mier. On ne parle d’agonie qu’à par­tir du moment où la crise a atteint une telle vio­lence que le sujet entre dans cet ultime com­bat de la vie contre la mort, avant que cette der­nière, selon les lois de la nature, ne finisse par triompher.

Bien sûr, ces mots de « crise » ou « d’agonie » de l’Église demeurent des images ; leur sens propre, de lui-​même, vaut pour dési­gner des états que ne connaissent que les membres de l’espèce humaine. Cependant, leur conte­nu est ana­lo­gi­que­ment pré­cieux pour dési­gner les phases que tra­verse cette ins­ti­tu­tion divine qu’est l’Église à tra­vers son his­toire. Ils sont d’autant plus natu­rel­le­ment emprun­tés à la ter­mi­no­lo­gie médi­cale que la puis­sante com­pa­rai­son révé­lée de l’Église avec un « corps » a été ini­tiée par saint Paul lui-même.

Cependant, contre le paral­lèle ébau­ché par le père Garrigue, nos âmes pro­testent : de même qu’il est si dif­fi­cile de voir en Jésus-​Christ « le plus beau des enfants des hommes » lorsqu’il nous appa­raît « comme un lépreux, n’ayant plus figure humaine » au point d’en être deve­nu mécon­nais­sable même pour ses intimes, com­ment accep­ter que l’Église, vou­lue divine par Notre-​Seigneur, puisse être dite « res­plen­dis­sante, sans tache, ni ride » et se trou­ver au même moment réduite à cet état de déré­lic­tion qui la rend méconnaissable ?

En outre, n’est-il pas par­ti­cu­liè­re­ment dan­ge­reux de dire de l’Église qu’elle en serait arri­vée à cet état ter­mi­nal de la mala­die ? Si l’Église est divine, c’est qu’elle ne peut mou­rir. Or parlerait-​on d’agonie si l’on n’avait pas la pen­sée que l’heure de la mort est arri­vée ? Dès lors, pro­non­cer ce mot d’agonie ne suffit-​il pas pour encou­rir le reproche de man­quer de foi adres­sé par Notre-​Seigneur à ses Apôtres dans la barque de Pierre ?

C’est de nou­veau à Monseigneur Lefebvre que nous emprun­tons un texte magni­fique où, le pre­mier, il a livré cette ana­lo­gie entre la Passion de Notre-​Seigneur et celle que subit l’Église, entre son ago­nie et la sienne.

« Je vou­drais essayer d’éclairer un peu vos esprits sur ce qui me semble devoir être notre ligne de conduite au milieu de ces évé­ne­ments si dou­lou­reux qui inter­viennent dans l’Église. Il me semble que l’on peut com­pa­rer cette Passion que souffre la sainte Église aujourd’hui à la Passion de Notre Seigneur Jésus-​Christ. Voyez com­bien ont été stu­pé­faits les Apôtres eux-​mêmes devant Notre-​Seigneur ligo­té, ayant reçu ce bai­ser de la tra­hi­son de Judas. Il est emme­né, on l’affuble d’une robe écar­late, on se moque de lui, on le frappe, on le charge de la croix et les Apôtres s’enfuient, les Apôtres sont scan­da­li­sés. Il n’est pas pos­sible que celui que Pierre a pro­cla­mé : « Tu es le Christ, le Fils de Dieu », en soit réduit à cette indi­gence, à cette humi­li­té, à cette ava­nie, ce n’est pas pos­sible ! Ils le fuient. (…)

« Je ferai donc une com­pa­rai­son avec l’Église d’aujourd’hui. Nous sommes scan­da­li­sés, oui vrai­ment scan­da­li­sés de la situa­tion de l’Église. Nous pen­sions que l’Église était vrai­ment divine, qu’elle ne pou­vait jamais se trom­per et qu’elle ne pour­rait jamais nous tromper.

« Oui, c’est vrai, l’Église est divine, l’Église ne peut pas perdre la véri­té, l’Église gar­de­ra tou­jours la véri­té éter­nelle. Mais elle est humaine et bien plus humaine que ne l’était Notre Seigneur Jésus-Christ. (…)

« Oui, l’Église est divine, mais elle est humaine. Elle est sup­por­tée par des hommes qui peuvent être, eux, des pécheurs, qui sont des pécheurs et qui, s’ils par­ti­cipent dans une cer­taine manière à la divi­ni­té de l’Église dans une cer­taine mesure (comme le pape, par exemple, par son infailli­bi­li­té, par le cha­risme de l’infaillibilité par­ti­cipe à la divi­ni­té de l’Église et cepen­dant reste homme), ils res­tent pécheurs. En dehors de ces cas où le pape use de son cha­risme de l’infaillibilité, il peut errer, il peut pécher.

« Pourquoi nous scan­da­li­ser et dire comme cer­tains à l’image d’Arius, dire alors qu’il n’est pas pape ? Ce n’est pas un pape, comme Arius disait : « Ce n’est pas Dieu, ce n’est pas vrai, Notre-​Seigneur ne peut pas être Dieu ».

