Il n’est pas rare de voir la Fraternité Saint-Pie X accusée d’être contre le pape.
Les arguments d’une affligeante platitude théologique sont du genre : « Il ne faut pas exagérer », ou « Nous avons un pape merveilleux », « Qui êtes-vous pour juger (c’est-à-dire pour utiliser votre intelligence) ? » Parfois s’y ajoute une réflexion d’une ingénuité surprenante : « Ce pape, il a la foi ! » – ce qui est, avouons-le, extrêmement minimaliste pour cette fonction dans l’Église !
Les esprits les plus forts pensent trancher le débat par la renonciation solennelle à la vérité : « Je préfère me tromper avec le pape », réussissant ainsi à aller à l’encontre de saint Paul lui-même : « Mais quand nous-mêmes, quand un ange venu du ciel vous annoncerait un autre Évangile que celui que nous vous avons annoncé, qu’il soit anathème ! » [1])
Défendre la papauté ne consiste pas à s’accrocher à un écran de télévision pour recevoir une bénédiction urbi et orbi, pas plus qu’à parcourir le globe pour les Journées Mondiales de la Jeunesse. Les simples chrétiens d’autrefois étaient d’une efficacité bien plus grande pour la chrétienté que ceux qui s’exaltent en lisant les « discours du mercredi ».
Par un mystérieux dessein de la Providence divine, ce ne sont pas toujours ceux qu’on pourrait attendre qui se trouvent sur la ligne de front. S’il est bien un des points de doctrine qui a connu le plus grand ébranlement de son histoire depuis cinquante ans et que défend la Fraternité, c’est bien la mission pontificale de Pierre, le rôle et le pouvoir du Souverain Pontife qui est de constitution divine.
La mission du pape
La doctrine classique nous semble évidente tellement elle est répétée dans l’histoire de l’Église [2]).
Il existe deux pouvoirs parfaitement distincts dans l’Église, et donc deux éléments constitutifs de la hiérarchie. Ils s’entraident, se complètent ou se superposent :
- le pouvoir de sanctifier les âmes. Il est donné par le sacrement de l’Ordre. Il comporte de nombreux degrés et se distingue au sommet entre l’épiscopat et le sacerdoce. Il est reçu par un sacrement : c’est donc Notre Seigneur Jésus-Christ qui agit dans l’âme des sujets qui le reçoivent et les rend immédiatement aptes à leur action. Le cœur de ce rôle est le pouvoir de consacrer l’Eucharistie, pouvoir sur le Corps et le Sang du Sauveur lui-même. Il en résulte, selon l’expression du concile de Trente, « le pouvoir d’administrer… ainsi que celui de remettre et de retenir les péchés » [3].
- le pouvoir de gouverner et d’enseigner, appelé pouvoir de juridiction. L’Église possède un pouvoir de légiférer et de guider les siens. De même, pour enseigner, il faut une autorité sur ses sujets. Le code de Droit Canon [4] le décrit ainsi :
« D’institution divine, la hiérarchie sacrée • en tant que fondée sur le pouvoir d’ordre, se compose des évêques, des prêtres et des ministres ; • en tant que fondée sur le pouvoir de juridiction, elle comprend le pontificat suprême et l’épiscopat subordonné ; d’institution ecclésiastique, d’autres degrés se sont ajoutés ».
De par sa nature, le pouvoir de juridiction n’est pas issu du pouvoir d’ordre, bien que, généralement ils soient tous deux conjoints, et que pour l’évêque, l’Église tienne à les unir [5]. Mais un évêque peut commencer à gouverner son diocèse dès sa nomination, avant sa consécration épiscopale.
Ces deux pouvoirs sont de nature très différente : l’un est sacramentel et découle du pouvoir sur le Corps physique du Christ ; l’autre est moral et prédispose le Corps mystique du Christ. L’un est transmis par consécration qui est une cause physique ; l’autre l’est par mandat, qui est une cause morale. L’un ne peut absolument jamais disparaître ; l’autre peut être retiré.
