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L’interview du pape François au quotidien « Repubblica »
alimente des interrogations au Vatican sur son attachement aux dogmes
Le pape François risque d’apparaître « relativiste » – enclin à ne pas donner une valeur absolue aux dogmes -, dans son interview(1) au quotidien Repubblica, estimaient mercredi des experts du Vatican, décelant un malaise à propos de sa liberté d’expression.
La conférence de presse convoquée par le père Federico Lombardi pour évoquer le « G8 » des cardinaux sur la réforme de l’Église s’est rapidement transformée mercredi en un tir nourri de questions sur les modalités dans lesquelles cette interview a été réalisée par le fondateur athée du journal Eugenio Scalfari, le niveau de fiabilité des propos du pape, la fidélité des phrases rapportées.
L’Église doit renforcer son dialogue avec les non croyants, affirmait en substance le pape François dans ce dialogue. Mais il accusait aussi les chefs de l’Église d’avoir « été souvent narcissiques », confiait se sentir parfois « anticlérical ». Deux passages surtout ont ému dans les milieux catholiques : quand il a dit que « le prosélytisme est une bêtise », ou quand il a donné l’impression de relativiser la vérité chrétienne : « Chacun de nous, a argumenté le pape, a sa vision du bien et aussi du mal (…). Chacun doit choisir de suivre le bien et combattre le mal comme lui le conçoit. Cela suffirait pour améliorer le monde. »
Une interview « fidèle »
Pressé de questions, le père Lombardi a relevé que cette interview n’est pas « un texte du magistère, mais une transcription d’une conversation avec une personne qui a été autorisée à la publier ». Le porte-parole part du principe qu’elle « a été enregistrée » et qu’elle « est fidèle ».
Selon le père jésuite, le pape inaugure « un nouveau mode d’expression auquel nous n’étions pas habitués. C’est une autre nouveauté du pape, un terrain nouveau ».
Cette interview « sans préjugés ni filtres démontre sa disponibilité à l’égard d’un monde non croyant pas toujours bienveillant », a‑t-il dit. « Il n’y a pas eu une révision du texte » avant sa publication, François « ne l’ayant pas relu » comme il avait relu sa longue interview à la revue jésuite Civilta Cattolica, deux semaines plus tôt, a dit le père Lombardi.
« Il n’y a eu aucune raison d’apporter des corrections. Si le pape avait eu l’intention de démentir ou de dire qu’il y avait eu de mauvaises interprétations, il l’aurait dit », a remarqué le porte-parole. Le fait qu’elle ait ensuite été rapportée par le quotidien du Vatican, l’Osservatore Romano, « lui attribue une authenticité ».
Sources : Le Point.fr/AFP
(1) L’interview du pape François au quotidien « Repubblica » – 1er octobre 2013
EXCLUSIF – Dans Repubblica, le dialogue avec François:« Repartir du Concile, s’ouvrir à la culture moderne ». L’entretien au Vatican après la lettre de Bergoglio à Repubblica:« Essayer de vous convertir ? Le prosélytisme est une pompeuse absurdité. Il faut se connaître et s’écouter les uns les autres » par EUGENIO SCALFARI
Le Pape François me dit ceci :« Les maux les plus graves qui affligent le monde aujourd’hui sont le chômage des jeunes et la solitude dans laquelle sont abandonnés les vieillards. Les personnes âgées ont besoin de soins et de compagnie ; les jeunes de travail et d’espérance, mais ils n’ont ni l’un ni l’autre et, hélas, ils ne les recherchent même plus. Ils ont été écrasés par le présent. Dites-moi : peut-on vivre écrasé par le présent ? Sans mémoire du passé et sans désir de se projeter dans l’avenir en construisant un projet, un avenir, une famille ? Peut-on continuer ainsi ? Voilà, selon moi, le problème le plus urgent auquel l’Église est confrontée. »
Votre Sainteté, lui dis-je, c’est avant tout un problème politique et économique qui concerne les États, les gouvernements, les partis, les associations syndicales.
« Oui, vous avez raison, mais ce problème concerne aussi l’Église, je dirai même surtout l’Église car cette situation ne blesse pas seulement les corps, mais aussi les âmes. L’Église doit se sentir responsable des âmes, comme des corps. »
Votre Sainteté, vous dites que l’Église doit se sentir responsable. Dois-je en déduire que l’Église n’est pas consciente de ce problème et que vous souhaitez la sensibiliser ?
