« Rome perdra la foi et deviendra le siège de l’Antéchrist ». Cette supposée prophétie, incluse dans le Secret de Mélanie, la voyante de La Salette, est souvent invoquée pour confirmer l’état présent de crise dans l’Église. Qu’en penser ?
Rome perdra la foi et deviendra le siège de l’Antéchrist ». Cette supposée prophétie, incluse dans le Secret de Mélanie, la voyante de La Salette, est souvent invoquée pour confirmer l’état présent de crise dans l’Église. Les apparitions de la Très Sainte Vierge à La Salette ont été « reconnues » par l’Église. Que signifie ce fait ? Quel crédit peut-on en retirer au bénéfice de la susdite prophétie ?
2. Le terme d” « apparitions » désigne des phénomènes qui, malgré leur diversité, ont en commun d’être porteurs d’un sens intelligible, parfois même d’un message déterminé. Ils font connaître quelque chose qui était jusque-là inconnu : on peut donc parler à cet égard de « révélation ». Plus précisément, l’on parle des« apparitions » en disant que ce sont des« révélations privées », et l’on entend par là distinguer les révélations en question de la Révélation proprement dite, la Révélation divine appelée « publique », qui est close à la mort du dernier des apôtres, qui est renfermée comme dans ses sources dans la sainte Écriture et dans la Tradition, qui est conservée et expliquée par le Magistère de l’Église et qui s’adresse comme le moyen nécessaire de salut à tous les hommes de tous temps et de tous lieux. Pour mieux saisir le sens de cette distinction, songeons que la révélation comprise en général comme un enseignement que Dieu adresse à l’homme se définit d’abord par son but [1] et ce but est double : donner la connaissance des vérités de foi nécessaires à tous pour le salut ; diriger en pratique les actions des uns ou des autres en vue de leur meilleure sanctification. Le premier but définit comme telle la Révélation publique. Le deuxième but définit comme telles les révélations privées. Il est possible que, même après la mort du dernier des apôtres, Dieu continue de révéler aux hommes ses desseins providentiels. Il ne s’agit plus alors de donner la connaissance des vérités de foi, nécessaires à tous et en tout temps ; il s’agit de manifester tel détail du plan divin selon qu’il décide de la conduite particulière de quelques-uns, à une époque ou à un endroit donnés.[2]
2. Notons que le qualificatif de « privées » ne veut pas nécessairement dire que ces révélations sont destinées de soi au bien propre d’une seule personne physique ; elles peuvent concerner plusieurs individus, des groupes entiers et même toute l’Église d’une époque donnée : il y aura néanmoins dans tous ces cas une seule entité morale. Et le message concernera toujours, à titre de conseil, certes privilégié, mais non à titre de précepte, une partie seulement de l’Église et non toute l’Église en tant que telle, c’est-à-dire en tant qu’institution. Le concile de Trente, dans le décret sur la justification [3] adopte l’expression de « speciali revelatione », terminologie peut-être moins classique, mais meilleure.
3. La valeur des révélations privées est indiquée par l’enseignement du Magistère ordinaire et représente la doctrine catholique commune : la révélation privée doit être réglée par la Révélation publique. En effet, le bien de la partie est pour le bien du tout ; or, la Révélation publique est le bien commun de l’Église tandis que les révélations privées sont dans l’Église un bien particulier ; donc, les révélations privées sont pour la Révélation tout court : elles ne doivent ni la contredire ni en diminuer la portée. L’Église et elle seule sera juge de leur opportunité. C’est ici que réapparaît notre question initiale, posée à propos des apparitions de La Salette. Que signifie une « reconnaissance » de la part de l’Église ?
4. Concernant une révélation sur laquelle l’Église ne s’est pas encore prononcée, les théologiens estiment tous de façon commune que cette révélation est simplement offerte à notre prudence, à notre sens critique et à la liberté que nous avons de donner ou refuser notre adhésion. De fait, en l’absence de toute appréciation autorisée émanant de la hiérarchie ecclésiastique, on aura toujours avantage à se montrer réservé vis-à-vis de ce genre de manifestations, et ce d’autant plus que la crédulité populaire se montre davantage portée à l’excès dans ce domaine aventureux.
