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C’est le professeur Danilo Castellano, l’un des plus grands experts en la matière. Il estime que la réforme est « contradictoire et incohérente ». Mais elle ne plaît pas non plus au cardinal Kasper.
ROME, le 3 octobre 2015 – Alors que le synode va s’ouvrir dans quelques heures, des pères synodaux en assez grand nombre se demandent si certaines questions parmi les plus débattues ne sont pas déjà dépassées, dans les faits, en raison des deux motu proprio par lesquels le pape François a réformé les procédures permettant d’établir la nullité des mariages.
En fait il est probable que le chef de file des novateurs lui-même, le cardinal Walter Kasper, ait très mal accueilli ces deux motu proprio, s’il continue à penser ce qu’il avait affirmé dans le mémorable rapport qu’il avait présenté au consistoire du mois de février 2014.
À cette occasion, Kasper avait fait remarquer – et en cela il était en accord avec Jorge Mario Bergoglio – que « beaucoup de ceux qui ont charge d’âmes sont convaincus que de très nombreux mariages qui ont été célébrés religieusement n’ont pas été contractés de manière valide ».
Et déjà cette remarque soulèverait un certain nombre de questions, parce qu’elle manifeste une rigueur inattendue dans le refus de reconnaître la validité de très nombreux mariages au motif d’un manque de foi des époux, refus qui émane justement de ceux qui sont les plus enclins à apprécier tous les petits signes de foi, même les plus cachés, dans les masses de chrétiens qui vivent dans les « périphéries ».
Mais le cardinal avait ensuite ajouté :
« Rechercher la solution du problème uniquement dans un généreux élargissement de la procédure de nullité du mariage serait une erreur. Cela créerait la dangereuse impression que l’Église procède, de manière malhonnête, à la concession de ce qui serait en réalité un divorce. Beaucoup de divorcés ne veulent pas d’une telle déclaration de nullité ».
En effet, c’est précisément ce qui s’est produit avec les motu proprio promulgués par le pape François : d’une part « un généreux élargissement de la procédure de nullité », et d’autre part la sensation éprouvée par beaucoup de gens que c’est bien d’un divorce qu’il s’agit.
D’où une grande déception pour les novateurs, en particulier pour les plus radicaux d’entre eux, qui, à l’instar de Kasper ne tolèrent pas que leurs propositions de changement de la doctrine et de la pratique de l’Église catholique en matière de mariage soient réduites à un renforcement et à une multiplication des tribunaux ecclésiastiques.
D’où, surtout, un désarroi universel chez les évêques et chez les canonistes : les premiers étant soudainement investis, dans leurs diocèses respectifs, de la responsabilité d’agir en tant que juges uniques face à la future avalanche de procédures de nullité abrégées et les seconds étant confrontés à une nouvelle organisation des procédures en matière de mariage qui prête le flanc à un déluge de critiques.
Aux critiques dont les motu proprio du pape ont été l’objet jusqu’à maintenant vont certainement s’en ajouter d’autres, plus organisées, dans les jours et les semaines à venir, dans et en dehors de l’enceinte du synode.
Le texte ci-dessous est un premier exemple de ce que peut dire, à ce propos, un grand expert en la matière.
Celui qui est interviewé, le juriste Danilo Castellano, ancien étudiant du grand philosophe catholique Augusto Del Noce, est professeur titulaire de philosophie politique à l’université d’Udine et directeur de la revue « Instaurare omnia in Christo ».
Il est également le seul Italien parmi les neuf juristes et magistrats de grand renom, originaires de huit pays, qui ont publié, le mois dernier, en vue du synode, un livre intitulé « De matrimonio » [Du mariage] paru à Madrid aux éditions Marcial Pons et supervisé par le professeur Miguel Ayuso Torres, à l’initiative de l’Union Internationale des Juristes Catholiques : .
L’interview du professeur Castellano a été réalisée par Silvio Brachetta, diplômé de l’Institut des Sciences Religieuses de Trieste et spécialiste de la théologie de saint Bonaventure de Bagnoregio.
L’interview du professeur Castellano – UNE RÉFORME « CONTRADICTOIRE ET INCOHÉRENTE »
Q. – Alléger le parcours de la procédure, d’une manière générale, est-ce un point positif ou négatif ?
R. – La rapidité de la procédure est une exigence de la justice. Cependant cette rapidité de la procédure ne doit pas se manifester au détriment de la recherche sérieuse de la vérité, elle ne doit pas mettre en doute la certitude du droit, elle ne doit pas porter préjudice aux droits des parties en présence.
