Saint Dominique : sa vie et son œuvre

Le 6 août 1221, il y aura cette année huit cents ans, saint Dominique entrait en pos­ses­sion du royaume des cieux, suprême récom­pense pro­mise par le Seigneur aux pauvres en esprit, aux cœurs purs et misé­ri­cor­dieux … Avant de pré­sen­ter, dans des articles à venir, cha­cune des béa­ti­tudes évan­gé­liques telles que les a vécues le patriarche des Prêcheurs, il ne sera pas inutile de cam­per le per­son­nage de saint Dominique dans son cadre his­to­rique et géo­gra­phique et d’évoquer sa mis­sion par­ti­cu­lière dans le Corps mystique.

« Dieu, déclare saint Paul, veut que tous les hommes soient sau­vés et par­viennent à la connais­sance de la véri­té. » (1 Tim. 2, 4) Pour réa­li­ser ce des­sein de misé­ri­corde, le Fils de Dieu a fon­dé la sainte Église, du sein de laquelle il sus­cite de siècle en siècle des hommes enflam­més de zèle pour le salut de leurs sem­blables. Au XIIIème siècle parut Dominicus, l’homme du Seigneur, père et fon­da­teur d’un Ordre reli­gieux tout entier voué à la pré­di­ca­tion pour le salut des âmes. Distinguons dans cette vie très uni­fiée trois phases his­to­riques : les pré­pa­ra­tifs loin­tains de l’Ordre des Prêcheurs ; sa lente éla­bo­ra­tion ; l’approbation de l’Ordre et sa rapide expan­sion jusqu’à la mort du fondateur.

1. Les préparatifs lointains de l’Ordre des Prêcheurs (1170–1203)

Les débuts furent humbles, comme il sied aux grandes œuvres divines. Dominique de Guzman naquit dans un vil­lage de Castille vers 1170. La contre-​offensive des Espagnols contre l’envahisseur maure bat­tait alors son plein. Félix, père de Dominique et sei­gneur de Caleruega, pre­nait une part active à cette recon­quis­ta, et quelque chose de sa pug­na­ci­té che­va­le­resque pas­sa en son fils, futur conqué­rant des âmes. De sa mère, la bien­heu­reuse Jeanne d’Aza, l’enfant héri­ta la com­pas­sion pour les misères humaines, en par­ti­cu­lier la misère morale. Cette sainte femme, alors qu’elle était enceinte, eut une vision : de son sein bon­dis­sait un petit chien, qui tenant en sa gueule une torche, par­tait embra­ser la terre, pré­sage de la future mis­sion de son enfant.

Caleruega en Castille, lieu de nais­sance de saint Dominique

L’atmosphère fami­liale était impré­gnée d’esprit sur­na­tu­rel, au point que les trois fils de la mai­son devinrent prêtres : Antoine mou­rut en odeur de sain­te­té, Mannès fut béa­ti­fié et Dominique cano­ni­sé. Avec un soin reli­gieux, ses parents le pré­ser­vèrent du mal et le confièrent pour son ins­truc­tion à son oncle archi-​prêtre. Celui-​ci, consta­tant les bonnes dis­po­si­tions intel­lec­tuelles et morales de son élève, l’envoya étu­dier les arts libé­raux aux écoles de Palencia, alors la plus pres­ti­gieuse uni­ver­si­té d’Espagne. Dominique s’y adon­na aux études phi­lo­so­phiques et théo­lo­giques avec ardeur. Rien cepen­dant chez lui d’une étude des­sé­chante pour le cœur, puisque, lors d’une famine, il ven­dit ses pré­cieux livres manus­crits et toutes ses affaires, pour en dis­tri­buer le prix aux pauvres, sus­ci­tant par son exemple héroïque une ému­la­tion par­mi les théo­lo­giens et les maîtres.

Son renom de ver­tu et de science atti­ra l’attention de son évêque, qui l’invita à se joindre aux cha­noines de son cha­pitre cathé­dral d’Osma. Jourdain de Saxe note à ce propos :

[Il] se mit à briller par­mi les cha­noines comme l’é­toile du ber­ger, le der­nier par l’hu­mi­li­té du cœur, le pre­mier par la sain­te­té. […] On le choi­sit pour sous-​prieur, jugeant qu’ain­si pla­cé sur un pié­des­tal éle­vé, il ver­se­rait à tous les regards sa lumière et invi­te­rait cha­cun à suivre son exemple. Il usait nuit et jour le sol de l’é­glise, vaquait sans cesse à la prière. […] Une de ses demandes fré­quentes et sin­gu­lières à Dieu était qu’il lui don­nât une cha­ri­té véri­table et effi­cace pour culti­ver et pro­cu­rer le salut des hommes : car il pen­sait qu’il ne serait vrai­ment membre du Christ que le jour où il pour­rait se don­ner tout entier, avec toutes ses forces, à gagner des âmes, comme le Seigneur Jésus, Sauveur de tous les hommes, se consa­cra tout entier à notre salut .