5. Le jugement de l’Église va-t-il changer la nature de cet assentiment ? Les théologiens sont ici partagés et deux explications sont en présence. Mais c’est la première qui s’impose aux catholiques, car elle équivaut à l’enseignement du Magistère constant, repris par les théologiens, et qui ne fut pas contesté jusqu’à la première moitié du XXe siècle : l’approbation donnée par l’Église ne saurait avoir qu’une portée négative, celle d’un nihil obstat. Elle représente donc ni plus ni moins qu’une permission de publier des révélations où l’on a rien trouvé de répréhensible ou d’inopportun. Telle est la règle que Benoît XIV et saint Pie X ont voulu imposer à l’attention des fidèles [4]. Benoît XIV dit :
Il faut bien savoir que cette approbation n’est rien d’autre qu’une permission, par laquelle ces révélations peuvent être publiées pour l’instruction et l’utilité des fidèles, après un examen sérieux. A des révélations ainsi approuvées, il n’est pas dû un assentiment de foi catholique, et l’on ne peut pas donner un tel assentiment ; cependant, il est dû un assentiment de foi humaine, selon ce que commandent les règles de la prudence, conformément auxquelles de telles révélations sont probables et dignes d’une pieuse croyance
Benoît XIV, De servorum Dei beatificatione et beatorun canonizatione, livre II, ch 32, n° 11.
Il s’ensuit donc que l’on peut, étant sauve et intègre la foi catholique, ne pas donner son assentiment à ces révélations et s’en détourner, pourvu que cela se fasse avec la réserve due, non sans quelque raison et en évitant de témoigner du mépris.
Ibidem, livre III, ch 53, n° 15.
Saint Pie X dit de plus :
En ce qui regarde le jugement à porter sur les pieuses traditions, voici ce qu’il faut avoir sous les yeux : l’Église use d’une telle prudence en cette matière qu’elle ne permet point que l’on relate ces traditions dans des écrits publics, si ce n’est qu’on le fasse avec de grandes précautions et après insertion de la déclaration imposée par Urbain VIII ; encore ne se porte-t-elle pas garante, même dans ce cas, de la vérité du fait ; simplement elle n’empêche pas de croire des choses auxquelles les motifs de foi humaine ne font pas défaut. C’est ainsi qu’en a décrété, il y a trente ans, la Sacrée Congrégation des Rites (décret du 2 mai 1877) : » Ces apparitions ou révélations n’ont été ni approuvées ni condamnées par le Saint-Siège qui a simplement permis qu’on les crût de foi purement humaine, sur les traditions qui les relatent, corroborées par des témoignages et des monuments dignes de foi »
Saint Pie X, Encyclique Pascendi, dans ASS, t. XL (1907), p. 648–649 ; n° VI des mesures à prendre contre le modernisme.
Le décret cité par saint Pie X concerne d’ailleurs la reconnaissance des apparition de La Salette. En 1956, Pie XII exprimera la même doctrine dans Haurietis aquas. Le culte du Sacré-Cœur se fonde sur le donné dogmatique de la Tradition ; la révélation privée de Paray-le-Monial n’intervient que pour confirmer la Tradition, après coup et de manière accidentelle : non pas pour établir la vérité de foi mais pour faciliter la dévotion à l’égard du mystère que cette vérité exprime.
On ne doit donc pas dire que ce culte tire son origine d’une révélation privée faite par Dieu ni qu’il est apparu soudainement dans l’Église, mais qu’il a fleuri spontanément de la foi vivante et de la piété fervente dont étaient animées des personnes privilégiées à l’égard du Rédempteur adorable et de ses glorieuses blessures, témoignages les plus éloquents de son immense amour. Ainsi, comme on le voit, ce qui a été révélé à sainte Marguerite-Marie n’a rien apporté de nouveau à la doctrine catholique.