« Dans une large mesure, cette conscience existe mais ce n’est pas encore suffisant. Je désire qu’elle soit plus forte. Ce n’est pas le seul problème auquel nous soyons confrontés, mais c’est surement le plus urgent et le plus dramatique »
La rencontre avec le Pape François a eu lieu mardi dernier chez lui, à la résidence Santa-Marta, dans une pièce minuscule meublée d’une table et de cinq ou six chaises, avec pour tout ornement un tableau accroché au mur. L’entretien avait été précédé d’un appel téléphonique que, de ma vie, je n’oublierai jamais. Il était deux heures et demie de l’après-midi. Mon téléphone sonne et la voix de ma secrétaire, au comble de l’agitation, me dit :« J’ai le Pape en ligne, je vous le passe tout de suite. »
Je demeure sans voix tandis que celle de Sa Votre Sainteté, à l’autre bout du fil dit :« Bonjour, je suis le Pape François.« Bonjour, Votre Sainteté – dis-je – en ajoutant aussitôt : Je suis bouleversé, je ne m’attendais pas à ce que vous m’appeliez.« Pourquoi bouleversé ? Vous m’avez écrit une lettre en demandant à faire ma connaissance. Ce désir étant réciproque, je vous appelle pour fixer un rendez-vous. Voyons mon agenda : mercredi, je suis pris, lundi aussi, seriez vous libre mardi ? ». Je lui réponds : c’est parfait.
« L’horaire n’est pas des plus pratiques, à 15 heures, cela vous va ? Sans cela, je vous propose une autre date ». Votre Sainteté, l’heure me convient.« Alors, nous sommes d’accord : mardi 24 à 15 heures. A Santa-Marta. Il vous faudra rentrer par la porte du Saint-Office. » Je ne sais comment clore l’appel et me hasarde à lui demander : puis-je vous donner une accolade par téléphone.« Mais oui, certainement, et je fais de même, en attendant de pouvoir nous saluer ainsi personnellement. A bientôt »
Me voici arrivé. Le Pape entre et me serre la main, nous nous asseyons. Le Pape sourit et me dit :« Certains de mes collaborateurs qui vous connaissent m’ont averti que vous allez essayer de me convertir. »
A ce trait d’esprit, je réponds : mes amis vous prêtent la même intention à mon endroit.
Il sourit et répond :« Le prosélytisme est une pompeuse absurdité, cela n’a aucun sens. Il faut savoir se connaître, s’écouter les uns les autres et faire grandir la connaissance du monde qui nous entoure. Il m’arrive qu’après une rencontre j’ai envie d’en avoir un autre car de nouvelles idées ont vu le jour et de nouveaux besoins s’imposent. C’est cela qui est important : se connaître, s’écouter, élargir le cercle des pensée. Le monde est parcouru de routes qui rapprochent et éloignent, mais l’important c’est qu’elles conduisent vers le Bien »
Votre Sainteté, existe-t-il une vision unique du Bien ? Et qui en décide ?
« Tout être humain possède sa propre vision du Bien, mais aussi du Mal. Notre tâche est de l’inciter à suivre la voie tracée par ce qu’il estime être le Bien. »
Votre Sainteté, vous-même l’aviez écrit dans une lettre que vous m’avez adressée. La conscience est autonome, disiez-vous, et chacun doit obéir à sa conscience. A mon avis, c’est l’une des paroles les plus courageuses qu’un Pape ait prononcée.
« Et je suis prêt à la répéter. Chacun à sa propre conception du Bien et du Mal et chacun doit choisir et suivre le Bien et combattre le Mal selon l’idée qu’il s’en fait. Il suffirait de cela pour vivre dans un monde meilleur. »
L’Église s’emploie-t-elle à cela ?
« Oui, nos missions poursuivent ce but : repérer les besoins matériels et immatériels des personnes et chercher à les satisfaire comme nous le pouvons. Vous savez ce qu’est l »agapé” ? ».
Oui, je le sais.
« C’est l’amour pour les autres, tel que Notre Seigneur l’a enseigné. Ce n’est pas du prosélytisme, c’est de l’amour. L’amour pour autrui, qui est le levain du bien commun ».
Aime ton prochain comme toi-même.
« Oui, c’est exactement cela. »
Jésus prêchait que l’agapé, l’amour pour les autres, est la seule façon d’aimer Dieu. Corrigez-moi si je me trompe.
