« L’Église de France a‑t-elle un problème avec les traditionalistes » ?
Lors du rassemblement des 600 séminaristes à Paris, en décembre dernier, l’un d’entre eux a posé cette question. Mgr de Moulins-Beaufort, archevêque de Reims et président de la Conférence des évêques de France, y a répondu sans détour : « Oui. […] S’il y a une question centrale, c’est une question de théologie politique et de rapport au monde. Le décret de Vatican II sur la liberté religieuse est très clair. Le Christ n’est pas venu bâtir des nations catholiques mais il est venu fonder l’Église. Ce n’est pas la même chose. À force de traîner la nostalgie d’un état catholique, on perd notre énergie pour l’évangélisation ».
Mise à part la dernière phrase, la réponse, sans être désobligeante, a le mérite d’être claire, à la portée de tous et surtout d’aller au fond des choses. En effet la question qui oppose les évêques de France aux catholiques attachés à la Tradition n’est pas d’abord liturgique (concernant la messe notamment) ; encore moins canonique (savoir si ces catholiques jouissent d’un droit ecclésiastique). Elle n’est pas liée aux sentiments de sympathie ou d’antipathie que les fidèles peuvent avoir pour tel ou tel souverain pontife. Elle est fondamentalement doctrinale et trouve sa source dans le décret du concile Vatican II sur la liberté religieuse. Remarquons d’ailleurs que Mgr Lefebvre ne disait pas autre chose, en reprochant à ce même décret, d’avoir « découronné Notre Seigneur Jésus-Christ, en lui arrachant la couronne de sa royauté sociale », autrement dit d’avoir refusé pratiquement et doctrinalement la royauté de Jésus-Christ sur les nations, pourtant enseignée encore en 1925 par le pape Pie XI dans l’encyclique Quas Primas et activement recherchée par les catholiques, dans des situations historiques très variées, depuis 2000 ans, à travers l’univers entier.
Qu’on le dise tout de suite pour éviter tout malentendu : Jésus-Christ, par lui-même, est venu fonder l’Église, tandis qu’il veut, à travers ses disciples, bâtir des nations catholiques. C’est en ce sens qu’on doit dire que Jésus-Christ est venu bâtir des nations catholiques. Et pour rendre accessible à tous l’enjeu de la question centrale posée par Mgr de Moulins-Beaufort, il faut simplement se demander : si Jésus-Christ n’est pas venu pour bâtir des nations catholiques, à qui donc a‑t-il laissé le soin de les bâtir ? Si ce n’est pas l’esprit catholique qui inspire la nation, ce sera l’esprit du monde qui présidera à sa législation, à son développement, à sa culture. Et pour tout catholique, derrière l’esprit du monde, il y a le Prince de ce monde, Satan, l’Ennemi de Dieu et de son Christ. Que la société soit matérialiste, à dominante hédoniste, capitaliste ou socialiste ; qu’elle soit plus « spirituelle » type New-Age ou coranique : toujours elle est sous l’emprise du Prince de ce monde. Si les évêques catholiques ne veulent donc pas bâtir des nations catholiques, cela signifie qu’ils laissent au Prince de ce monde le soin de le faire, libre à ce dernier de choisir les couleurs qu’il voudra bien leur donner. La vérité est crue, mais la logique est implacable. Saint Augustin l’a énoncée d’une manière définitive : « Deux amours ont bâti deux cités, l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité de la terre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité de Dieu ». Et si on objecte qu’il existe une troisième voie : celle de la nation neutre, il faut répondre que cette dernière n’a jamais existé sinon dans l’esprit de certains et qu’elle est en réalité le dernier masque derrière lequel le Prince de ce monde se cache ! On connaît le mot chrétien de Baudelaire : « La plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas »…
A voir la réalité de manière trop superficielle, on pourrait avoir l’impression que la question mise en avant par Mgr Lefebvre ou par Mgr de Moulins-Beaufort est marginale ou, du moins, secondaire et qui plus est, au vu des circonstances actuelles – un pays qui de facto a cessé d’être chrétien – surannée. En réalité, c’est bel et bien une question centrale qui pousse à s’interroger sur la finalité de la mission de Jésus-Christ, le Fils de Dieu, en ce monde, et par conséquent sur la raison d’être de la mission de l’Église catholique. Ne nous y trompons-pas : de la position qu’on tient sur une question aussi essentielle dépendent les réponses concrètes à toutes les questions pratiques de l’Église auxquelles est sensible le peuple chrétien : l’enseignement du catéchisme, le rôle de l’école catholique, les exigences de l’éducation chrétienne, la liturgie de la messe et la prédication à l’église, l’importance pratique qu’on donne à l’obligation dominicale, la préparation aux sacrements, la pastorale d’une paroisse ; les rapports qu’on entretient avec les protestants, les musulmans, les bouddhistes ; le positionnement qu’on adopte vis-à-vis de l’État, sans parler de la manière de comprendre et de réaliser l’évangélisation…
Cette question essentielle, avec toutes ces implications concrètes, revient actuellement sur le devant de la scène et la déclaration de Mgr de Moulins Beaufort n’est d’ailleurs pas un hasard. Ces dix dernières années en France ont en effet été marquées par la loi sur le « mariage pour tous » ; la poussée toujours plus visible et envahissante de l’islam ; l’épisode du Covid avec la quasi-suspension du culte catholique ; le déclin accéléré et sensible de la vie des diocèses ; les restrictions sur la messe traditionnelle ; les revendications du lobby LGBTQ+ et l’« autorisation » donnée par le pape François en décembre dernier de bénir des « couples » homosexuels. En poussant l’Église de France à réagir, tous ces événements ont agi comme des révélateurs : ils ont mis au grand jour les dispositions des cœurs. Et de plus en plus de personnes aujourd’hui se mettent à ouvrir les yeux sur ce monde catholique, né du concile Vatican II et de sa fondamentale déclaration sur la liberté religieuse ; ils prennent conscience des conséquences pratiques et immenses du refus de la royauté sociale de Jésus-Christ ; de cette volonté abandonnée de bâtir des nations catholiques. Puisse l’année 2025, qui fêtera le centième anniversaire de l’encyclique Quas primas, mettre en lumière et montrer toute l’actualité de la royauté sociale de Notre Seigneur Jésus-Christ.
Même le catéchumène, qui se prépare au baptême et qui n’a pas encore une formation très étendue, pressent bien, le jour où Jésus-Christ s’est imposé à lui, qu’il doit mettre sa vie en ordre à la lumière de l’Evangile ; il comprend aussi que sa vie familiale ne peut échapper à cette réforme de vie, et du même élan, il entrevoit, même s’il n’a pas les moyens de la réaliser, que l’ordre social et politique ne peut rester étranger à cette conversion des mœurs et des esprits demandée par l’Évangile. Bâtir une nation catholique, voilà une évidence toute « naturelle » pour qui s’est laissé saisir par Jésus-Christ, Notre Seigneur ! Peu importe que cet horizon soit proche ou lointain ; peu importe qu’il soit concrètement atteignable ou pas dans les circonstances présentes. Cette pensée l’anime ; à son modeste niveau, elle inspire son action et son cœur vibre en pensant aux grands actes de l’histoire de France qui ont scellé, entre Dieu et la France, une irrévocable alliance : l’apostasie de la France, en 1789, n’effacera jamais en effet la marque de son baptême.
La royauté sociale de Notre Seigneur Jésus-Christ est une vérité de notre Credo ; c’est aussi une réalité qui « sera toujours à recommencer jusqu’au bout » (Bernanos, Journal d’un curé de campagne). Sans nostalgie, mais avec l’Espérance !