Pie XII, Encyclique Haurietis aquas dans AAS, t. XLVIII (1956), p. 340.
6. En donnant son approbation, l’Église nous certifie premièrement que rien ne va contre la foi et les mœurs dans la révélation privée dont elle permet la divulgation, et que l’on est assuré de ne pas mettre en péril sa foi théologale en croyant par une foi humaine à ces révélations. Sa déclaration nous donne sur ce point la certitude catégorique d’un enseignement magistériel infaillible [5]. Deuxièmement, l’Église suppose (sans s’en porter garante) la réalité historique des faits, et leur origine probablement divine, telle qu’elle est attestée par des témoignages sérieux et des motifs de crédibilité qui peuvent fonder une croyance humaine. Sa déclaration nous donne sur ce point la certitude morale de la prudence humaine. Troisièmement, l’Église encourage et conseille la dévotion qui peut être occasionnée par cette révélation privée. Sa déclaration nous donne sur ce point le conseil d’une compétence autorisée. Tout conseil, aussi autorisé soit-il, laisse la décision libre. En pratique, il n’y a jamais aucune raison sérieusement fondée pour refuser de reconnaître publiquement le bien-fondé des dévotions encouragées par une révélation privée reconnue par l’Église. Mais chacun reste libre de choisir (en toute prudence personnelle) ses dévotions, dans les limites que lui laisse l’Église.
7. Comme l’explique le Père Calmel, l’Église étant une société d’ordre surnaturel, il reste possible par exception que le gouvernement social y soit assisté par un conseil miraculeux, d’ordre mystique. Ce conseil miraculeux et d’origine divine apparaîtra comme tel à la raison moyennant des motifs de crédibilité. Et c’est à la raison pratique de la hiérarchie ecclésiastique, des évêques diocésains ou éventuellement du Pape, qu’il appartient de décider s’il faut suivre ce conseil et dans quelle mesure. « Il n’y a pas », concluait l’éminent théologien, « un autre Magistère que celui de la hiérarchie, un magistère inspiré qui lui serait supérieur et devant lequel le sien se devrait de baisser pavillon ; mais il y a d’autres messagers que ceux de la hiérarchie, des messagers inspirés, miraculeux que les dignitaires ecclésiastiques doivent accepter d’entendre, encore que ce soit à la hiérarchie de conclure et de trancher » [6]. Bref, « la notion catholique de l’Église n’exclut certes pas les charismes mais elle les subordonne à la hiérarchie. Elle n’exclut pas les révélations privées mais elle demande seulement que ce ne soient pas des illusions privées, ensuite que ces révélations soient en accord avec la révélation » [7]. Et même dans ce cas, l’Église n’impose pas ces conseils au même titre que les vérités de foi, car « l’Église place au dessus et sans comparaison la vie théologale et la sainteté » [8].
8. Remarquons enfin que, dans sa prudence, Mgr Lefebvre s’est toujours réglé sur ces enseignements du Magistère et a toujours incité les membres de la Fraternité à ne pas s’écarter de l’esprit de l’Église. On trouvera un bon exemple de cette prudence dans la Conférence donnée lors de la retraite d’ordination de juin 1989.
Les apparitions sont des suppléments que le Bon Dieu veut bien nous donner par l’intermédiaire souvent de la Très Sainte Vierge pour aider, mais ce n’est pas cela qui va faire le fondement de notre spiritualité, ce n’est pas cela qui va faire le fondement de notre foi. S’il n’y avait pas l’apparition, la foi resterait la même et les fondements de notre foi resteraient les mêmes. Alors il est dangereux de donner l’impression que sans les apparitions on ne pourrait pas tenir devant les difficultés actuelles. C’est dommage, c’est dangereux. […] Moi j’ai toujours été, je me suis efforcé vraiment, je vous assure, au séminaire de donner toujours ces principes fondamentaux de la foi et d’éviter cette introduction trop insistante des différentes apparitions, n’est-ce pas. […] Alors prenons bien garde dans nos prédications de ne pas nous lancer dans ce domaine et de ne pas détourner un peu les gens de l’effort qu’ils doivent faire appuyés sur les principes traditionnels de l’Église. Il faut mettre dans l’esprit des gens cette conviction que toute la rénovation de la société, des individus, des familles ne viendra que par Notre Seigneur Jésus-Christ ; c’est vraiment le principe de saint Pie X et c’est pourquoi le patronage de saint Pie X nous est si utile. Instaurare omnia in Christo. Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures, c’est inutile d’aller chercher ailleurs, il faut tout restaurer dans le Christ et si on prêche le Christ, tout viendra tout, tout jusqu’aux dernières conséquences, jusqu’à la christianisation de la société tout entière, ça viendra par Notre Seigneur Jésus-Christ
Mgr Lefebvre, archives du Service enregistrement d’Ecône, série « Retraites », 99/2 – A.