La procédure, et surtout la procédure canonique, doit dire le droit plus qu’être judiciaire. « Dire le droit », cela signifie que la procédure doit dire ce qui est le droit en soi et pour soi, en d’autres termes ce qui est juste, et non pas ce qui est considéré comme étant le droit d’après la norme positive, autrement dit ce qui est simplement légal. Par conséquent elle ne peut pas se contenter de ce que l’on appelle la vérité procédurale ; elle doit établir et déclarer la vérité des faits et conclure en rendant un jugement qui soit conforme à cette vérité.
En ce qui concerne les affaires de mariages, la rapidité de la procédure est également rendue nécessaire par des exigences morales. Si le mariage est nul, la cohabitation des « époux » est à proprement parler un concubinage auquel il convient de mettre fin le plus rapidement possible.
Q. – Alors que pensez-vous de la rapidité de la procédure dans le cas de la présente réforme ?
R. – Lorsque l’on introduit des réformes, il faut certainement prendre en considération leurs effets ainsi que la manière dont elles sont perçues. Les innovations doivent faire l’objet d’évaluations consciencieuses et prudentes afin de ne pas créer des injustices et de ne pas transmettre des messages erronés, comme cela est possible en présence du motu proprio « Mitis Judex Dominus Jesus » du pape François, qui a été promulgué dans un contexte culturel doctrinalement incertain et socialement difficile.
Q. – La réforme introduit la procédure « plus rapide » à côté de la procédure ordinaire. Pourquoi ? Et que penser des « arguments particulièrement évidents » qui permettraient de recourir à la procédure abrégée ?
R. – Une lecture bienveillante de cette réforme effectuée par le pape François devrait conduire à considérer que la brièveté de la procédure est dictée par l’exigence de manifester la vérité : un mariage qui est manifestement nul doit être déclaré tel le plus rapidement possible. La rapidité, dans ces cas-là, permettrait – ou elle devrait permettre – d’atteindre les objectifs de la procédure ordinaire sans alourdissements formalistes qui seraient inutiles. Toutefois la lecture bienveillante n’est, malheureusement, pas la seule lecture possible de cette réforme.
Q. – Pouvez-vous expliquer ce qu’est le pouvoir judiciaire de l’évêque ? En quelles occasions, en dehors de la nouvelle réforme de la procédure canonique, l’évêque l’exerce-t-il, s’il l’exerce ?
R. – L’ordinaire d’un diocèse a des devoirs en matière de magistère, de gouvernement et de juridiction, et il doit les exercer avec compétence et diligence pour le bien des âmes, autrement dit pour leur sanctification. À certains moments historiques, les évêques ont exercé leurs « munera » seulement en partie. Dans un certain nombre de cas, ils ont exercé davantage des fonctions bureaucratiques que leurs devoirs/pouvoirs de successeurs des apôtres. Ils ont eu le sentiment d’être de simples « fonctionnaires » du Saint-Siège et non pas les dépositaires d’un pouvoir ordinaire, mais plein et immédiat, qu’ils devaient exercer de manière conforme au pouvoir universel qui est propre au pontife romain.
Puis, à la suite de l’institution des conférences épiscopales, les ordinaires se sont fréquemment retranchés derrière une « collégialité » qui peut être utile et opportune mais qui, si elle devient le seul critère de l’action de l’évêque, dénature la fonction de celui-ci, réduit son pouvoir, et peut l’entraîner à transiger avec sa conscience de manière inacceptable.
Le motu proprio « Mitis Judex Dominus Jesus » du pape François « restitue » à la fonction de l’évêque sa plénitude en ce qui concerne l’aspect juridictionnel. Mais il est évident qu’il y a aussi, dans cette « restitution », des pièges cachés, qui sont encore plus graves lorsque l’évêque n’est pas préparé correctement, ou lorsqu’il est désorienté, ou bien encore, ce qui est pire, lorsqu’il utilise ses « munera » en fonction d’une idéologie et par conséquent sans aucun respect de la vérité. Et même, quelquefois, contre la vérité. Dans ces cas-là – et actuellement les exemples ne manquent pas – l’évêque exerce son pouvoir de manière arbitraire.
Q. – Les nouveaux canons 1675 et 1361, respectivement dans le code occidental et dans le code oriental, indiquent que « le juge, avant d’accepter une cause, doit s’assurer que le mariage a irrémédiablement échoué, de sorte qu’il est impossible de rétablir la vie commune conjugale ». N’y a‑t-il pas le danger de mettre indûment en relation l’échec du mariage et la nullité ?
