L’ouverture de l’Islam à la modernité, qu’elle soit le résultat d’une évolution apparente ou réelle, spontanée ou contrainte, passe par un certain nombre d’organismes et d’institution, dont il convient de se faire une idée au moins approximative.
1. Les acteurs
L’université d’Al-Azhar.
2. L’université Al-Azhar est une institution islamique sunnite d’enseignement, fondée au dixième siècle, et basée au Caire. Elle dépend de l’Etat égyptien et comprend, entre autres, l’université Al-Azhar, l’Académie d’études islamiques et la mosquée Al-Azhar, dirigée par un érudit islamique, nommé le cheikh Al-Azhar. Le statut dAl-Azhar a été redéfini par la loi égyptienne du 5 juillet 1961, également connue sous le nom de loi Al-Azhar. Celle-ci statue dans son article 2 que l’Université Al-Azhar « est un organisme savant islamique qui cherche à préserver, à étudier, à divulguer et à diffuser le patrimoine islamique, à diffuser le message islamique qui a été confié à tous les peuples et à le promouvoir, à montrer l’islam et son influence sur le progrès de l’humanité, le développement de la civilisation, le maintien de la paix, la tranquillité et la paix d’esprit de tous les peuples, ici et maintenant ».
3. De fait, il s’est agi d’une réforme complète, le système éducatif moderne ayant été intégré à Al-Azhar. L’Université est ainsi devenue la caution religieuse de la diplomatie menée par l’Etat égyptien. Par la suite, elle a perdu une grande partie de son autorité, et a été critiquée pour sa soumission au pouvoir présidentiel. Elle se donne comme une tête de pont entre Orient et Occident. Dès 1959, le sheikh de l’Université d’Al-Azhar au Caire invita chrétiens et musulmans à s’unir contre l’athéisme[1]. En 1978 une délégation vaticane est invitée au Caire pour participer à un colloque conjoint dirigé par le grand imam Abd Al-Halim Mahmud[2]. Il est remarquable que le Père Anawati[3], prié de prendre la parole, fut empêché de parler par les autorités d’Al-Azhar à cause du titre de son intervention : « La foi commune en Dieu, entre le christianisme et l’Islam ». Un des sheikhs d’Al-Azhar, le Docteur Baraka, écrivit ensuite une réplique intitulée « ce n’est ni à l’avantage de l’Islam, ni à celui du christianisme », où il montra que, si la foi est une adhésion à un enseignement révélé, musulmans et chrétiens n’adhèrent pas au même enseignement, ni au même Dieu.
4. Lorsque les frères musulmans reprirent le pouvoir en Egypte, occasionnant un regain de vigueur dans les mouvements islamistes, l’Université d’Al-Azhar s’efforça de disculper la religion de l’Islam du fondamentalisme encouragé par l’Etat Islamique, créé en 2008. C’est dans ce contexte qu’elle justifie un certain pluralisme et propose un fondement islamique aux droits de l’homme : en 2012, elle publie une Déclaration sur l’ordonnance des libertés fondamentales ; en 2014 une autre sur la lutte contre l’extrémisme et le terrorisme ; en 2017 une autre encore sur la liberté et la citoyenneté. En 2016, tout cela aboutit à la rencontre historique qui a lieu au Vatican entre l’imam d’Al-Azhar, Ahmed Al-Tayyeb et le Pape. La visite du Pape François à Al-Azhar en 2017, s’inscrit dans ce processus.
L’UNESCO
5. L’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (en anglais : United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization, UNESCO) est une institution émanée de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et créée le 16 novembre 1945 à la suite des dégâts et des massacres occasionnés par la Seconde Guerre Mondiale. Selon son acte constitutif, l’UNESCO visait initialement à promouvoir la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité, moyennant la reconnaissance de valeurs communes, et la relégation des divergences philosophiques et religieuses au rang de simples opinions. Les Etats chrétiens qui ne mettaient pas déjà en application ces principes le feront par la suite sur la pression du Vatican, au lendemain du concile Vatican II. Mais il restait encore à implanter cet idéal dans les Etats musulmans. C’est pour répondre à ce but que forent créées plusieurs organisations islamiques, cherchant à adapter les droits de l’homme à l’Islam ou à l’en protéger.
6. L’OCI (Organisation de la Coopération Islamique), créée en 196g en Arabie Saoudite, se donne pour but d’aider les Etats à vivre des lois islamiques dans un monde moderne. Cinquante-sept Etats en sont membres ; elle possède une délégation permanente à l’ONU.