9. Revenons alors à La Salette [9]. Le 19 septembre 1846, la Très Sainte Vierge Marie apparaît à Mélanie Calvat et à Maximin Giraud, petits bergers de respectivement 15 et 10 ans, à la Salette au-dessus du village de Corps, dans le département de l’Isère. Elle leur confie à tous les deux, un message à faire connaître immédiatement à tout son peuple, et à chacun d’eux un secret, qu’ils pourront publier plus tard. Mélanie pourra publier le sien à partir de 1858. Le message adressé à tout le peuple chrétien profère en patois, comme châtiment de l’irréligion, des menaces de calamités agricoles, bien propres à émouvoir des populations campagnardes : les pommes de terre se gâteront, les raisins pourriront, les noix seront moisies. Les deux secrets adressés en français l’un à Mélanie et l’autre à Maximin s’en distinguent nettement. Il importe de faire la différence entre : le fait même de l’apparition ; le Secret de Mélanie ; le jugement de l’Église d’abord sur ce Secret et ensuite sur les interprétations qui ont pu en être données.
10. Le fait de l’apparition a été reconnu par l’évêque ordinaire du lieu, reconnaissance qui doit s’entendre au sens que nous avons rappelé plus haut. Après enquête canonique, l’évêque de Grenoble, Mgr de Bruillard, publie au mois de novembre 1851 un mandement déclarant solennellement que les fidèles sont fondés à croire l’apparition « véritable et certaine ». Dans un second mandement du 4 novembre 1854, le successeur de Mgr de Bruillard, Mgr Ginouilhac, corrobore cette reconnaissance. Dès 1852, la sacrée Congrégation des Rites et la Sacrée Congrégation des Indulgences avaient approuvé la dévotion ainsi que le culte liturgique à la Vierge de La Salette et en 1879 un Bref de Léon XIII avait érigé l’église de La Salette en Basilique mineure.
11. Les deux secrets furent mis par écrit le 5 juillet 1851, et remis au Pape Pie IX le 18 juillet suivant. Ces deux rédactions d’origine sont restées inédites. Ici doit prendre place une remarque fort importante. Du Secret confié à Mélanie existent plusieurs autres versions, distinctes de la rédaction d’origine remise au Pape : une version, inédite elle aussi, datée du 14 août 1853 ; plusieurs autres versions successives publiées par les soins de l’abbé Bliard, de 1870 à 1873, la dernière avec l’Imprimatur de l’archevêque de Naples, Sisto Riario Sforza ; enfin une troisième version que Mélanie fit imprimer elle-même en 1879, avec l’Imprimatur de l’évêque de Lecce, Luigi Zola. C’est cette dernière version (non identifiée avec les précédentes) qui est communément reçue comme le Secret de La Salette et où figure l’incise « Rome perdra la foi et deviendra le siège de l’Antéchrist ». Cette version a été réimprimée telle quelle par l’éditeur catholique de la Société Saint Augustin (futures éditions Desclée) en 1922, sous le titre L’Apparition de la T.S. Vierge sur la sainte montagne de La Salette le samedi 19 septembre 1846, avec l’Imprimatur du Père Lepidi, maître du Sacré Palais. Le constat qui s’impose devant cette pluralité de rédactions nous semble fort bien résumé dans une lettre qu’en juin 1915 le cardinal de Cabrières écrivit à son métropolitain, Mgr Latty, archevêque d’Avignon [10]. Ce dernier a appris qu’à Montpellier, ville épiscopale du cardinal, un commandant-major d’artillerie, Henry Grémillon – plus connu sous le pseudonyme du Docteur Mariavé – vient d’imprimer et de répandre deux volumes dans lesquels il commente le Secret de La Salette. L’archevêque interroge son suffragant à ce sujet. Celui-ci lui répond longuement.