« Non, c’est bien cela. Le Fils de Dieu s’est incarné pour faire pénétrer dans l’âme des hommes le sentiment de la fraternité. Tous les frères et tous les enfants de Dieu. Abbà, ainsi qu’il appelait le Père. Je suis la Voie, disait-il. Suivez-moi et vous trouverez le Père et vous serez tous ses enfants et il se complaira en vous. L’agapé, l’amour de chacun de nous pour tous les autres, des plus proches aux plus lointains, est justement la seule manière que Jésus nous a indiquée pour trouver la voie du salut et des Béatitudes. »
Toutefois, l’exhortation de Jésus, nous le rappelions tout à l’heure, est que l’amour pour le prochain doit être égal à celui que nous avons pour nous-mêmes. Par conséquent, ce que l’on a coutume d’appeler le narcissisme est reconnu comme valable, positif, au même titre que l’autre. Nous avons longuement discuté de cette question.
« Je n’aime pas – disait le Pape – le mot narcissisme, qui indique un amour sans bornes pour soi-même qui ne convient pas parce qu’il peut produire de très graves dommages non seulement dans l’âme de celui qui en est atteint, mais aussi dans la relation avec les autres et avec la société. Le vrai problème c’est que ceux sont touchés par cette affection, qui est en quelque sorte un trouble mental, sont généralement les personnes qui détiennent le plus de pouvoir. Les dirigeants sont bien souvent des Narcisses. »
Maints dirigeants au sein de l’Église l’ont été eux aussi.
« Vous savez ce que j’en pense ? Les dirigeants de l’Église ont été souvent des narcisses en proie aux flatteries et aux coups d’aiguillons de leurs propres courtisans. L’esprit de cour est la lèpre de la papauté. »
La lèpre de la papauté, c’est bien l’expression utilisée par vous. Mais quelle est cette cour ? Faites-vous allusion à la Curie ? ai-je demandé.
« Non, il peut y avoir parfois des courtisans dans la Curie, mais la Curie dans son ensemble, ce n’est pas cela. Elle correspond à ce que l’on a coutume d’appeler l’intendance dans une armée. En tant que telle, elle gère les services dont le Saint-Siège a besoin, mais elle a un défaut : elle est “vaticano-centrée”. Elle voit et suit les intérêts du Vatican, qui sont encore en majorité des intérêts temporels. Cette vision axée sur le Vatican néglige le monde qui nous entoure. Je ne partage pas cette vision et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour la modifier. L’Église est ou doit redevenir une communauté du peuple de Dieu et les religieux, les curés, les Évêques ayant charge d’âmes sont au service du peuple de Dieu. L’Église c’est cela. Il ne faut pas confondre l’appellation avec celle du Saint-Siège, dont la fonction est importante, certes, mais qui est au service de l’Église. Je n’aurais pu avoir pleinement foi en Dieu et en son Fils si je n’avais pas été formé au sein de l’Église et j’ai eu la chance de me trouver, en Argentine, au sein d’une communauté sans laquelle je n’aurais jamais pris conscience de ce que j’étais et de ma foi. »
Votre vocation est-elle née en vous lorsque vous étiez jeune ?
« Non, pas très jeune. Ma famille me destinait à un métier, pour travailler et gagner un peu d’argent. J’allai à l’Université. J’eus à cette époque une enseignante pour laquelle j’éprouvai du respect et de l’amitié. C’était une fervente communiste. Souvent, elle me lisait ou me donnait à lire des textes du Parti communiste. C’est ainsi que je me familiarisai également avec cette conception très matérialiste. Je me souviens qu’elle me procura aussi le communiqué des communistes américains en faveur des époux Rosenberg, après leur condamnation à mort. La femme dont je viens de vous parler a été arrêtée, torturée et assassinée par la dictature qui était alors au pouvoir en Argentine. »
Le communisme vous avait-il séduit ?
« Son matérialisme n’eut pas prise sur moi. Mais l’avoir abordé par l’intermédiaire d’une personne courageuse et honnête m’a été utile et j’ai compris certaines choses, notamment une dimension sociale que je retrouvai par ailleurs dans la doctrine sociale de l’Église. »
La théologie de la libération, qui a été excommuniée par le Pape Wojtyla, était assez répandue en Amérique latine.
« Oui, bon nombre de ses représentants étaient des Argentins. »
Estimez-vous que le Pape ait eu raison de les combattre ?
