Réflexions sur la réforme liturgique extraites de la Lettre à nos frères prêtres.
Nous poursuivons nos réflexions sur la réforme de la liturgie à la suite du concile Vatican II, réflexions commencées avec le numéro 101 de mars 2024 de la Lettre à nos frères prêtres (« L’église de la nouvelle liturgie »). Nous proposons donc ici la première partie d’une étude sur l’ecclésiologie que présuppose la réforme liturgique.
Comme il a été déjà dit, nous avons recouru pour cela aux réflexions et remarques des meilleurs spécialistes liturgiques écrivant à la suite de Vatican II. Ces textes ayant été publiés entre 1965 et 1985, on ne s’étonnera pas qu’ils soient rédigés au présent ou au futur plutôt qu’au passé.
Liturgie et Église
On imagine volontiers une réforme liturgique comme une querelle de sacristains, une démangeaison de clercs en mal de nouveauté. En réagissant ainsi, « on ne paraît pas toujours bien conscient de la théologie et de l’ecclésiologie sous-jacentes à nos manières d’agir » [1]. En réalité, toute réforme liturgique est l’expression tangible d’une mutation théologique.
« Car, dans l’Église, surtout dans la liturgie de l’Église, toute pratique est inspirée par une vision théologique » [2]. Et cette théologie est plus particulièrement une vision de l’Église, une ecclésiologie. « Toute théologie de la liturgie est sous-tendue par une ecclésiologie implicite, et les deux sont profondément solidaires » [3].
En effet, loin d’être une activité annexe de la foi, « la liturgie est au confluent de la théologie, du renouveau biblique et patristique, de la missiologie, de l’œcuménisme » [4]. « Acte de l’homme en prière, elle suppose une anthropologie ; culte adressé à Dieu, elle exprime une théologie ; culte chrétien, elle dépend d’une christologie et d’une ecclésiologie » [5]. La liturgie est définie traditionnellement comme « prière de l’Église ». Or, si une telle notion « met en cause les notions de “liturgie” et de “liturgique”, la doctrine du sacerdoce commun et du sacerdoce ministériel » [6], « en fin de compte et plus profondément, elle pose un problème d’ecclésiologie. Il faut donc la confronter avec l’enseignement du magistère actuel donné par Vatican II » [7]. L’auteur ajoute à ce propos, dans la note 33 de la page 15 : « Il y a lieu de la situer dans la perspective d’une ecclésiologie renouvelée ».
Ainsi, « consciemment ou non, toute célébration concrète implique, plus ou moins clairement, une certaine conception théorique et pratique de l’Église et de la communauté chrétienne, de la liturgie et de la pratique du culte, de l’évangélisation et de la pastorale, du rapport entre vie, liturgie, Église et monde. C’est à ce niveau, pensons-nous, que doit intervenir le discernement et la critique, car c’est là que se situe l’enjeu réel – et grave – de la liturgie » [8].
Ancienne liturgie et ancienne ecclésiologie
Une telle perception du lien étroit qui unit la liturgie et l’ecclésiologie suscite immédiatement une interrogation sur la liturgie ancienne. En effet, « les formulaires liturgiques [anciens] sont l’expression priée d’une foi, d’une spiritualité, d’une théologie. Notre foi, notre spiritualité et notre théologie se trouvent situées à des niveaux très différents et très nouveaux » [9].
« Beaucoup affirment ouvertement, en effet, que notre liturgie est accordée à une anthropologie, à une conception de l’homme absolument périmée : elle refléterait une vision de l’homme antérieure au monde moderne. La liturgie, dit-on, expérimentait la nature comme une réalité “numineuse” dans laquelle la gloire de Dieu se réfléchissait ; elle avait certes développé les capacités de réceptivité de l’homme à l’égard de Dieu, et elle définissait celui-ci comme appelé à la contemplation, mais elle n’avait pas encore pris en considération ses capacités de construction du monde. Elle serait, par contre, totalement inadaptée à l’image moderne de l’homme et du monde dans laquelle la nature est une simple matière à partir de laquelle l’homme se crée à soi-même son propre univers. Notre liturgie ne répondrait donc pas aux exigences d’hommes qui entendent bâtir un monde nouveau et qui sont polarisés par leur projet d’avenir » [10].
