Alexandre VI a‑t-​il « donné » le monde aux Européens ?

L’Eglise n’aurait-elle pas don­né un droit de pro­prié­té aux Européens sur le monde, ouvrant ain­si la porte à la spo­lia­tion et à l’esclavage ?

En 1493, le pape Alexandre VI publiait le texte Inter cae­te­ra par lequel il « don­nait » aux Espagnols les terres qu’ils allaient décou­vrir au cours de leurs expé­di­tions mari­times. Un an plus tard, en 1494, le même pape arbi­trait le trai­té de Tordesillas entre Espagnols et Portugais, trai­té par lequel le monde « nou­veau » (nou­veau pour les Européens) était comme par­ta­gé entre Espagnols et Portugais.

Quel était le sens et la signi­fi­ca­tion des déci­sions pon­ti­fi­cales ? Ces mesures donnaient-​elles aux Européens un droit de pro­prié­té sur le « nou­veau » monde ? 

Rappelons d’abord le contexte his­to­rique. Depuis le début du 15° siècle, les Portugais explo­raient par bateaux les côtes d’Afrique dans le but de rejoindre les Indes. En 1492, l’Espagne entra sérieu­se­ment dans la course grâce à Christophe Colomb qui navi­gua vers l’Ouest pour rejoindre les Indes, et décou­vrit l’Amérique. Peu après, Alexandre VI « don­na » à l’Espagne les terres décou­vertes. En tant que puis­sances poli­tiques, le Portugal et l’Espagne tra­vaillaient cha­cun pour leurs inté­rêts. En l’absence de trai­té, le risque de conflit était grand. On recou­rut à l’arbitrage du pape. Le résul­tat fut le trai­té de Tordesillas, conclu en 1494, sous l’égide d’Alexandre VI. On avait des­si­né sur la carte un grand trait qui allait du pôle nord au pôle sud, et on avait conve­nu que l’Espagne irait explo­rer à l’Ouest de ce méri­dien (côté Amérique), tan­dis que le Portugal irait explo­rer à l’Est (côté Afrique). Chaque puis­sance aurait mono­pole sur les terres décou­vertes dans sa zone. La ques­tion se pose donc : l’Eglise n’aurait-elle pas don­né un droit de pro­prié­té aux Européens, ouvrant ain­si la porte à la spo­lia­tion et à l’esclavage ?

Les faits taillent en pièce ces accu­sa­tions. Expliquons-​nous. Les papes n’ont jamais dit que les Européens pou­vaient débar­quer dans une région habi­tée, s’emparer des terres et réduire tout le monde en escla­vage ! Nous pou­vons four­nir deux preuves à cela. 

La pre­mière preuve, c’est qu’ils n’ont ces­sé de répé­ter tout le contraire ! Les papes ont condam­né l’esclavage et la spo­lia­tion des terres par les Européens à de nom­breuses reprises : en 1435 (pape Eugène IV), en 1462 (Pie II), en 1537 (Paul III), en 1639 (Urbain VIII), en 1686 (Innocent XI), en 1741 (Benoît XIV), en 1814 et 1823 (Pie VI), en 1839 (Grégoire XVI), en 1888 (Léon XIII). Il est donc absurde d’imaginer que l’arbitrage d’Alexandre VI don­nait droit aux spo­lia­tions. Une telle déci­sion aurait été retour­née contre Rome par les colons eux-​mêmes, chaque fois qu’une condam­na­tion de leurs pra­tiques était ful­mi­née. Il ne l’ont jamais fait, parce qu’ils savaient qu’Alexandre VI n’avait jamais don­né aux Européens un droit de pro­prié­té sur les terres habitées. 

La deuxième preuve, c’est que les plus célèbres théo­lo­giens catho­liques de l’époque excluent abso­lu­ment que le pape Alexandre VI ait auto­ri­sé la spo­lia­tion des terres. Saint Robert Bellarmin (1542–1621) explique que le pape a « don­né » ces terres aux Européens

non pas pour que ces rois chré­tiens aillent com­battre les rois infi­dèles et occupent leur terre, mais seule­ment pour qu’ils leur apportent les pré­di­ca­teurs de la foi. 