« Il est certain qu’ils prolongeaient la théologie qu’ils professaient dans la sphère politique, mais nombre d’entre eux étaient des croyants qui avaient une haute idée de la notion d’humanité. »
Votre Sainteté ; me permettez-vous de vous dire à mon tour quelque chose de ma formation culturelle ? J’ai été élevé par une mère très catholique. A 12 ans, j’ai même gagné un concours de catéchisme entre toutes les paroisses de Rome et à cette occasion le Vicariat m’a remis un prix. Je communiais chaque premier vendredi du mois, bref, j’étais croyant et pratiquant. Mais tout a changé pendant mes études secondaires. Au lycée, je lus entre autres textes de philosophie qui étaient au programme, le « Discours de la méthode » de Descartes et je fus frappé par la phrase que nous connaissons bien « Je pense, donc je suis. » Le« je« devint ainsi la base de l’existence humaine, le siège autonome de la pensée.
« Descartes n’a cependant jamais renié la foi du Dieu transcendant »
C’est vrai, mais il avait jeté le fondement d’une vision complètement différente. J’empruntai ce parcours et, corroboré par d’autres lectures, parvins dans les contrées où je me trouve aujourd’hui
« Cependant, si j’ai bien compris, vous êtes non-croyant mais pas anticlérical. Ce sont deux choses bien différentes. »
C’est vrai, je ne suis pas anticlérical, mais je le deviens quand je rencontre un tenant du cléricalisme.
Il me sourit et me répond :« Cela m’arrive aussi, lorsque j’en ai un devant moi et je deviens soudain anticlérical. Le cléricalisme ne devrait rien avoir à faire avec le christianisme. Saint Paul fut le premier à s’adresser aux Gentils, aux païens, aux croyants d’autres religions ; il fut le premier à nous enseigner cela. »
Puis-je vous demander, Votre Sainteté, quels sont les saints que vous ressentez comme les plus proches de votre âme, ceux sur lesquels s’est formée votre expérience religieuse ?
« Saint-Paul est celui qui a précisé les fondements de notre religion et de notre crédo. Sans lui, nous ne saurions être des chrétiens conscients. Il a traduit la prédication du Christ en une structure doctrinaire qui, même après les mises à jour successives des penseurs, théologiens et pasteurs d’âmes, a résisté et résiste toujours, depuis deux mille ans. Et puis Augustin, Benoît et Thomas et Ignace. Et naturellement François. AI-je besoin d’expliquer pourquoi ?. »
François – qu’il me soit permis d’appeler ainsi le Pape puisque lui-même semble nous y inviter, par sa façon de parler, de sourire, par ses exclamations de surprise ou d’assentiment – me regarde comme pour m’encourager à poser enfin des questions plus audacieuses et embarrassantes pour celui qui dirige l’Église. De sorte que je l’interroge : de Paul, vous avez expliqué l’importance et le rôle, mais de tous les saints que vous avez nommés, j’aimerais connaître celui qui est le plus proche de votre âme ?
« Vous me demandez un classement mais les classements sont faciles à faire si l’on parle de sport ou d’affaires similaires. Je pourrais tout au plus vous énumérer les meilleurs footballers argentins. Mais pour les Saints.… »
Vous connaissez le proverbe « Scherza coi fanti ma lascia stare i santi » qui invite à ne pas plaisanter sur des choses sérieuses ?
« Justement. Je ne veux toutefois éluder votre question, car vous ne m’avez pas demandé un classement sur leur importance culturelle et religieuse, mais sur la proximité avec mon âme. Alors, je dis : Augustin et François. »
Pas Ignace, qui est le fondateur de l’Ordre auquel vous appartenez ?
« Ignace, pour des raisons évidentes, est celui que je connais le mieux. Il a fondé notre Ordre. Je vous rappelle que Carlo Maria Martini, que vous et moi apprécions beaucoup, en provenait lui aussi. Les jésuites ont été et demeurent le levain – pas le seul, mais sans doute le plus efficace – de la catholicité : culture, enseignement, témoignage missionnaire, fidélité au Saint-Pontife. Mais Ignace, fondateur de la Compagnie de Jésus, était aussi un réformateur et un mystique. Surtout un mystique. »
Et vous pensez que les mystiques ont joué un rôle important pour l’Église ?
« Un rôle fondamental. Une religion sans mystiques est une philosophie. »
Avez-vous une vocation mystique ?
« Quel est votre avis sur la question. »
Il me semble que non.
« Et vous avez probablement raison. J’adore les mystiques ; Saint François lui-même, dans bien des aspects de sa vie, en fut un mais je ne crois pas avoir personnellement cette vocation. Encore faut-il s’entendre sur la signification profonde du terme. Le mystique réussit à se dévêtir du faire, des faits, des objectifs et même de la pastorale missionnaire pour s’élever, jusqu’à atteindre la communion avec les Béatitudes. De brefs moments qui cependant remplissent toute une vie. »
Cela vous est-il jamais arrivé ?