Bx Jourdain de Saxe O.P., Livret sur les ori­gines de l’Ordre des Prêcheurs, n° 12.

2. La lente élaboration d’un Ordre de Prêcheurs (1203–1216)

Cette com­mi­sé­ra­tion pour les âmes allait bien­tôt trou­ver un large champ d’action. En 1203, accom­pa­gnant son évêque Diego pour un voyage d’ambassade, et fai­sant halte à Toulouse, Dominique s’aperçut que leur auber­giste était un Cathare. Il pas­sa la nuit en dis­cus­sion avec son hôte héré­tique, l’attaquant avec force et cha­leur, et à l’aube, il avait le bon­heur de le rece­voir dans l’Église. Peu après, Diego et Dominique conçurent le des­sein de par­tir en mis­sion chez les Cumans((Peuplade bar­bare s’étendant du nord de la mer d’Aral au nord de la mer Noire.)), et se ren­dirent à Rome en 1206 pour s’en ouvrir au Pape. Innocent III leur oppo­sa un refus. Sur le che­min du retour vers l’Espagne, ils ren­con­trèrent à Montpellier les légats pon­ti­fi­caux char­gés de la pré­di­ca­tion contre les Cathares. A ces hommes pro­fon­dé­ment décou­ra­gés par l’insuccès de leur mis­sion, Diego – expri­mant aus­si la pen­sée intime de Dominique – expli­qua qu’on ne sau­rait pré­tendre conver­tir de tels héré­tiques si l’on ne vit pas de façon évan­gé­lique. Et, après s’être débar­ras­sé de ses équi­pages et de ses bagages, il prit la tête de la troupe des mis­sion­naires. Ils par­cou­rurent à pied le Lauragais, conviant ici et là les popu­la­tions à des pré­di­ca­tions publiques, défiant les ministres de l’hérésie lors de joutes ora­toires, où Dominique mani­fes­ta ses talents de contro­ver­siste et son don des miracles.

Une âme mis­sion­naire : « Que devien­dront les pauvres pécheurs ? »

Cette même année 1206, un ren­fort spi­ri­tuel pro­vi­den­tiel sur­vint à l’athlète du Seigneur : alors qu’il prê­chait dans l’église de Fanjeaux, neuf nobles dames cathares venues l’écouter, se conver­tirent. Elles déci­dèrent de se consa­crer à Dieu, sous la direc­tion de Frère Dominique. Celui-​ci reçut un signe du ciel, lui dési­gnant l’endroit où il pour­rait mettre à l’abri les jeunes conver­ties. Ce fut la petite église de Notre-​Dame de Prouilhe, en contre-​bas de Fanjeaux. Il y avait là une mai­son, dans laquelle trou­vèrent refuge celles qui allaient deve­nir les pre­mières moniales domi­ni­caines, tout adon­nées à la prière et à la péni­tence pour les âmes. Les années qui sui­virent, quelques pré­di­ca­teurs s’adjoignirent à Dominique, qui, depuis la « sainte pré­di­ca­tion de Prouilhe », cita­delle de l’orthodoxie, intense foyer de prière, rayon­naient dans la région, à la recherche des bre­bis perdues.

Vue de Fanjeaux

Cependant, en 1215, les auto­ri­tés ecclé­sias­tiques deman­dèrent à Dominique de trans­por­ter sa com­mu­nau­té de frères à Toulouse. L’évêque leur octroya un décret d’approbation :

Au nom de Notre-​Seigneur Jésus-Christ.

Nous por­tons à la connais­sance de tous, pré­sents et à venir, que nous, Foulques, par la grâce de Dieu, humble ministre du siège de Toulouse, afin d’extirper la per­ver­sion de l’hérésie, chas­ser les vices, ensei­gner le sym­bole de la foi et incul­quer aux hommes une saine morale, ins­ti­tuons pré­di­ca­teurs dans notre dio­cèse frère Dominique et ses com­pa­gnons ; dont le pro­pos reli­gieux est de s’en aller à pieds, et de prê­cher la parole évangélique…

Un grand pas venait d’être fran­chi : ce docu­ment créait une ins­ti­tu­tion dio­cé­saine et per­ma­nente pour l’office de la pré­di­ca­tion. Mais pour la sanc­ti­fi­ca­tion des frères et pour leur rayon­ne­ment apos­to­lique par l’enseignement de la doc­trine sacrée, il était indis­pen­sable, non seule­ment de les for­mer à la vie reli­gieuse, mais de leur assu­rer une solide for­ma­tion doc­tri­nale. Dominique y pour­vut en condui­sant ses pre­miers com­pa­gnons auprès d’un maître en théo­lo­gie. L’étude des frères se vou­lait contem­pla­tive, adap­tée aux capa­ci­tés de cha­cun, éclai­rée par le culte litur­gique solen­nel, puri­fiée par l’ascèse monas­tique, vivi­fiée par le zèle apos­to­lique du salut des âmes.

