Aux sources du Carmel : Editorial du numéro 13 de juillet 2007

Bulletin du Tiers-​Ordre sécu­lier pour les pays de langue française

Editorial de Monsieur l’abbé Louis-​Paul Dubroeucq, 

aumônier des tertiaires de langue française 

Cher frère, Chère sœur, 

Le Tiers-​Ordre auquel vous appar­te­nez a pour but de vous aider à tendre à la per­fec­tion de la vie chré­tienne, selon l’es­prit de l’Ordre des Carmes Déchaussés. Or la per­fec­tion est spé­cia­le­ment dans la cha­ri­té ou dans l’a­mour de Dieu et du pro­chain en Dieu. Et la cha­ri­té, nous dit saint Paul, est 

« le lien de la per­fec­tion »[Col. 3, 14]. C’est ce qu’ex­plique saint Thomas [2a 2æ, q.184, a.1] : « Tout être est par­fait en tant qu’il atteint sa fin, qui est sa per­fec­tion der­nière. Or, la fin der­nière de la vie humaine est Dieu, et c’est la cha­ri­té qui nous unit à Lui, selon le mot de st Jean : « Celui qui reste dans la cha­ri­té demeure en Dieu et Dieu en lui« . C’est donc spé­cia­le­ment dans la cha­ri­té que consiste la per­fec­tion de la vie chré­tienne. »

Ailleurs saint Thomas ajoute : 

« La per­fec­tion se trouve prin­ci­pa­le­ment dans l’a­mour de Dieu, et secon­dai­re­ment dans l’a­mour du pro­chain, qui sont l’ob­jet des pré­ceptes de la loi divine » [2a 2æ, q.184, a.3].

Et le grand signe de l’a­mour de Dieu, c’est pré­ci­sé­ment l’a­mour du pro­chain. Notre-​Seigneur, avant de S’offrir en sacri­fice, l’a clai­re­ment affirmé :

« Je vous donne un com­man­de­ment nou­veau : que vous vous aimiez les uns les autres ; que, comme je vous ai aimés, vous aus­si, vous vous aimiez les uns les autres. C’est à ceci que tous recon­naî­tront que vous êtes mes dis­ciples : si vous avez de l’a­mour les uns pour les autres. » [Jn, 13, 34].

Aussi voyons-​nous dans notre Règle bien des invi­ta­tions à pra­ti­quer cette ver­tu de charité :

« Ils s’ef­for­ce­ront dans leurs foyers d’être tou­jours cha­ri­tables, patients et doux, sou­cieux de bien rem­plir tous leurs devoirs ; de manière à faire aimer la reli­gion et la ver­tu. » [R.59]. « Dans les réunions Ils s’abs­tien­dront de tout ce qui pour­rait trou­bler la paix, la concorde ou la cha­ri­té fra­ter­nelle. » [R.86]. « Ils seront pleins de sol­li­ci­tude et de cha­ri­té envers les malades, spé­cia­le­ment envers ceux qui appar­tiennent au Tiers-​Ordre. » [R.73]. « Les per­sonnes du Tiers-​Ordre se gar­de­ront par­ti­cu­liè­re­ment du détes­table vice de la médi­sance, s’ap­pli­quant en cela à imi­ter notre Mère sainte Thérèse, qui fut tou­jours un modèle par­fait de la déli­ca­tesse que l’on doit tou­jours obser­ver en par­lant du pro­chain. » [R.70]. Les ter­tiaires s’ap­pli­que­ront aus­si « à faire l’au­mône, à secou­rir les églises pauvres, spé­cia­le­ment celles de l’ordre, et à sou­la­ger leurs confrères du Tiers-​Ordre qui seraient dans le besoin. » [R.71]. Enfin la Règle encou­rage les ter­tiaires qui le peuvent à four­nir « leur concours aux œuvres de zèle, qui ont pour but l’u­ti­li­té de leurs sem­blables », y consa­crant « le mieux pos­sible leur acti­vi­té. Ils répon­dront ain­si com­plè­te­ment non seule­ment aux vues de la Sainte Église, mais aus­si à l’es­prit de la Règle car­mé­li­taine, qui s’ins­pire du double amour de Dieu et du pro­chain. » [R.72].

Vous remar­que­rez que la Règle signale le foyer, comme étant le pre­mier lieu où doit être pra­ti­quée la charité. 

« La ver­tu du ter­tiaire est mesu­rée à sa manière d’a­gir chez lui. D’abord parce que ses proches ont droit les pre­miers à son atten­tion et à ses affec­tions. Ensuite parce qu’or­di­nai­re­ment sa ver­tu est plus sévè­re­ment éprou­vée à la mai­son qu’ailleurs. » [Rev. Fr. Kevin o.c.d., Way of Perfection for the Laity, Éd. 1945, p. 193, expli­ca­tion de R.59].