« Rarement. Par exemple, quand le Conclave m’a élu Pape. Avant d’accepter, je demandai la permission de me retirer quelques minutes dans la pièce adjacente à celle du balcon qui donne sur la place. Ma tête était totalement vide et j’étais envahi par l’angoisse. Pour la dissiper et me détendre, je fermai les yeux et je demeurai sans aucune pensée, pas même celle de refuser la charge, comme le permettrait la procédure liturgique. A un certain moment, une grande lumière m’envahit, qui dura un bref instant, mais me parut infiniment long. Puis la lumière disparut et je me levai d’un bond pour me diriger vers la pièce où m’attendaient les cardinaux et la table sur laquelle reposait l’acte d’acceptation. J’y apposai ma signature, le cardinal camerlingue le contresigna, puis nous sortîmes et l »Habemus Papam” fut prononcé. »
Nous demeurâmes un peu en silence, puis je dis : nous parlions des saints qui vous sont proches et nous en étions restés à Augustin. Voulez vous me dire pourquoi vous le sentez très proche de vous ?
« Pour mon prédécesseur aussi, Saint Augustin est un point de référence. Ce saint, dont la vie a été marquée par de nombreuses vicissitudes, a modifié plusieurs fois sa position doctrinaire. Il a prononcé des paroles très dures à l’égard des juifs, que je n’ai jamais approuvées. Il a écrit de nombreux livres et l’œuvre qui me semble la plus révélatrice de son intimité intellectuelle et spirituelle ce sont les “Confessions”, qui contiennent aussi des manifestations de mysticisme mais, contrairement à ce que d’aucuns soutiennent, il n’est pas du tout l’héritier de Paul. Il voit l’Église et la foi de manière profondément différente de celui-ci, peut-être aussi parce que quatre siècles se sont écoulés entre l’un et l’autre. »
Quelle est cette différence, Votre Sainteté ?
« Elle tient pour moi à deux aspects, qui sont essentiels. Augustin se sent impuissant face à l’immensité de Dieu et aux devoirs qui incombent au chrétien et à l’Évêque qu’il est. Il ne le fut absolument pas dans les faits, et pourtant il estimait en toute situation être au-dessous de ce qu’il voulait ou devait faire. Et puis la grâce dispensée par le Seigneur comme élément fondateur de la foi. De la vie. Du sens de la vie. Celui qui n’est pas touché par la grâce aura beau être sans peur et sans reproche, comme on dit, il ne sera jamais comme une personne touchée par la grâce. Telle est l’intuition d’Augustin. »
Vous sentez-vous touché par la grâce ?
« Cela, personne ne peut le savoir. La grâce ne fait pas partie de la conscience ; elle est la quantité de lumière que nous avons dans l’âme, elle n’est pas faite de sagesse, ni de raison. Vous-même, totalement à votre insu, pourriez être touché par la grâce. »
Sans la foi ? Moi, un non-croyant ?
« La grâce intéresse l’âme. »
Je ne crois pas dans l’âme.
« Vous n’y croyez pas mais vous en avez une. »
Votre Sainteté, nous avions dit que vous n’aviez guère l’intention de me convertir, d’ailleurs je crois que vous n’y arriveriez pas.
« Cela, personne ne peut le savoir mais il est vrai, en tout cas, je n’en ai pas l’intention. »
Et François ?
« Il est grand parce qu’il est tout à la fois. Homme qui veut faire, qui veut construire, qui fonde un Ordre est sa règle, qui est itinérant et missionnaire, qui est poète et prophète, qui est un mystique. Il a constaté le mal sur lui-même et il en est sorti, il aime la nature, les animaux, le brun d’herbe dans le pré, les oiseaux qui volent dans le ciel, mais surtout, il aime les personnes, les enfants, les vieillards, les femmes. Il est l’exemple le plus lumineux de l’agapé dont nous parlions tout à l’heure. »
Vous avez raison, Votre Sainteté, la description est parfaite. Mais pourquoi aucun de vos prédécesseurs n’a-t-il jamais choisi ce nom ? Et en toute probabilité, selon moi, aucun de vos successeurs ?
« Sur ce dernier point, ne préjugeons pas de l’avenir. C’est vrai, avant moi, personne ne l’avait choisi. Nous touchons ici au cœur du problème. Vous voulez boire quelque chose ? »
Merci, peut-être un verre d’eau.