« Nous serions ten­tés, nous aus­si de dire : Ce n’est pas pos­sible, il ne peut pas être pape, fai­sant ce qu’il fait.

« Ou, au contraire, comme d’autres qui divi­ni­se­raient l’Église à tel point que tout serait par­fait dans l’Église et que tout étant par­fait dans l’Église, nous pour­rions dire : Il n’est pas pos­sible pour nous de faire quoi que ce soit qui puisse s’opposer à quelque chose qui nous vienne de Rome parce que tout est divin à Rome et que nous devons accep­ter tout ce qui vient de Rome. Ceux qui disent ain­si font comme ceux qui disent que Notre Seigneur était tel­le­ment Dieu qu’il n’était pas pos­sible qu’il souffre, que cela n’était que des appa­rences de souf­frances, mais qu’en réa­li­té il ne souf­frait pas, qu’en réa­li­té son Sang n’a pas cou­lé. Ce n’était que des appa­rences qu’avaient dans les yeux ceux qui étaient autour de lui, mais ce n’était pas une réa­li­té. Il en est de même de cer­tains aujourd’hui qui suivent en disant : Non, rien ne peut être humain dans l’Église, rien ne peut être impar­fait dans l’Église. Ils se trompent aus­si. Ils ne suivent pas la réa­li­té des choses. Jusqu’où peut aller l’imperfection de l’Église, jusqu’où peut mon­ter, je dirai, le péché dans l’Église, le péché dans l’intelligence, le péché dans l’âme, le péché dans le cœur et dans la volon­té ? Ce sont les faits qui nous le montrent. »

Dans cet admi­rable ser­mon, qui se trouve d’ailleurs être celui de la messe d’ordination de l’actuel Supérieur géné­ral de la Fraternité Saint-​Pie X, Monseigneur Lefebvre, par cette com­pa­rai­son entre la Passion de Jésus-​Christ et celle de l’Église, a pro­je­té sans doute, dans les ténèbres où se trouve plon­gée l’Église, un rayon de lumière théo­lo­gique d’une puis­sance déci­sive sur sa situa­tion. Il apporte d’un seul coup et le motif de ne pas reje­ter la foi en rai­son de la déchéance de l’Église, et l’esquisse de l’explication doc­tri­nale de ce che­min si étroit où il a enga­gé la Fraternité et qu’elle n’a plus quit­té depuis. Il invite les âmes à entrer très pro­fon­dé­ment dans la com­pré­hen­sion du mys­tère de sa souf­france subie et accep­tée en place de tous les membres de son Corps mys­tique. Il y donne enfin une sai­sis­sante leçon de réa­lisme, se conten­tant de dire que seuls les faits nous appren­dront en réa­li­té jusqu’où peut aller l’agonie et la dis­pa­ri­tion appa­rente de l’Église.

Il est à sup­po­ser que la théo­lo­gie de l’Église ne pour­ra désor­mais plus guère être ensei­gnée dans l’avenir sans venir sucer à l’intime de cette lumi­neuse ana­lo­gie. Elle nous per­met d’admettre que l’Église, en dépit de la décom­po­si­tion incroya­ble­ment avan­cée où se trouve réduite sa par­tie humaine, demeure tou­jours l’Église.

Quel mys­tère ! Qui aurait pu rai­son­na­ble­ment recon­naître le Fils de Dieu venu sur la terre en ce pauvre mal­heu­reux, excom­mu­nié par la syna­gogue, qui porte la croix sur le Calvaire ? Et puisque, en défi­ni­tive, le Christ et l’Église, c’est tout un, qui le recon­naî­tra aujourd’hui en cette Église mori­bonde, évi­dée de sa sub­stance, ron­gée jusqu’à la moelle par l’hérésie ? Pourquoi, puisque le Christ a bien fini par mou­rir sur la croix, l’Église ne finirait-​elle pas éga­le­ment de dis­pa­raître entiè­re­ment ? « Lorsque le Fils de l’Homme revien­dra sur la terre, trouvera-​t-​il encore la foi ? » Après tout, n’est-ce pas à cause de cette inter­ro­ga­tion dra­ma­tique, mais ins­pi­rée, que l’on a consi­dé­ré la conjec­ture d’une Église bien sus­cep­tible de mou­rir, comme son divin Époux, parce que la foi aura ces­sé d’exister sur la terre ? Si lui-​même est mort, pour­quoi serait-​elle épargnée ?

Cependant, nous écar­tons cette inter­pré­ta­tion. Nous l’écartons, non pas parce que son carac­tère dra­ma­tique nous glace, mais parce que, avant tout, nous croyons que le Seigneur a garan­ti à son Église les pro­messes de la vie éter­nelle : « Tu es Pierre et sur cette pierre, je bâti­rai mon Église. Et les portes de l’enfer ne pré­vau­dront point contre elle » ( Mt 16,18 ). Cette seule parole laisse bien entendre que de ter­ribles luttes ne lui seront pas épar­gnées, mais que jamais non plus elle ne sera aban­don­née par son Époux ni entiè­re­ment vain­cue. Une seconde vient en don­ner confir­ma­tion : « Toute puis­sance m’a été don­née au Ciel et sur la terre, et voi­ci que je suis avec vous jusqu’à la consom­ma­tion des siècles » ( Mt 28, 20). Voilà deux affir­ma­tions qui nous amènent à croire que la réponse à la ques­tion posée par le Christ ne peut être entiè­re­ment néga­tive. Mais nous devons bien com­prendre, s’il l’a pour­tant émise, qu’il avait donc en vue une dis­pa­ri­tion de la foi telle qu’on en arri­ve­ra à ne plus savoir où elle se cache, à finir par pen­ser qu’elle a vrai­ment dis­pa­ru comme un corps qu’on a ense­ve­li dans un tombeau.