Mais les deux sont conjoints dans la même personne, car l’un est en vue de l’autre : le pouvoir de juridiction en vue du pouvoir d’ordre. Car tout doit concourir à la sanctification des âmes par l’opération directe de Jésus-Christ.
Le Pape possède le pouvoir suprême de juridiction
La doctrine commune et reçue depuis toujours nous enseigne aussi que le Seigneur qui est le chef de l’Église, communique son pouvoir de régence directement au pape dès lors qu’il accepte la charge à laquelle il est élu. C’est le pape qui le transmet au reste de l’Église de différentes façons selon les normes du droit et de la coutume.
« C’est au seul Simon Pierre que, après sa résurrection, Jésus conféra la juridiction de pasteur et de guide suprême sur tout son troupeau » nous réaffirme le concile Vatican I [6].
Un texte novateur
En 1961 paraissait un livre cosigné par Karl Rahner et Joseph Ratzinger : Episkopat und Primat. La thèse des auteurs était que le détenteur du pouvoir suprême de l’Église est le « Collège épiscopal ». Le pape n’agit alors que comme son représentant. Même si le lien logique n’apparaît pas vraiment, la thèse argumente en disant que le Christ n’a pas voulu perdre la gouvernance de l’Église. Or ce serait le cas s’il la confiait à Pierre ! Oubliant toute possibilité de délégation, ou de rôle instrumental, ils affirment que dans le cas contraire, l’Église serait bicéphale ! Jésus a donc communiqué son pouvoir à « tous les Apôtres collégialement » avec une sorte de présidence de Pierre.
Les conclusions de Vatican II
Le concile Vatican II, éclairé par les théologiens les plus récents, s’en tient à une ligne médiane qui prépare bien des déconvenues. La constitution conciliaire Lumen Gentium [7] déclare que « la consécration épiscopale, en même temps que la charge de sanctification, confère aussi les charges d’enseigner et de gouverner, lesquelles cependant, de par leur nature, ne peuvent s’exercer que dans la communion hiérarchique avec le chef du collège » et « ses membres ».
Tout évêque se trouverait ainsi investi des deux pouvoirs dès sa consécration épiscopale. En effet, elle fait alors pénétrer dans le « Collège épiscopal » qui possède un pouvoir à côté du Souverain Pontife.
Devant la gravité d’une telle assertion, il fut ajouté une nota prævia pour préciser que ce pouvoir du Collège épiscopal n’entre en action qu’à l’appel du pape !
Même si ce paragraphe sollicite une union hiérarchique, le pouvoir de juridiction directement donné par le Christ aux évêques indépendamment du pape va avoir des conséquences graves.
La déclaration Dominus Iesus
Il fallut attendre l’an 2000 pour voir paraître la déclaration Dominus Iesus de la Congrégation de la Doctrine de la Foi qui tente de donner une explication « officielle » au texte de Vatican II qui affirme que « cette Église du Christ… c’est dans (subsistit in) l’Église catholique qu’elle se trouve » [8]. Le sens obvie de ce texte fit scandale, puisqu’il laisse penser qu’il existe d’autres formes de l’Église du Christ.
Le document nous dit :
« « Cette Église comme société constituée et organisée en ce monde, c’est dans l’Église catholique qu’elle se trouve [subsistit in], gouvernée par le successeur de Pierre et les Évêques qui sont en communion avec lui ». Par l’expression subsistit in, le concile Vatican II a voulu proclamer deux affirmations doctrinales : d’une part, que malgré les divisions entre chrétiens, l’Église du Christ continue à exister en plénitude dans la seule Église catholique ; d’autre part, « que des éléments nombreux de sanctification et de vérité subsistent hors de ses structures », c’est-à-dire dans les Églises et Communautés ecclésiales qui ne sont pas encore en pleine communion avec l’Église catholique. Mais il faut affirmer de ces dernières que leur « force dérive de la plénitude de grâce et de vérité qui a été confiée à l’Église catholique ».