Il ne paraît pas que nous ayons là le Secret remis à Sa sainteté le Pape Pie IX en 1858 par les envoyés de Mgr l’Évêque de Grenoble. Il a été, sous sa forme actuelle, édité par Mélanie Calvat, mais, à diverses reprises, par fragments successifs, ce qui semble être plutôt le résultat d’une composition personnelle que la répétition exacte du texte primitif remis à Pie IX. […] Ce qui est certain, c’est que les premières rédactions du Secret furent beaucoup moins développées que les dernières. Il est donc probable que, sous l’influence du mi-lieu dans lequel elle a fini sa vie, Mélanie a amplifié la forme première de l’écrit qu’elle avait fait remettre au Pape ; nous n’avons pas là, avec certitude, une copie officielle du Secret remis à Pie IX. Seule la Sacrée Congrégation du Saint Office pourrait, avec l’agrément du Souverain Pontife, rechercher l’original et en déterminer, avec la teneur primitive, la véritable autorité. La nature de ce Secret tel que nous le lisons aujourd’hui est si étrange : il est ordonné d’une manière si confuse ; il contient des allusions si singulières à la politique ; il semble enfin favoriser, d’une façon précise, les erreurs des anciens Millénaires, en an-nonçant une rénovation qui s’accomplirait dans le temps et sur la terre, à la différence de ce qu’enseigne la vraie religion sur la résurrection générale à la fin du monde et sur le bonheur des élus, qu’on hésite nécessairement à lui attribuer une origine céleste.
Lettre du Cardinal de Cabrières à Mgr Latty
12. L’Église s’est prononcée sur la divulgation du Secret. Le 14 août 1880, l’année suivant la publication de la dernière version du Secret, celle qui est aujourd’hui communément reçue, le cardinal Caterni, préfet de la Sacrée Congrégation de l’Inquisition, écrivit à l’évêque de Troyes, Mgr Cortet, que
cette publication n’a pas plu du tout au Saint-Siège, aussi sa volonté est-elle que les exemplaires de la dite brochure – partout où ils ont été mis en circulation – soient retirés des mains des fidèles.
Comme le texte n’en continuait pas moins de circuler, la Sacrée Congrégation du Saint Office promulgua le 21 décembre 1915 le Décret Ad supremae par lequel le Saint-Siège
ordonne à tous les fidèles, à quelque pays qu’ils appartiennent, de s’abstenir de traiter et de discuter sur le sujet dont il s’agit, sous quelque prétexte et sous quelque forme que ce soit, tels que livres, brochures ou articles signés ou anonymes, ou de toute autre manière.
AAS, t. VII (1915), p. 594.
Les contrevenants seront privés des sacrements s’ils sont simples laïcs ou même suspens s’ils sont prêtres. Le 7 février 1916, le cardinal Merry del Val précisait au nom du Saint-Office que l’apparition de La Salette ne bénéficiait pas d’une reconnaissance romaine, et restait simplement approuvée par l’autorité diocésaine, compétente en la matière. La réédition de 1922, avec Imprimatur du Père Lepidi, fut mise à l’Index (c’est-à-dire « proscrite et condamnée ») par un décret du même Saint-Office, du 9 mai 1923. Une dernière intervention du Saint-Office, le 8 janvier 1957, avec une lettre du cardinal Pizzardo au Père Francesco Molinari, procureur général de la Congrégation des Missionnaires de La Salette, précise que c’est bien le texte du Secret rédigé par Mélanie en 1879, et republié en 1922, qui fait l’objet de la condamnation. Il ressort de tout cela que :
- 1) le texte du Secret n’a pas été approuvé par l’Église comme l’a été l’apparition de 1846 ;
- 2) le Saint-Office en a interdit la diffusion sous peine de lourdes sanctions en 1915 ;
- 3) il en a interdit la possession et la lecture en 1923 ;
- 4) il a précisé qu’il entendait en condamner le contenu en 1957.