Parlant de l’ordre de la cha­ri­té, saint Thomas d’Aquin affirme que « nous devons plus spé­cia­le­ment aimer ceux qui nous sont unis par les liens du sang » ; cela découle du qua­trième pré­cepte du Décalogue.

« Il est mani­feste que l’u­nion fon­dée sur la com­mune ori­gine est la pre­mière et la plus indes­truc­tible, car elle tient à la sub­stance de notre être, tan­dis que les autres sont venues après et peuvent ces­ser. C’est pour­quoi l’a­mi­tié entre parents est la plus stable. Toutefois, les autres ami­tiés peuvent pré­va­loir sur celles-​ci, en ce qui est propre à cha­cune d’elles. » [2a 2æ, q.26, a.6, conclusion]. 

Puis, c’est au sein de la famille spi­ri­tuelle, dans le Tiers-​Ordre, que doit rayon­ner la reine des ver­tus, par­ti­cu­liè­re­ment à l’é­gard de ceux qui souffrent. Enfin, la Règle demande au ter­tiaire de faire rayon­ner la cha­ri­té au-​delà, imi­tant en cela Notre-​Seigneur qui fai­sait le bien par­tout où Il pas­sait : ain­si, avec les fidèles de sa com­mu­nau­té parois­siale, au tra­vail et dans toute autre cir­cons­tance de notre vie quotidienne…

Nos rela­tions avec le pro­chain seront chré­tiennes dans la mesure où elles obéissent à l’im­pul­sion de la cha­ri­té fra­ter­nelle. Et alors, elles seront chré­tiennes dans leur ins­pi­ra­tion comme par leur influence et leur finalité. 

« La cha­ri­té, l’a­mour de nos frères dans le Christ et en vue du Christ, consti­tue la grande loi de nos rela­tions avec le pro­chain ; elle est éga­le­ment, Jésus l’a dit, le signe le plus mani­feste de notre vie dans le Christ : « A cela on vous recon­naî­tra pour mes dis­ciples, si vous vous aimez les uns les autres.« [Jn 13, 35]… au dire de Jésus, aimer le pro­chain, c’est aimer Notre-​Seigneur lui-​même. « Ce que vous avez fait aux moindres des miens, c’est à moi que vous l’a­vez fait.« [Mt, 25, 9] Notre pro­chain est un membre du Christ, ou s’il n’a pas le bon­heur de l’être, il peut le deve­nir par l’exer­cice de notre cha­ri­té. Comment vivre du Christ, sans l’ai­mer dans la per­sonne de nos frères ? Comment aimer Jésus, sans aimer ceux qu’il aime ? Aussi une vie chré­tienne authen­tique doit-​elle se dis­tin­guer par une cha­ri­té pro­fonde, déli­cate, agis­sante et secou­rable envers le pro­chain.»[E. Mura, L’Humanité vivi­fiante du Christ, Éd. F. Vitte, 1951, p. 281].

Les témoi­gnages en sont mul­tiples. Première dans l’in­ten­tion, il y a la volon­té de pro­cu­rer au pro­chain le seul et unique bien véri­table : la pos­ses­sion de Dieu, Dieu connu et aimé. 

« Aimer sur­na­tu­rel­le­ment le pro­chain, dit le bien­heu­reux Dom Marmion, c’est l’ai­mer en vue de Dieu, pour lui pro­cu­rer ou lui conser­ver la grâce de Dieu qui le mène à la béa­ti­tude éter­nelle. Aimer, c’est « vou­loir du bien« , dit st Thomas ; mais tout bien par­ti­cu­lier se subor­donne au Bien suprême. C’est pour­quoi don­ner Dieu, le Bien infi­ni, aux igno­rants, en les ins­trui­sant, est si agréable à Dieu ; de même, prier pour la conver­sion des infi­dèles, des pécheurs, afin qu’ils par­viennent à la foi ou retrouvent la grâce de Dieu. » [Le Christ, vie de l’âme, DDB, 1921, 11ème conf., p. 482]. 

Voir Dieu dans l’âme de nos frères ! Combien cette pen­sée illu­mine et trans­forme l’a­mour du pro­chain ! Quel res­pect il ins­pire pour les âmes ! C’est pour­quoi Notre-​Seigneur a pro­fé­ré de si ter­ribles ana­thèmes contre le péché de scan­dale : c’est que ce péché tend à souiller ou à détruire l’i­mage vivante de Dieu. Mais nous com­pre­nons alors que l’of­fice de cha­ri­té le plus agréable à Dieu est celui qui consiste à embel­lir, à rendre plus par­faite son image dans les âmes ; de là le prix du bon exemple ; de là la valeur émi­nente de toute œuvre d’apostolat.