7. L’ISESCO (Organisation du Monde Islamique pour l’Education, les Sciences et la Culture) est une organisation internationale regroupant 55 pays, issue de l’OCI et spécialisée dans les domaines de l’éducation, des sciences, de la culture et de la communication dans les pays islamiques. Elle vise le même but que lUNESCO, mais en vue d’un développement proprement islamique par la culture. Cette organisation a appuyé l’appel lancé par le Haut Comité pour la Fraternité Humaine (suite à la déclaration mixte d’Abou Dhabi) à une journée mondiale de prière et de jeûne pour l’Humanité en mai 2020. Elle écrivit alors au Pape François et au docteur Al-Tayyib d’Al-Azhar. C’est encore elle qui a organisé le 21 juillet 2020, en coopération avec la Ligue islamique mondiale et le Conseil mondial des communautés musulmanes, un webinaire de haut niveau sous le thème : « Vers une solidarité éthique mondiale des chefs religieux ».
8. La Ligue Islamique Mondiale (LIM), créée en 1962, à La Mecque, est étroitement liée au gouvernement saoudien. Elle fait la propagande de l’Islam, notamment par la culture et l’éducation, et vise en même temps à son unification. Lorsque se sont multipliés les attentats islamistes en Europe, elle change d’orientation, à partir de 2016, sous la présidence de l’ancien ministre saoudien de la Justice, Mohammad Abdelkarim Al-Issa, qui en fait un outil diplomatique de l’Arabie Saoudite, un rouage du soft-power religieux du régime wahhabite. La LIM fait partie de l’OCI, du Conseil International d’Assistance et de Prédication Islamique (IICDR) ; elle a un statut d’observateur à l’ONU, et de consultant à lUNESCO. Elle est à l’origine de la Charte de la Mecque de mai 2019, qui est venue compléter la Déclaration sur la fraternité humaine d’Abou Dhabi et y répondre. C’est encore la LIM qui, de concert avec la Fondation de l’Islam de France, a organisé en 2019 la « Conférence internationale de Paris pour la paix et la solidarité », au terme de laquelle fut signé un « mémorandum de compréhension et d’amitié entre les trois religions monothéistes ».
9. Le Conseil International d’Assistance et de Prédication Islamique (IICDR) a été créé en 1988 par l’Arabie Saoudite et placé sous l’autorité de lUniversité d’Al-Azhar au Caire, dont le sheikh est le président. Son but est de coordonner l’expansion islamique hors des terres musulmanes.
10. Ajoutons deux autres instances fondées en 2014 aux Emirats Arabes Unis, au moment où Daech conquiert de vastes territoires. Ces instances ont pour but de redorer l’image de l’Islam aux yeux de l’Occident, d’unifier et de pacifier les musulmans au sein même de leur communauté. Il s’agit du Conseil des Sages Musulmans (CSM), dont la présidence est confiée à l’imam Al-Tayyib, de lUniversité d’Al-Azhar au Caire ; et du Forum pour la Promotion de la Paix dans les Sociétés Musulmanes (FPPSM), dont le président est le sheikh mauritanien Bayyah, spécialiste des quatre écoles juridiques de l’Islam. C’est à l’initiative de ce FPPSM que, en 2016, sous l’impulsion du roi du Maroc, a été signée la Déclaration de Marrakech sur les minorités religieuses en terre d’Islam. Et en 2018, toujours à l’initiative du FPPSM a été signée la Déclaration de Washington.
2. L’existence d’une stratégie islamique en Occident.
11. En 1983, l’ISESCO et l’OCI ont clairement mis au point une stratégie, dont le but principal était de renforcer les communautés musulmanes vivant en Occident. Cette stratégie a fini par être officiellement adoptée par les pays membres, lors de la neuvième Conférence Islamique au Sommet qui s’est tenue à Doha, en 2000. Elle a fait l’objection d’une publication tout aussi officielle, sous le titre « Stratégie de l’Action Islamique Culturelle à l’extérieur du Monde islamique ». Nous utilisons ici la traduction française publiée par l’ISESCO en 2009[4].
12. Le document a tout d’abord soin de préciser le but de cette stratégie : « La vision stratégique et prospectiviste de l’Islam requiert des actions qui favorisent son établissement, son implantation durable en dehors du Monde islamique, de la manière qui concorde le mieux avec la situation nouvelle acquise en Europe, d’une façon stable, durable et irréversible »[5].