Il se lève, ouvre la porte et prie un collaborateur qui se trouve à l’entrée d’apporter deux verres d’eau. Il me demande si je souhaite boire un café. Je réponds par la négative. La carafe d’eau arrive. A la fin de notre conversation, mon verre sera vide, mais il n’aura pas touché au sien. Il s’éclaircit la voix et poursuit.
« François voulait un ordre mendiant qui fût aussi itinérant. Des missionnaires à la recherche d’occasions pour rencontrer, écouter, dialoguer, aider, répandre la foi et l’amour. Surtout l’amour. Il avait ce rêve d’une Église pauvre, qui aurait soin des gens, qui recevrait des aides matérielles et les utiliserait pour soutenir les autres, sans se soucier d’elle même. Huit cents ans se sont écoulés depuis et les temps ont changé, mais l’idéal d’une Église missionnaire et pauvre reste plus que fondée. C’est bien l’Église qu’ont prêchée Jésus et ses disciples. »
Vous les chrétiens, êtes devenus une minorité. Même en Italie, ce pays désigné comme le “jardin du Pape”, les catholiques pratiquants comptent pour 8 à 15 pour cent de la population, d’après les sondages, et les catholiques qui se déclarent tels mais ne pratiquent pas représentent à peine 20 pour cent. Il y a un milliard de catholiques et plus dans le monde et, avec les autres Églises chrétiennes, vous dépassez le milliard et demie, mais la planète est peuplée de 6 – 7 milliards de personnes. Vous êtes nombreux, certes, particulièrement en Afrique et en Amérique latine, mais néanmoins en minorité.
« Nous l’avons toujours été, mais le thème d’aujourd’hui est autre. Personnellement, je pense qu’être une minorité est même une force. Nous devons être un levain de vie et d’amour et le levain est une quantité infiniment plus petite que la masse de fruits, de fleurs et d’arbres qui naissent de ce levain. Il me semble avoir déjà dit au début de nos propos que notre objectif n’est pas le prosélytisme mais l’écoute des besoins, des vœux, des illusions perdues, du désespoir, de l’espérance. Nous devons rendre espoir aux jeunes, aider les vieux, nous tourner vers l’avenir, répandre l’amour. Pauvres parmi les pauvres. Nous devons ouvrir la porte aux exclus et prêcher la paix. Le Concile Vatican II, inspiré par le Pape Jean et par Paul VI, a décidé de regarder l’avenir dans un esprit moderne et de s’ouvrir à la culture moderne. Les pères conciliaires savaient que cette ouverture à la culture moderne était synonyme d’œcuménisme religieux et de dialogue avec les non-croyants. Après eux, on fit bien peu dans cette direction. J’ai l’humilité et l’ambition de vouloir le faire. »
D’autant que – me permettrai-je d’ajouter – la société moderne, partout dans le monde, traverse en ce moment une crise profonde qui touche l’économie, certes, mais aussi la sphère sociale et spirituelle. Au début de notre rencontre, vous avez décrit une génération écrasée par le présent. Nous aussi, non-croyants nous ressentons cette souffrance presque anthropologique. Pour cela, nous voulons dialoguer avec les croyants et avec leur représentant le meilleur.
» Je ne sais si je suis le meilleur de ses représentants, mais la Providence m’a placé à la tête de l’Église et du Diocèse de Pierre. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour remplir le mandat qui m’a été confié. »
Jésus, vous l’avez rappelé, a dit ; aime ton prochain comme toi-même. Pensez-vous que ce précepte soit devenu réalité ?
« Hélas, non. L’égoïsme a augmenté et l’amour envers les autres a diminué. »
C’est donc l’objectif qui nous réunit : atteindre au moins la même courbe d’intensité pour ces deux versants de l’amour. Votre Église est-elle préparée et équipée pour accomplir cette tâche ?
« Comment voyez-vous la chose ? ».
Je pense que l’amour pour le pouvoir temporel est encore plus fort entre les murs du Vatican et dans la structure institutionnelle de toute l’Église. Je pense que l’Institution prédomine sur l’Église pauvre et missionnaire que vous appelez de vos vœux.
« Effectivement, il en est ainsi et, dans ce domaine, il n’y a pas de miracle. Je vous rappelle que François lui-même, à son époque, dut négocier longuement avec la hiérarchie romaine et avec le Pape pour faire reconnaître la règle de son Ordre. Finalement, il obtint gain de cause au prix de vastes compromis. »
Devrez-vous suivre la même voie ?