13. Plusieurs livres concernant le Secret ont été mis à l’Index : deux de l’abbé Combe, curé de Diou, respectivement les 7 juin 1901 et 12 avril 1907 et un du docteur Mariavé (pseudonyme du docteur Grémillon) le 12 avril 1916. Un grand nombre de prêtres divulgateurs du Secret furent frappés de sanctions canoniques : le Père Parent suspendu par l’évêque de Nantes en 1903 ; l’abbé Sicard, censuré par le Saint-Office en 1910 ; l’abbé Rigaud, suspendu par l’évêque de Limoges en 1911 ; l’abbé Althoffer, interdit en 1960. Le plus célèbre propagandiste du Secret de Mélanie fut l’écrivain Léon Bloy dans Celle qui pleure en 1908 et la Vie de Mélanie en 1912. Il fut suivi en cela par son filleul et disciple Jacques Maritain… Mgr Léon Cristiani a fait justice des erreurs gravissimes de Léon Bloy dans son beau livre, Présence de Satan dans le monde moderne,paru en 1959 [11].
14. Le décret du Saint-Office du 21 décembre 1915, par lequel le Saint Siège proscrit la diffusion et la lecture du Secret rédigé en 1879, précise que les mesures prises ne sont pas contraires à la dévotion de la Très Sainte Vierge invoquée et connue sous le titre de Réconciliatrice de La Salette. L’apparition de La Salette avec tout le culte qu’elle implique, fait partie du patrimoine de la dévotion catholique. Il en va tout autrement du Secret de Mélanie. Dans son traité classique de théologie mystique, le père Poulain en donne l’appréciation suivante :
Le Secret de Mélanie de La Salette est regardé par certaines personnes comme ayant été modifié par l’imagination de la voyante. Une des raisons sur lesquelles on s’appuie est que le texte renferme des accusations très dures et sans aucun correctif sur les mœurs du clergé et des communautés de 1846 à 1865. L’histoire parle tout autrement et indique une période de ferveur et de zèle apostolique. C’était l’époque de Pie IX, de dom Bosco, du saint Curé d’Ars et de l’expansion de l’enseignement chrétien en France.
Auguste Poulain, sj, Des Grâces d’oraison – Traité de théologie mystique, partie IV, ch 22, n° 36 (3e règle de discernement : la révélation ne renferme-t-elle aucun enseignement ou n’est-elle accompagnée d’aucune action contraire à la décence et aux bonnes mœurs ?).
Quant au point précis qui nous occupe, « Rome perdra la foi et deviendra le siège de l’Antéchrist », il n’est pas bien difficile de comprendre la réaction du Saint Siège, car le Siège de Rome est saint et sacré : il représente une institution divine, indéfectible comme telle. Prise en toute rigueur de termes, l’expression de La Salette ne peut manquer de paraître au moins téméraire et injurieuse, sinon même frayant la voie à l’hérésie, en ce qu’elle suggèrerait la négation du dogme de l’indéfectibilité de l’Église. Même si les événements que nous vivons sont ce qu’ils sont, il n’en reste pas moins vrai que les avertissements du Ciel doivent rester indemnes d’équivoque et de malsonnance, pour pouvoir se présenter avec toutes les garanties d’authenticité. Dans le sermon des sacres du 30 juin 1988, Mgr Lefebvre cite cette prophétie de La Salette, mais il évite de mentionner l’expression que Mélanie attribue à la Sainte Vierge. Il se contente de dire : « La Sainte Vierge a annoncé comme une éclipse à Rome, une éclipse dans la foi. » Cette réserve, venue de la part d’un pasteur dont le recul du temps ne fait qu’accréditer la sagesse, devrait nous donner matière à grande réflexion.