13. Vient ensuite et surtout le principe de base de cette stratégie :
« Cette stratégie expose les actions qu’il convient d’entreprendre en faveur du rayonnement et de la diffusion de la culture islamique et de sa fixation dans les pays non musulmans », avec la prise en compte d’une condition devenue désormais nécessaire en raison des exigences de l’époque moderne : « à condition que ladite fixation s’opère sur des bases qui correspondent aux exigences de l’époque, ce qui enclenchera des interactions avec les autres cultures, dans les secteurs qui ne sont pas en contradiction avec ses constantes et ses fondements ».
Chapitre IV, p. 37.
14. L’un des points essentiels de cette « interaction culturelle » consiste à faire accepter l’Islam en Occident, par le moyen du dialogue et d’une ouverture socioculturelle.
« Pour que ce plan réalise ses objectifs, il doit nécessairement prêter de l’intérêt à la culture de l’individu et de la communauté, être souple et avoir une longue haleine pour pouvoir s’acclimater au milieu des situations diverses dans les pays non- musulmans ».
Chapitre IV, p. 39.
« En Occident, la stratégie de l’action culturelle islamique doit s’efforcer de mieux faire connaître les apports musulmans à l’édification de la culture humaine ».
Chapitre IV, p. 37.
15. Dans ce processus d’ouverture, une place de choix doit être réservée au dialogue interreligieux.
« Il existe des préjugés aussi bien chez les musulmans que chez les non-musulmans qui altèrent les relations de solidarité et l’entraide entre l’Islam et les autres religions et courants philosophiques. […] De tels obstacles ne peuvent être éliminés que par l’organisation de rencontres directes entre les représentants des differentes religions pour un dialogue fructueux. […] De ce fait, le dialogue fructueux a besoin d’une plateforme […] permettant aux musulmans de participer aux débats sur une base d’égalité avec les autres organisations religieuses ».
Chapitre VI, p. 104.
16. Ce dialogue a pour objet, dans un premier temps, de trouver des sympathisants occidentaux qui éteindront les peurs des autres, afin de susciter leur sympathie sans les choquer.
« Les sociétés occidentales sont ouvertes malgré les crises, et il est important pour nos communautés musulmanes d’y avoir des sympathisants ». […]
Chapitre IV, p. 51.
« Les milieux européens nourrissent une certaine méfiance à l’égard de la culture islamique. Notre devoir est de donner de l’Islam l’image correcte et réelle qui lui vaudra plus que de la sympathie. En réponse au procès que l’on fait à l’Islam de restreindre les libertés, nous devons être les premiers à défendre et à respecter les composantes de la société non musulmane. Nous devrons nous abstenir de tout ce qui pourrait choquer les sensibilités, et nous efforcer de sauvegarder l’authenticité et l’originalité de nos idées. L’action culturelle islamique en Occident ne sera possible que si elle ne vise pas à modifier les structures de la société occidentale, et qu’elle ne tend pas à mettre en place un système politique islamiste ».
Chapitre VI, p. 104–105.
17. Dans cette optique, l’Eglise représente un sympathisant de choix, en raison de l’influence dont elle jouit au sein de l’Occident :
« Certains milieux populaires en Europe sont guidés par les associations et organismes religieux notamment l’Eglise. […] Les sociétés occidentales ne sont pas toutes laïques, les courants et les institutions religieuses ont leur pouvoir et il est indispensable de coopérer avec ces pouvoirs afin de réaliser certains acquis communs ».
Chapitre IV, p. 51.
18. Puis, dans un deuxième temps, ce dialogue doit susciter une réflexion (ijtihad), mettant en œuvre les concepts démocratiques, d’égalité, de liberté et de fraternité, afin d’adapter la jurisprudence islamique à la situation nouvelle créée par la modernité et de construire à partir de là une société islamique.
« Nous devons préparer les outils qui nous servent à construire une société islamique (hors du Monde musulman) pure et saine, en harmonie avec sa nature, conformément d’une part à l’instinct naturel, et aux bases de la démocratie européenne d’autre part ».
Chapitre VI, p. 104–105.
19. Enfin, dans un troisième temps, le dialogue aboutira à montrer que les valeurs universelles humanistes appartiennent en propre à l’Islam et non à la démocratie, laquelle les utilise mais sans leur donner l’équilibre qu’elles réclament.
« L’Occident doit fournir davantage d’efforts pour comprendre l’essence de l’Islam et la vérité qu’il véhicule »[6] . […] « L’Islam fait l’unanimité autour de lui sur sa précieuse contribution à l’édification de la civilisation et du patrimoine de l’humanité. ».