L’amour du pro­chain, sui­vant une pen­sée de saint Thomas d’Aquin, est même comme une ini­tia­tion à l’a­mour de Dieu [cf. 1a 2æ, q.68, a.8, ad 2]. C’est un fait que l’on constate l’in­fluence divine de la cha­ri­té envers le pro­chain, sur l’âme elle-​même qui pra­tique cette ver­tu. Il n’est guère de moyen plus effi­cace pour pro­gres­ser dans l’a­mour de Dieu.

L’exemple vécu de sainte Thérèse de l’Enfant-​Jésus en est une preuve. Qu’il nous suf­fise pour nous ani­mer d’un grand désir de tendre à la per­fec­tion de la cha­ri­té. En aimant son pro­chain d’un amour fra­ter­nel, elle com­pre­nait qu’elle accom­plis­sait la volon­té de Dieu :

« Je m’ap­pli­quais sur­tout à aimer Dieu, et c’est en l’ai­mant que j’ai décou­vert le secret de ces autres paroles : « ce ne sont pas ceux qui disent : Seigneur ! Seigneur ! qui entre­ront dans le royaume des cieux, mais celui qui fait la volon­té de mon Père.« Cette volon­té, Jésus me l’a fait connaître, lors­qu’à la der­nière Cène il don­na son com­man­de­ment nou­veau, quand il dit à ses Apôtres de s’en­tr’ai­mer comme il les a aimés lui-​même… Et je me suis mise à recher­cher com­ment Jésus avait aimé ses dis­ciples ; j’ai vu que ce n’é­tait pas pour leurs qua­li­tés natu­relles… Cependant il les appelle ses amis, ses frères… Il veut mou­rir sur la croix en disant qu’il n’y a pas de plus grand amour que de don­ner sa vie pour ceux qu’on aime. En médi­tant ces paroles divines, j’ai vu com­bien mon amour pour mes sœurs était impar­fait, j’ai com­pris que je ne les aimais pas comme Jésus les aime. Ah ! je devine main­te­nant que la vraie cha­ri­té consiste à sup­por­ter les défauts du pro­chain, à ne pas s’é­ton­ner de ses fai­blesses, à s’é­di­fier de ses moindres ver­tus ; mais sur­tout, j’ai appris que la cha­ri­té ne doit pas res­ter ren­fer­mée dans le fond du cœur, car per­sonne n’al­lume un flam­beau pour le mettre sous le bois­seau, mais on le met sur le chan­de­lier, afin qu’il éclaire tous ceux qui sont dans la mai­son. » [Histoire d’une âme, IX, Ed. Office cen­tral de Lisieux, 1924, p. 165–166].

Avant de mou­rir, elle avait lais­sé échap­per ces mots déci­sifs : «  La cha­ri­té fra­ter­nelle, c’est tout : … on aime le Bon Dieu dans la mesure où on la pra­tique. » [Summarium, 653]. Le Seigneur ayant deman­dé d’être par­fait comme le Père céleste est par­fait, sainte Thérèse tend à imi­ter son Père par une cha­ri­té toute faite de par­don, de bon­té, de miséricorde. 

A ses novices elle disait : 

« Quand vous êtes ten­tées contre quel­qu’un, serait-​ce même jus­qu’à la colère, le moyen de retrou­ver la paix, c’est de prier pour cette per­sonne et deman­der au bon Dieu de la récom­pen­ser de vous faire souf­frir.  » [L’Esprit de sainte Thérèse de l’Enfant-​Jésus, ‚Ed. de l’Office Central de Lisieux, 1930, p. 83]. 

Elle voit bien que sa force réside dans son union à Jésus qui la rend toute misé­ri­cor­dieuse :

« Oui, je le sens, lorsque je suis cha­ri­table, c’est Jésus seul qui agit en moi ; plus je suis unie à lui, plus aus­si j’aime toutes mes sœurs. Si je veux aug­men­ter en mon cœur cet amour et que le démon essaie de me mettre devant les yeux les défauts de telle ou telle sœur, je m’empresse de recher­cher ses ver­tus, ses bons dési­rs ; je me dis que, si je l’ai vue tom­ber une fois, elle peut bien avoir rem­por­té un grand nombre de vic­toires qu’elle cache par humi­li­té et que, même ce qui me paraît une faute, peut bien être, à cause de l’in­ten­tion, un acte de ver­tu. » [Histoire d’une âme, op. cit., p. 167]. 