Il existe donc une unique Église du Christ, qui subsiste dans l’Église catholique, gouvernée par le successeur de Pierre et les évêques en communion avec lui. Les Églises qui, quoique sans communion parfaite avec l’Église catholique, lui restent cependant unies par des liens très étroits comme la succession apostolique et l’Eucharistie valide, sont de véritables Églises particulières. Par conséquent, l’Église du Christ est présente et agissante dans ces Églises, malgré l’absence de la pleine communion avec l’Église catholique, provoquée par leur non-acceptation de la doctrine catholique du Primat, que l’Évêque de Rome, d’une façon objective, possède et exerce sur toute l’Église conformément à la volonté divine ».
L’Église est une, mais par ailleurs, le document reconnait des modes d’existence en dehors du pouvoir du pape. Il suffit d’un épiscopat valide, et que l’Eucharistie le soit aussi. Dans l’optique de Vatican II, la consécration épiscopale suffit à conférer un pouvoir de gouvernement à un évêque schismatique, comme en Orient ou en Chine. Par cette seule consécration, il devient membre de ce Collège épiscopal qui est dépositaire de la juridiction. Il peut y avoir ainsi des multitudes d’« Églises-soeurs », qui souffrent seulement d’une carence », semble-t-il. Dès lors, ce qui est constitutif du Salut : appartenir à l’Église sous la houlette de Pierre, devient facultatif. On ne voit pas pourquoi ce fait deviendrait nécessaire uniquement dans l’Église catholique.
Église incomplète
Le dernier volet de cette théologie de l’Église s’ouvre alors. Cette Église ne sera complète que lorsque tous les membres épars du collège épiscopal seront en communion entre eux et avec le Souverain Pontife. Aussi l’Eglise catholique souffre-t-elle d’être imparfaite. Elle est « une », sans les éléments qui la rendent « une » ! Ce ne sont pas les âmes en perdition qui ont besoin de l’Église, mais l’Église qui a besoin d’elles pour atteindre sa plénitude.
Ainsi se justifie l’œcuménisme inconsidéré envers les orthodoxes ou les « Églises » chinoises. Méandres de la pensée où s’affrontent les affirmations doctrinales du Credo, en même temps que les explications opposées [9].
Quelques actes d’autorité du Souverain Pontife ne pourront jamais suffire à compenser le principe théologique d’une Église bicéphale, ni freiner l’oecuménisme ravageur qui accorde un pouvoir de salut intrinsèque aux schismatiques.
Ne restera-t-il donc que la Fraternité Saint-Pie‑X et une poignée de prêtres amis pour affirmer encore haut et fort : il n’y a qu’un seul pouvoir dans l’Église : celui du pape qui le reçoit directement de Jésus-Christ ; c’est le successeur de Pierre qui le délègue aux évêques ? Sans ce fondement, jamais la crise moderne ne pourra se résorber.
Abbé Jean-Pierre Boubée
Extrait du Chardonnet n° 265 de février 2011
- . Gal I/8 (traduction Crampon[↩]
- . Pour ne citer que Pie VI (Super soliditate), Pie VI (Charitas, De essemus…),Constitution Pastor æternus de Vatican I, Léon XIII (Satis cognitum…), Pie XII (Mystici corporis, Ad sinarum gentes…[↩]
- . DS 1 764[↩]
- . Canon 108, § 3[↩]
- . Jean-Paul II, en ce domaine aussi, a introduit des innovations.[↩]
- . Pastor æternus – DS 3 053[↩]
- . N° 22.[↩]
- Lumen Gentium. nn 17–17 [↩]
- . Nous renvoyons nos lecteurs à l’excellent article de Don Mauro Tranquillo, dans Tradizione Cattolica N° 2, 2010, repris et traduit par Le Courrier de Rome de novembre 2010. [↩]