15. Prenons aussi en compte la remarque apposée par saint Thomas à la réflexion de saint Jérôme. Ce dernier disait à juste titre que « en parlant inconsidérément, on tombe dans l’hérésie » et le docteur angélique ajoute :
Aussi nos expressions ne doivent-elles avoir rien de commun avec celles des hérétiques, pour ne pas paraître favoriser leur erreur.
3a pars, question 16, article 8, corpus.
Si l’on songe que Luther fut le premier à parler du Siège de Rome comme du Siège de l’Antéchrist, l’expression reprise dans le Secret de Mélanie en devient irrecevable. Et l’on comprend pourquoi le Saint-Office a voulu la réprouver. Elle ne saurait en tout état de cause servir d’argument pour appuyer une quelconque thèse sédévacantiste.
Abbé Jean-Michel Gleize
Source : Courrier de Rome n°634
- Somme théologique, 2a2ae, question 174, article 6.[↩]
- Ces manifestations peuvent en particulier correspondre à la diversité des expressions individuelles qui, dans l’Église, rendent comptent chacune à sa manière du même mystère. Elles sont l’un des aspects de la catholicité. Faute d’analogie, on risque de méconnaître la véritable nature du rôle qu’elle sont appelées à jouer en s’intégrant chacune à sa place dans le patrimoine ecclésiastique. L’on pourra, pour illustrer ce point, se reporter aux considérations intéressantes de Charles Journet dans L’Église du Verbe Incarné, I, page 724 : « Newman se rendait compte que les reproches qu’il adressait jadis à l’Église romaine étaient bien plutôt imputables à ce qui subsistait d’humain chez les catholiques et que, par exemple, pour aimer profondément la Sainte Vierge, un Anglais n’était pas obligé de l’aimer à la manière et dans le goût d’un Italien ».[↩]
- Concile de Trente, session VI, chapitre XII, DS 1540.[↩]
- Voir aussi Cardinal Jean-Baptiste Franzelin, De traditione divina, thèse XXII, corollaire, 4e édition de 1876, p. 254–257 ; traduction française : La Tradition, Courrier de Rome 2008, n° 480–483, p. 336–339.[↩]
- Il s’agit de l’infaillibilité du Magistère vis-à-vis de son objet second. L’Église est infaillible lorsqu’elle examine et déclare la valeur doctrinale des écrits. Cf Louis Billot, sj, L’Eglise. II – Sa constitution intime, Courrier de Rome, 2010, n° 597–599, p. 203–206.[↩]
- Roger-Thomas Calmel, op, Brumes du révélationisme et lumières de la foi, p. 125.[↩]
- Calmel, Ibidem, p. 125.[↩]
- Calmel, Ibidem, p. 124.[↩]
- Cf dans la Revue Sodalitium de l’Institut Mater Boni Consilii, sous la plume de l’abbé Ricossa, l’Appendice à l’article « L’Apocalypse selon Corsini », p. 57–59 ainsi que sur le site Sodalitium, à la page du 21 mars 2020, la documentation intitulée « Le Saint Siège et le Secret de La Salette ».[↩]
- On en trouve la publication intégrale dans la Semaine religieuse de Montpellier du 26 juin 1915. Cette lettre est également reproduite dans La leçon de l’Hôpital Notre-Dame d’Ypre. Exégèse du Secret de La Salette, 2e édition, Paris, Eugène Figuière et Cie, 1916, p. 182–190. 16 Cité par Michel Corteville, La “grande nouvelle” des bergers de La Salette, Diffusion Téqui, 2000, p. 273, traduction du texte original latin conservé aux archives du diocèse de Troyes.[↩]
- Léon Cristiani, Présence de Satan dans le monde moderne, Editions France Empire, 1959, p. 288–296.[↩]