S’il nous faut bien avouer que notre Mère est déchue, réduite à un état de déré­lic­tion que nous n’aurions jamais cru pos­sible et que les théo­lo­giens n’ont sans doute jamais ima­gi­né comme pou­vant adve­nir, nous conti­nuons de pla­cer notre foi en ces paroles de Jésus-​Christ pour affir­mer l’indéfectibilité de l’Église : Elle ne dis­pa­raî­tra jamais com­plè­te­ment de cette terre même si le Fils de l’Homme, lorsqu’il revien­dra sur la terre, devra long­temps l’arpenter pour retrou­ver encore quelques âmes qui n’auront pas ces­sé de croire.

L’on objec­te­ra : « Mais alors, pour­quoi ajou­ter à l’affliction et par­ler d’agonie alors que la mort ne peut pas sur­ve­nir ? »

Nous voi­là par­ve­nus au cœur d’un mys­tère que nous ne fini­rons jamais de scru­ter. Ne peut-​on cepen­dant obser­ver que Notre-​Seigneur semble avoir connu comme deux ago­nies ? Saint Luc atteste for­mel­le­ment l’existence de la pre­mière qui s’est pro­duite au Jardin des Oliviers. Elle aurait dû le conduire à la mort : c’est en effet au cours de celle-​ci, qui lui a valu l’hématidrose, qu’il est deve­nu mécon­nais­sable. Mais la mort qui aurait dû suivre cette ago­nie n’a pas eu rai­son de lui car il a vou­lu que sa nature divine soit spé­cia­le­ment mani­fes­tée en ces ins­tants. Il en a ensuite connu une seconde, pen­dant les trois heures où il est res­té en croix et à l’issue des­quelles il a volon­tai­re­ment choi­si l’instant de sa mort. En mou­rant, il a alors mani­fes­té qu’il avait bien revê­tu une nature humaine et donc mortelle.

Il semble que l’Église soit aujourd’hui ame­née à boire jusqu’à la lie le calice de Gethsemani et à vivre la pre­mière ago­nie. Elle est déjà deve­nue mécon­nais­sable à nos yeux. Mais, même si nous ne voyons pas com­ment la mala­die qui la ronge ne la condui­ra pas à la mort, nous croyons que l’analogie entre les deux Passions ne doit pas être filée jusqu’au bout : l’Église connaît celle des deux ago­nies qui ne va pas à la mort et, fidèle à ses pro­messes, le Christ lui épar­gne­ra la seconde. « Les choses ébran­lées seront chan­gées, puisque ce sont des réa­li­tés créées, pour que sub­sistent celles qui sont inébran­lables » (He 12, 27).

Nous pen­sons que les trois Apôtres de Gethsemani qui ne par­vinrent pas à main­te­nir leurs yeux ouverts pen­dant que Notre-​Seigneur subis­sait son ago­nie durent amè­re­ment regret­ter par la suite leur fai­blesse. A l’heure de déré­lic­tion où se trouve réduite l’Église, ne soyons pas de ceux qui n’acceptent d’être de ses amis qu’aux jours glo­rieux et l’abandonnent quand sur­viennent les ins­tants douloureux.

Nous vou­drions, chers Amis et Bienfaiteurs, au terme de ces lignes sur la réa­li­té de la situa­tion où est ren­due l’Église et en vous remer­ciant de votre sou­tien si fidèle par vos prières et votre géné­ro­si­té, vous inci­ter d’autant plus à rendre grâce avec nous de l’existence de la Fraternité, qui a été pro­vi­den­tiel­le­ment vou­lue par Dieu, en dépit de la modes­tie qui est la sienne, pour que la foi conti­nue à être trans­mise dans ces heures si difficiles.

Lorsqu’un petit rameau demeure tou­jours vert et vivace, alors que tout l’arbre semble mort, il suf­fit à démon­trer que la sève par­vient encore jusqu’à lui et que l’arbre vit tou­jours. Sans pré­tendre que notre Fraternité soit le der­nier rameau vivant, nous croyons à l’importance du sym­bole – bien au-​delà du nombre de ses membres – qu’elle consti­tue par son exis­tence tou­jours reçue d’un arbre qui ne par­vient pas à la reje­ter. Tenons bon !

Je vous assure de mes prières à toutes vos inten­tions auprès du Cœur Douloureux et Immaculé de Marie.

Abbé Régis de CACQUERAY , Supérieur du District de France