« Je ne suis pas François d’Assise et je n’ai ni sa force ni sa sainteté. Mais je suis l’Évêque de Rome et le Pape du monde catholique. J’ai décidé comme première chose de nommer un groupe de huit cardinaux pour former mon conseil. Pas de courtisans, mais des personnalités sages et animées des mêmes sentiments que les miens. C’est l’amorce d’une Église qui ne fonctionne pas seulement selon une hiérarchie verticale, mais aussi horizontalement. Quand le Cardinal Martini en parlait en mettant l’accent sur les Conciles et les Synodes, il savait pertinemment combien ce chemin était long et difficile à parcourir. Avec prudence, mais fermeté et ténacité. »
Et la politique ?
« Pourquoi posez-vous la question ? Je vous ai déjà dit que l’Église ne s’occupera pas de politique. »
Cependant, il y a quelques jours, vous avez adressé un appel pour inviter les catholiques à s’engager au plan civil et politique.
« Je ne me suis pas adressé uniquement aux catholiques mais à tous les hommes de bonne volonté. J’ai dit que la politique est la première des activités civiles et qu’elle a son propre champ d’action, qui n’est pas celui de la religion. Les institutions politiques sont laïques par définition et opèrent dans des domaines indépendants. Mes prédécesseurs, depuis déjà de nombreuses années, n’ont cessé de le dire, chacun à sa manière. Je crois que les catholiques engagés dans la politique portent en eux les valeurs de la religion avec toute la maturité de conscience et les compétences nécessaires pour les mettre en œuvre. L’Église ne franchira jamais les limites de sa tâche, qui est d’exprimer et de communiquer ses valeurs – du moins tant que j’y serai. »
Mais l’Église n’a pas toujours agi ainsi.
« En réalité, presque jamais. Très souvent l’Église en tant qu’institution a été dominée par l’attachement au pouvoir temporel et de nombreux représentants et hautes personnalités catholiques voient encore les choses ainsi. A mon tour, maintenant, de vous poser une question : vous, laïc, qui ne croyez pas en Dieu, en quoi croyez-vous ? Vous êtes un écrivain et un penseur. Vous croyez sûrement en quelque chose, vous avez sûrement des valeurs dominantes. Ne me répondez pas par des mots comme honnêteté, recherche, vision du bien commun, qui sont autant de principes et de valeurs essentiels. Non ce n’est pas le sens de ma question. Je vous demande ce que vous pensez de l’essence du monde, ou plutôt, de l’univers. Vous vous êtes sans doute demandé, comme tout le monde, qui nous sommes, d’où nous venons, où nous allons. Un enfant se pose déjà ces questions. Et vous ? »
Je vous suis reconnaissant de m’avoir posé la question. Voici ma réponse : je crois dans l’Être, c’est-à-dire le tissu d’où jaillissent les formes, les Entités.
« Et moi, je crois en Dieu. Pas dans un Dieu catholique, car il n’existe pas de Dieu catholique, il existe un Dieu. Et je crois en Jésus Christ, son incarnation. Jésus est mon maître et mon pasteur, mais Dieu, le Père, Abbà, est la lumière et le Créateur. Tel est mon Être. Dites-moi, sommes-nous si éloignés l’un de l’autre ? »
Nous sommes éloignés dans les pensées, mais semblables en tant que personnes, animées inconsciemment de nos instincts qui se transforment en pulsions, en sentiments, en volonté, en pensée et en raison. En cela, nous sommes semblables.
« Mais ce que vous appelez l’Être, pouvez vous me dire comment vous le définissez en pensée ? »
L’Être est un tissu d’énergie. Énergie chaotique mais indestructible et dans un état de chaos perpétuel. De cette énergie émergent les formes quand l’énergie arrive au point d’explosion. Les formes ont leurs propres lois, leurs champs magnétiques, leurs éléments chimiques, qui se combinent de manière aléatoire, évoluent et enfin s’éteignent mais leur énergie ne disparaît pas. L’homme est probablement le seul animal doué d’une pensée, du moins sur notre planète et dans notre système solaire. J’ai dit qu’il est animé d’instincts et de désirs mais j’ajoute qu’il porte en lui une résonnance, un écho, une vocation de chaos.