R. – Quand on lit les nouveaux canons qui viennent d’être cités on est déconcerté : le mariage nul, ce n’est pas le mariage qui a échoué. La nullité c’est l’affirmation de la non-existence du mariage. Le mariage qui a échoué n’est pas nul en lui-même. Les canons cités sont également en contradiction avec le préambule du motu proprio « Mitis Judex Dominus Jesus ».
Q. – Et, en plus, si l’échec résulte du libre-arbitre des époux, un pouvoir humain extérieur peut-il décider ce qui, dans la conscience interne des personnes, a échoué ?
R. – Même si c’est aux choix qui ont été faits par les époux qu’est dû l’échec du mariage, celui-ci ne peut pas être déclaré nul par quelqu’un, parce qu’il n’est pas nul. Même le pape n’a pas ce pouvoir. En réalité, si c’est aux époux qu’incombe la responsabilité de l’échec, celui-ci devrait constituer un élément supplémentaire pour ne pas se libérer plus facilement d’obligations librement consenties. L’échec est un fait de conscience uniquement au point de vue de la responsabilité morale. Il n’a pas d’importance à d’autres points de vue et il ne peut pas être invoqué pour obtenir des déclarations de nullité ou l’annulation du mariage.
Q. – La réforme semble avoir pour but d’apporter une réponse à la souffrance d’époux qui vivent une crise déchirante. Mais n’aurait-il pas été opportun aussi qu’elle prenne davantage en considération la souffrance des enfants ?
R. – Il ne fait pas de doute qu’il existe des mariages qui aboutissent à des situations douloureuses. C’est souvent dû à la misère et à la faiblesse humaines ; au manque de préparation des époux (préparation et maturation qui ne proviennent pas seulement de l’information fournie lors de la préparation au mariage) ; à la patience faible ou nulle qui, dans ce que l’on appelle la « civilisation des droits », est difficile à exercer ; au mode de vie proposé par l’actuelle société occidentale qui ne facilite pas la vie en commun ; aux prétentions et aux aspirations individuelles qui conduisent à sacrifier la famille et souvent à porter peu d’attention aux devoirs que l’on a envers celle-ci.
La crise qui frappe un grand nombre de mariages est également un effet de la prédication de la culture « catholique » qui, au cours de ces dernières décennies, a exalté l’individualisme, qui est souvent exprimé dans ce que l’on appelle les « nouveaux droits de la famille », introduits par certains états. Cette culture « catholique » a prêché l’égalité éclairée au sein de la famille, une « émancipation » qui annule les différences de rôles et de fonctions entre les époux, et ainsi de suite.
À tout cela il faut ajouter le consumérisme en tant que pratique du plaisir pour le plaisir et bien souvent du vice, qui a comporté le refus de l’idée même de sacrifice et surtout le refus de l’amour oblatif, dont les destinataires, dans le mariage, sont en particulier les enfants. Les enfants sont devenus des jouets et, en cas de séparation ou de divorce, une monnaie d’échange. Leurs droits ont été et sont foulés aux pieds, même quand ils sont proclamés et apparemment respectés.
Dans ce climat culturel et social, il est vraiment difficile de penser aux enfants, aux obligations que l’on a envers eux, à la souffrance et aux dommages que les séparations provoquent chez des êtres humains qui ne sont pas encore capables d’une véritable autonomie et qui, par conséquent, sont particulièrement traumatisés par certaines décisions irresponsables de leurs parents.
Q. – Sandro Magister a souligné deux points critiques à propos de la réforme. En ce qui concerne la procédure ordinaire, il y a la nouveauté relative aux déclarations des parties, qui peuvent avoir « pleine valeur de preuve ». En ce qui concerne la procédure brève, elle comporte une liste confuse de « circonstances qui peuvent permettre de traiter l’affaire de nullité du mariage ». Qu’en pensez-vous ?
R. – Magister a mis le doigt sur quelques plaies de la réforme. Le problème des preuves est délicat, particulièrement à notre époque où l’on confond facilement les preuves avec les déclarations, les indices, les théorèmes. C’est vrai non seulement pour ce qui est de la procédure canonique, mais aussi pour la procédure brève. Une anecdote peut donner une idée de cette confusion et de l’utilisation impropre des pseudo-preuves qui, parfois, sont confondues avec les preuves. Il y a quelques années de cela, dans une affaire de nullité de mariage, des hommes d’Église ont suggéré aux « époux » de faire des déclarations qui auraient été utiles pour « débloquer » l’affaire qui les concernait. L’un des deux « époux » a refusé, parce qu’il a considéré – à juste titre – que la question était non pas formelle, mais substantielle : la nullité, en effet, était demandée principalement pour des raisons morales.