Toute petite fille, elle enten­dit, un jour, des ouvriers blas­phé­mer ; elle les excu­sa et expli­qua à la ser­vante qui l’ac­com­pa­gnait qu’il ne faut pas juger du fond des âmes, que ces gens-​là avaient reçu bien moins de grâces qu’elles et étaient plus mal­heu­reux que cou­pables. Elle unis­sait tou­jours à l’ap­pré­cia­tion exacte de la griè­ve­té du mal, une dis­po­si­tion d’in­dul­gence envers les per­sonnes. Elle y trou­va, non seule­ment une rai­son d’es­pé­rer de la misé­ri­corde divine pour elle-​même, mais dès ici-​bas la joie inté­rieure que l’on perd en recon­nais­sant les autres sans ver­tu, « car il n’y a rien de plus doux que de pen­ser du bien de son pro­chain. » [Conseils et Souvenirs, Ed. de l’Office Central de Lisieux, 1924, p. 268].

C’est l’es­prit de foi qui don­nait une telle force à l’exer­cice de sa charité. 

« Ce n’est pas seule­ment dans l’es­poir de conso­ler que je veux être cha­ri­table : je sais qu’en pour­sui­vant ce but je serais vite décou­ra­gée ; car un mot dit dans la meilleure inten­tion sera pris peut-​être tout de tra­vers. Aussi, pour ne perdre ni mon temps, ni ma peine, j’es­saie d’a­gir uni­que­ment pour réjouir Notre-​Seigneur et répondre à ce conseil de l’Évangile : Quand vous faites un fes­tin, n’in­vi­tez pas vos parents et vos amis, de peur qu’ils ne vous invitent à leur tour, et qu’ain­si vous ayez reçu votre récom­pense ; mais invi­tez les pauvres, les boi­teux, les para­ly­tiques, et vous serez heu­reux de ce qu’ils ne pour­ront vous rendre, et votre Père qui voit dans le secret vous en récom­pen­se­ra. » [Histoire d’une âme, X, op. cit., p. 192]. Elle voyait Notre-​Seigneur dans le pro­chain. Ainsi chantait-​elle : « Vivre d’a­mour, c’est navi­guer sans cesse, /​Semant la joie et la paix dans les cœurs ; /​Pilote aimé ! La cha­ri­té me presse, /​Car je te vois dans les âmes, mes sœurs. /»[Poésie Vivre d’a­mour, 25 fév. 1895, Ed. Office Central de Lisieux, 1924, p. 380]. 

Dans l’é­troite clô­ture de son monas­tère, elle va « rendre visite à Jésus et à Marie, en cou­rant aux œuvres de cha­ri­té. » [Conseils et Souvenirs, op. cit., p. 288]. Elle Le recon­naît dans Ses membres souf­frants, comme dans une de ses sœurs qui a « le talent de lui déplaire en tout » ; aus­si elle prie pour elle, lui rend tous les ser­vices pos­sibles, lui « fait d’ai­mables sou­rires » et avoue tout simplement : 

« Ce qui m’at­ti­rait vers elle, c’é­tait Jésus caché au fond de son âme, Jésus qui rend doux ce qu’il y a de plus amer ».[Histoire d’une âme, IX, op. cit., p. 173]. Il reste encore un aspect de sa cha­ri­té dont nous avons déjà par­lé au sujet de l’a­pos­to­lat ; il est résu­mé dans ces paroles : « Je suis venue au Carmel pour sau­ver les âmes et sur­tout afin de prier pour les prêtres. » [ibid., VII, p. 118].

Faire la volon­té du Père, imi­ter Sa per­fec­tion, faire plai­sir à Jésus, sou­te­nir les prêtres dans leur apos­to­lat, et en par­ti­cu­lier le Souverain Pontife, sau­ver les âmes, autant de motifs qui ani­maient l’âme de sainte Thérèse afin de ne lais­ser échap­per aucune occa­sion de pra­ti­quer la cha­ri­té fraternelle.

La per­fec­tion est à notre por­tée, si nous le vou­lons, si nous tra­vaillons sans relâche à ne pas lais­ser pas­ser, nous non plus, la moindre occa­sion d’ai­mer Jésus dans notre pro­chain. Alors nous réa­li­se­rons l’i­déal recher­ché en entrant dans le Tiers-​Ordre. Pour cela, qu’au­cun jour ne se passe sans que nous allions pui­ser, dans l’o­rai­son, la divine cha­ri­té, auprès du Sacré-​Cœur de Jésus.

Que la Reine du Carmel, par son Cœur Immaculé, nous obtienne d’être fidèles à cet exer­cice, ce « levier … qui embrase d’un feu d’a­mour. » [ibid., X, p. 203].

† Je vous bénis. 

Abbé L.-P. Dubroeucq †