Bellarmin, Le Pontife Romain, Livre 4, chap. 2. (cf Dictionnaire de Théologie Catholique, art. Esclavage).

Le théo­lo­gien Suarez (1548–1617), explique de son côté : 

le pape dis­tri­bue des terres et des royaumes infi­dèles aux rois chré­tiens non pour les enva­hir, car cela serait tyran­nique (hoc enim tyran­ni­cum esset) : mais pour qu’ils envoient vers ces infi­dèles les pré­di­ca­teurs de la foi.

Suarez, Traité de la foi, disp. 18, sect. 1, n°7. (idem).

Grégoire de Valentia (mort en 1603) écrit qu’Alexandre VI 

n’a pas pu pri­ver les infi­dèles de leurs terres pour la seule rai­son qu’ils étaient infidèles.

Grégoire de Valentia, Commentaires théo­lo­giques, Tome 3, disp. 1, q. 20. (idem).

Nous avons là l’interprétation una­nime de la pen­sée de l’Eglise, à tra­vers les écrits de théo­lo­giens célèbres : Alexandre VI a « don­né » les terres non pour en prendre pos­ses­sion, mais pour en assu­rer l’évangélisation.

Résumons alors le sens réel de l’arbitrage d’Alexandre VI:Il déter­mine des zones d’explorations entre Espagnols et Portugais afin d’éviter les conflits. Qui le lui repro­che­rait ? Il demande à cha­cun de favo­ri­ser l’œuvre d’évangélisation dans les terres habi­tées. En retour, chaque puis­sance reçoit le mono­pole du com­merce dans ces régions, le droit exclu­sif de pas­ser des trai­tés avec les peuples ren­con­trés, et la pro­prié­té des terres inhabitées.Esclavage et spo­lia­tion n’étaient abso­lu­ment pas au pro­gramme dans les mesures prises par le pape Alexandre VI. On ne pour­ra même pas dire que l’Eglise est res­pon­sable de ces grandes expé­di­tions, et donc indi­rec­te­ment au moins, des abus de toute sorte qui eurent lieu. Car Espagnols et Portugais n’avaient pas deman­dé d’autorisations au pape pour construire leurs bateaux et par­tir à la décou­verte du monde ! Vatican ou pas, les grandes décou­vertes auraient eu lieu. 

Dernières réflexions… Alors, pour­quoi ce refrain hos­tile à l’Eglise est-​il répé­té en boucle ? Ignorance de l’histoire ? Malveillance ? Les deux à la fois?… Chacun peut répondre comme il veut. Il nous suf­fit ici d’avoir mon­tré que le pape Alexandre VI n’a jamais eu l’intention de don­ner le monde en pro­prié­té aux Européens, et ces der­niers le savaient par­fai­te­ment. Nous savons que bien des explo­ra­teurs euro­péens se sont ren­dus cou­pables d’exactions de toute sorte, et par­fois contre la volon­té expresse de leurs chef d’Etat. Où cher­cher la cause ? Elle n’est cer­tai­ne­ment pas à Rome. Regardons le mal d’aujourd’hui, celui qui se trouve dans notre famille, dans notre quar­tier, dans notre ville : les vols ; les ventes frau­du­leuses de ter­rain ; les expro­pria­tions injustes ; les meurtres ; les exploi­ta­tions de tra­vailleurs ; les injus­tices… Regardons le monde : on y recense aujourd’hui qua­rante mil­lions de per­sonnes en état d’esclavage. Ça vient du pape tout cela ? Ça vient de l’Eglise ? Ça vient de Rome ? Soyons sérieux ! Pourtant, ce mal humain que nous voyons aujourd’hui n’est pas fon­da­men­ta­le­ment dif­fé­rent du mal humain d’autrefois. Il lui res­semble même ter­ri­ble­ment. Ce n’est pas dans la papau­té qu’il faut cher­cher la racine de ce mal, bien au contraire : durant trois siècles, les papes furent abso­lu­ment seuls à condam­ner l’esclavage et la spo­lia­tion ! Il faut cher­cher la cause autre part. Mais c’est un autre débat, qui pour­rait faire l’objet d’un autre article…

Abbé Christophe Legrier

Source : Le Saint-​Pie n°250