Le motu proprio « Mitis Judex Dominus Jesus » du pape François impose de reconnaître comme ayant « pleine valeur de preuve » la confession judiciaire et les déclarations des parties. Il indique que ce n’est qu’éventuellement qu’elles peuvent être soutenues par des témoignages. Ce qui revient à dire –de manière absurde – qu’elles ont « pleine valeur de preuve » en elles-mêmes et par elles-mêmes. Ce n’est pas tout. Le juge doit attribuer une valeur de preuve aux « indices », qui n’ont pas « pleine valeur de preuve ». Cela risque d’encourager le laxisme que le pape dit craindre, mais auquel il ouvre toutes grandes les portes avec le nouveau canon 1678.
En revanche le problème de l’« etc. » que le motu proprio ajoute à la fin de la liste de « circonstances qui peuvent permettre de traiter l’affaire de nullité du mariage », à l’article 14 des règles de procédure, est une question intéressante.
Cet « etc. » peut favoriser – et dans les faits, malheureusement, il favorisera – la reconnaissance de circonstances et de faits pour la déclaration de nullité du mariage, ce qui conduira à un laxisme éthico-juridique favorisé par le recours à la procédure brève pour des cas d’espèce de nullité, dont certains pourront accroître le nombre de déclarations de nullité de mariages valides.
Cependant le caractère absolument obligatoire des preuves, répond aux exigences de la procédure judiciaire, pas à celles de la procédure qui dit le droit. En effet il faut prendre en considération que ce n’est pas le cas d’espèce, c’est-à-dire la prévision normative, créatrice du fait, mais le fait en soi qui a une importance juridique. Par conséquent l’ouverture réalisée par le motu proprio est une ouverture significative (antipositiviste) et elle a de l’importance non seulement pour la procédure mais pour la conception même du droit.
Q. – Considérez-vous comme correcte l’inclusion du « manque de foi » comme « circonstance », dans le domaine canonique, permettant de traiter une affaire de nullité de mariage ? Y a‑t-il d’autres situations dans lesquelles cela se produit ?
R. – Non. Cette inclusion est inacceptable, comme le montre d’ailleurs un texte récent écrit par Luis Maria de Ruschi – grand avocat spécialiste des questions de mariage qui vit à Buenos Aires et qui est juge dans des tribunaux ecclésiastiques – et inclus dans l’ouvrage « De matrimonio », qui vient tout juste d’être publié à Madrid par l’éditeur Marcial Pons. Elle est inacceptable avant tout parce qu’elle fait dépendre le mariage, qui est une institution naturelle, de la foi.
Q. – En somme, quel jugement portez-vous sur cette réforme ? quels sont ses points positifs et ses points négatifs ?
R. – La réforme a été réalisée de manière précipitée. Elle a été introduite dans l’organisation canonique à un moment inopportun, d’une part parce que l’Église elle-même est en train de discuter de cette question, qui est présentée comme pastorale alors qu’elle est en réalité doctrinale, et d’autre part parce que la société civile a une culture hégémonique à base liberal-radicale qui la conduit à percevoir la réforme comme une concession faite par l’Église au monde, une concession qui, d’ailleurs, arrive trop tard.
De plus la réforme a été réalisée de manière précipitée parce qu’elle a été élaborée sur la base d’opinions discutables (comme, par exemple, l’opinion exprimée par la commission à propos de l’importance du manque de foi pour la nullité du mariage) et de choix discutables, qui auraient demandé des approfondissements et des évaluations pondérées.
La formulation des nouveaux canons est contradictoire au point de vue théorique et incohérente par rapport au préambule même du motu proprio. On a l’impression qu’elle a été dictée par une méthode « cléricale », autrement dit par la méthodologie qui propose la recherche d’un accord continuel avec le monde, alors que l’Église est appelée, au contraire, à éclairer celui-ci et, si nécessaire, à le contester.
Cependant la réforme présente aussi quelques aspects positifs (par exemple, comme on l’a dit : la brièveté de la procédure, sa gratuité ou quasi-gratuité, le fait que le pouvoir soit reconnu/rendu aux évêques). Toutefois ces aspects positifs pourront – comme cela arrive souvent et comme cela arrivera probablement dans le contexte actuel – être utilisés à l’encontre des objectifs du droit canonique et de la doctrine de l’Église et au détriment des âmes. Par exemple : la brièveté de la procédure, celle-ci étant menée sur la base du nouveau système de preuves, finira dans la très grande majorité des cas par favoriser la « dissolution » de mariages valides ; la nullité pour cause de manque de foi sera une sorte d’« amnistie matrimoniale » ; et ainsi de suite.
Sandro Magister
Sources : www.chiesa/Traduction française par Charles de Pechpeyrou, Paris, France.