3. L’approbation pontificale et la rapide extension de l’Ordre (1216–1221)

De simple ins­ti­tu­tion dio­cé­saine, la fon­da­tion domi­ni­caine allait bien­tôt deve­nir un Ordre uni­ver­sel, selon le vœu de son fon­da­teur. Au prin­temps 1215, Le Pape Innocent III convo­quait le IVème concile du Latran. Pour Dominique, qui accom­pa­gnait son évêque, c’était l’occasion de s’ouvrir de ses pro­jets au Souverain Pontife. Celui-​ci l’exhorta à retour­ner vers ses frères, à choi­sir avec eux, après pleine et com­mune déli­bé­ra­tion, une règle déjà approu­vée ; après quoi, l’é­vêque leur assi­gne­rait une église, et Dominique pour­rait reve­nir à Rome cher­cher la confir­ma­tion pontificale.

Les frères réunis à Toulouse optèrent pour la règle de saint Augustin, la plus adap­tée à la vie cano­niale, à laquelle ils ajou­tèrent des obser­vances tirées des consti­tu­tions des Prémontrés. Ils sup­pri­mèrent le tra­vail manuel pour les prêtres ain­si que les pos­ses­sions ter­ri­to­riales. Il fal­lait encore à cette com­mu­nau­té une mai­son prio­rale. L’évêque y pour­vut et le 28 août 1216, les frères entraient solen­nel­le­ment dans leur pre­mier couvent, le couvent saint-​Romain de Toulouse. Ainsi doté d’une règle et d’une mai­son reli­gieuse, Dominique repre­nait la route de Rome, pour obte­nir l’approbation papale.

Saint Dominique au secours de l’Eglise

Innocent III, entre-​temps, avait ren­du son âme à Dieu. Son suc­ces­seur, Honorius III, mani­fes­ta le même inté­rêt pour la nou­velle fon­da­tion. A peine deux mois après son arri­vée, saint Dominique obte­nait la confir­ma­tion de son Ordre, par deux bulles datées du 22 décembre 1216. Le pas­sage le plus signi­fi­ca­tif est celui-ci :

Nous, consi­dé­rant que les frères de ton Ordre seront dans l’avenir les ath­lètes de la foi et les vraies lumières du monde, nous confir­mons ton Ordre avec tous ses domaines et ses pos­ses­sions acquises et futures, et pre­nons cet Ordre, ses pos­ses­sions et ses droits, sous notre gouvernement. »

Dans une troi­sième bulle du 21 jan­vier 1217, Honorius don­nait à cet nou­vel ins­ti­tut son nom défi­ni­tif d’Ordre des Prêcheurs. Le pape confiait pour la pre­mière fois la mis­sion cano­nique de prê­cher, non plus à cer­tains prêtres en par­ti­cu­lier, dans un dio­cèse déter­mi­né, mais à une socié­té reli­gieuse et dans l’Église universelle.

Revenu en France, saint Dominique fit un coup d’audace. A Prouilhe, le 15 août 1217, après avoir chan­té la messe et reçu les vœux des frères, il les dis­per­sa, mal­gré leur petit nombre, les envoyant dans les grandes cités uni­ver­si­taires : sept à Paris pour étu­dier, prê­cher et fon­der un prieu­ré, et quatre en Espagne. Lui-​même par­tit pour Rome avec un frère, s’arrêtant à Milan et Bologne pour y pré­pa­rer de futures fondations.

Le suc­cès fut ful­gu­rant. Quatre années plus tard, le deuxième cha­pitre géné­ral de 1221 répar­tis­sait les cin­quante cou­vents fon­dés en huit pro­vinces. Saint Dominique, après avoir éga­le­ment pour­vu l’Ordre de ses pre­mières Constitutions (1220), mou­rait l’an de grâce 1221, assu­rant les frères qu’il leur serait plus utile après sa mort que de son vivant. De là-​haut, il conti­nue à assu­rer l’œuvre de la pré­di­ca­tion pour le salut des âmes.