« Bien. Je ne vous invitais pas à résumer votre philosophie et ce que vous m’avez dit me suffit. J’observe pour ma part que Dieu est lumière qui illumine les ténèbres même s’il ne les dissipe pas, et qu’une étincelle de cette lumière divine est au-dedans de chacun d’entre nous. Dans la lettre que je vous ai écrite, je me souviens vous avoir dit que notre espèce, comme d’autres, s’éteindra mais la lumière de Dieu, elle, ne s’éteindra pas, qui finalement envahira toutes les âmes et alors tout sera dans tous. »
Oui, je m’en souviens très bien ; vous avez écrit « toute la lumière sera dans toutes les âmes » ce qui – si je puis me permettre – donne davantage l’idée de l’immanence que de la transcendance.
« La transcendance demeure parce que cette lumière, toute la lumière qui est dans tous, transcende l’univers et les espèces qui l’habitent durant cette phase. Mais revenons au présent. Nous avons franchi un pas dans notre dialogue. Nous avons constaté que dans la société et dans le monde où nous vivons, l’égoïsme s’est développé beaucoup plus que l’amour pour les autres et que les hommes de bonne volonté, chacun avec sa force et ses compétences, doivent opérer pour que l’amour envers les autres augmente jusqu’à égaler, voire dépasser l’amour envers soi-même. »
Ici, la politique entre en jeu.
« Sans aucun doute. Personnellement, je pense que ce que l’on désigne par « libéralisme sauvage » ne fait que rendre plus forts les forts tandis qu’il affaiblit les faibles et aggrave l’exclusion. Il faut une grande liberté, une absence totale de discrimination, pas de démagogie et beaucoup d’amour. Il faut des règles de comportement et aussi, au besoin, des interventions directes de l’État, pour corriger les disparités les plus intolérables. »
Votre Sainteté, vous êtes certainement un homme de foi, touché par la grâce, animé de la volonté de relancer une Église pastorale, missionnaire, régénérée et non attachée au pouvoir temporel. Mais à bien vous écouter et pour autant que je puisse comprendre, vous êtes et vous serez un Pape révolutionnaire. Pour moitié jésuite et pour moitié disciple de François, un alliage qui ne s’était peut-être jamais vu. Et puis, vous aimez « I Promessi Sposi » de Manzoni, Holderlin, Leopardi et surtout Dostoevskij, le film« La strada« et« Prova d’orchestra« de Fellini,« Roma città aperta« de Rossellini et encore les films d’Aldo Fabrizi.
« Ces films me plaisent car je les regardais avec mes parents, lorsque j’étais enfant. »
Voilà. Puis-je vous suggérer de voir deux films sortis depuis peu ?« Viva la libertà« et le film d’Ettore Scola sur Fellini. Je suis certain qu’ils vous plairont. À propos du pouvoir, lui dis-je, savez-vous qu’à vingt ans, j’ai fait un mois et demie d’exercices spirituels chez les jésuites ? Les nazis occupaient Rome et j’avais fui la conscription. Nous étions passibles de la peine de mort. Les jésuites nous accueillirent à la condition que nous aurions suivi les exercices spirituels pendant toute la durée de notre séjour chez eux. Ainsi fut fait.
« Mais il est impossible de résister à un mois et demie d’exercices spirituels », s’exclame-t-il stupéfait et amusé.
Je lui raconterai la suite la prochaine fois. Nous nous saluons par une accolade. Nous franchissons le court escalier qui mène vers le portail. Je pris le Pape de ne pas m’accompagner mais il l’exclut d’un geste.
« Nous parlerons aussi du rôle des femmes dans l’Église. Je vous rappelle que l’Église est un mot féminin. »
Et nous parlerons aussi, si vous le voulez bien, de Pascal. J’aimerais connaître votre pensée sur cette grande âme.
« Transmettez à tous les membres de votre famille ma bénédiction et demandez-leur de prier pour moi. Quant à vous, pensez à moi souvent. »
Nous nous serrons la main et il reste debout, les deux doigts levés en signe de bénédiction. Je le salue à travers la vitre. Le Pape François, c’est tout cela. Si l’Église devient un jour ainsi qu’il la conçoit et qu’il la souhaite, une époque sera décidément révolue.
Entretien recueilli par EUGENIO SCALFARI (1) de la Repubblica
Traduction d’Isabelle Marbot-Bianchini
Sources : Repubblica/Le Point.fr/AFP/FC
(1) Eugenio Scalfari fonde La Repubblica en 1976 et dirige ce quotidien jusqu’en 1996. Il a été député du Parti socialiste italien lors de la Ve législature. Il revendique un athéisme militant.
N.B. : les passages en gras ont été soulignés par la rédaction de La Porte Latine