Chapitre V, p. 85.
« La stratégie culturelle et éducationnelle doit insister sur l’harmonie qui existe entre d’une part les prescriptions religieuses islamiques et le contenu de la culture islamique dans ses orientations globales et universelles et d’autre part les principes et valeurs humaines communes qui sont respectés et vénérés par l’ensemble de l’humanité. Les principes et les valeurs humaines sont un ensemble d’idéaux et de standards à la lumière desquels on peut définir le type de comportement adéquat pour l’individu et la société. Ces idéaux et standards sont puisés du Coran et de la Sunna du Prophète : le saint Coran et la Tradition du Prophète ont traité des dimensions de l’entité humaine et de tous les domaines de la vie, ce qui a conféré à la culture islamique la qualité d’embrasser une étendue immensément vaste ; celle-ci se nourrit également au départ, dans ses objectifs, ses valeurs et ses principes, de la nature première de l’homme et du bon sens qui affirment et confirment que le droit, l’équité et la dignité comptent parmi les valeurs mondialement reconnues, acceptées et auxquelles l’humanité adhère. La preuve incontestable de cette adhésion est illustrée par l’institutionnalisation des valeurs inspirées du Coran. Quant aux principes de l’égalité, de la liberté et les droits de l’homme auxquelles appellent aujourd’hui les chartes et déclarations internationales, ils ne font que confirmer ce à quoi l’Islam a appelé il y a plus de quinze siècles ».
Chapitre IV, p. 44
« Le milieu culturel islamique établit un équilibre dans la pensée et le comportement de l’homme ».
Chapitre IV, p. 39.
20. Cet équilibre est le fameux Al-wassat, le juste milieu, revendiqué par à peu près tous les courants islamiques. L’Islam se revendique par là comme la religion de l’humanité. Mais cela semble trop beau pour être vrai et l’on peut bien se demander si le Document d’Abou Dhabi, qui est l’expression de cette revendication, ne serait pas plutôt comme le cheval de Troie d’une islamisation de l’Occident. C’est ce qu’il nous reste à vérifier.
Source : Courrier de Rome n°642
- En témoignent les Remarques écrites de Mgr Tchidimbo, au sujet du schéma sur les juifs et les non- chrétiens, à l’issue de la quatre-vingt-onzième assemblée générale du 30 septembre 1964, dans les Acta du concile Vatican II, vol. III, pars 3, p. 173–174. Mgr Raymond- Marie Tchidimbo (1920–2011), né en Guinée française, membre de la Congrégation du Saint-Esprit, ordonné prêtre en 1951, fut archevêque de Conakry de 1962 à 1979. Incarcéré et condamné à la peine capitale le 23 décembre 1970 au Camp militaire Boiro, il y sera retenu prisonnier, humilié et torturé, pendant plus de huit ans sur l’ordre du Président Sékou Touré. Libéré le 7 août 1979, il est expulsé vers Rome. Nommé au Conseil Pontifical de la Famille en 1984, il prend sa retraite, en 1992, dans l’archidiocèse d’Avignon, à l’Institut Notre-Dame de Vie. Malgré tout le mérite que l’on veut lui reconnaître, il est clair que ce prélat avait l’esprit malheureusement gâté par les chimères du dialogue interreligieux[↩]
- Cf la Documentation catholique n° 1742, p. 493.[↩]
- Georges Chehata Anawati (1905–1994), op, est né à Alexandrie dans une famille grecque-orthodoxe et se convertit au catholicisme à l’âge de 16 ans. En 1934, à l’âge de 29 ans, après une formation en pharmacie et en chimie industrielle, il entre dans l’Ordre dominicain. Sur le conseil du Père Marie-Dominique Chenu, il se met à l’étude de l’Islam dans une perspective nouvelle, non pas pour convertir mais pour comprendre. En 1953, il fonde ainsi au Caire l’Institut Dominicain d’Etudes Orientales (IDEO) dont la vocation est de mieux connaître le monde de l’Islam, « en dehors de tout prosélytisme ». Il fut intimement mêlé à la rédaction de la déclaration Nostra aetate sur les religions non chrétiennes, lors du concile Vatican II.[↩]
- Fichier pdf téléchargeable sur le site : http://libertepolitique.com/Aller-plus-loin/Dossiers-thematiques/Strategie-de-l-Action-islamique-Culturelle-a-l-exterieur-du-monde-islamique[↩]
- Chapitre V, p. 86.[↩]
- Chapitre I, p. 19.[↩]