Ainsi, parlant du Rituel romain antéconciliaire, un auteur note que « ce Rituale est dépassé, non seulement de par les nouveaux textes promulgués après Vatican II mais aussi parce que son ton tranche avec notre conception du rapport entre Dieu et le monde » [11]. « Nous avons fait allusion, soulignait-il quelques pages plus loin, à un certain décalage entre la théologie contemporaine et le contenu du rituel romain. Nous disions que celui-ci était peu en harmonie avec notre lecture du rapport entre Créateur et création » [12]. En effet, « depuis quelques années, nous portons sur les réalités de la création un regard différent de celui des siècles précédents. Nous avons pris conscience d’une certaine autonomie du créé, Dieu lui-même respectant les lois de l’univers et le laissant évoluer selon ses dynamismes propres. Pluies et récoltes, orages et cataclysmes ne nous apparaissent plus “entre les mains de la Providence” de la même façon qu’autrefois » [13].
Ainsi, « entre les rituels d’avant et d’après le concile, il y a bien plus qu’une simple réforme liturgique, si l’on entend par là des modifications ou des aménagements d’ordre seulement rituel. Il s’agit en réalité d’un réajustement profond de l’agir sacramentel de l’Église qui, du même coup et très normalement, présente un autre visage que celui auquel on avait fini par s’habituer [14]. Dans ce sens, ceux qui, pour diverses raisons, en sont restés à une ancienne image, ne se trompent pas vraiment quand ils parlent d’une “autre” religion, c’est-à-dire d’une autre manière d’envisager la relation de l’homme à Dieu, des sacrements à la vie. Et il est encore plus compréhensible que les refus liturgiques de certains soient l’occasion ou l’expression d’un refus de l’Église dont la liturgie exprime et manifeste le visage, la nature » [15].
La querelle liturgique est une querelle ecclésiologique
Le refus de transformer sa vision ecclésiologique implique donc nécessairement le refus de la réforme liturgique et réciproquement. C’est pourquoi, « la querelle liturgique n’est qu’un aspect de la résistance de certains groupes intégristes à une vision renouvelée de l’Église » [16]. « Pour certains esprits étroits, les réformes liturgiques semblent fournir l’occasion, tant attendue, d’exprimer leur inquiétude sur une évolution qui bouleverse l’Église. Il n’est pas surprenant de voir que tous les arguments cousus de fil blanc invoqués contre la réforme liturgique sont identiques à ceux que les autorités ecclésiastiques utilisaient dans le passé pour justifier la situation de la liturgie, reconnue à présent comme nécessitant une rénovation » [17].
Tout le monde, en effet, a entendu parler de ce que l’on appelle « la contestation intégriste ». « Cette question a suffisamment rempli les organes de presse pour que je ne m’appesantisse pas sur elle. Je voudrais simplement remarquer ceci : si la querelle s’est concentrée pour une bonne part sur la liturgie, ce n’est pas l’effet d’un pur hasard. S’il y a une leçon à retenir de l’affaire, c’est au moins celle-ci : le registre du symbolique (qui est par excellence celui de la liturgie) n’a rien de secondaire comme certains sont portés à le croire. Il n’est pas secondaire que la liturgie prenne telle ou telle forme, il n’est pas secondaire qu’il y ait une liturgie » [18].
Aussi, « la résistance farouche de certains milieux à la réforme liturgique ne devrait-elle pas nous alerter et nous interroger ? Autrement dit, dans cette réforme dite superficielle, n’est-ce pas beaucoup plus que la liturgie qui est en question ? N’est-ce pas le christianisme dans sa manière de s’exprimer ? N’est-ce pas un certain rapport de l’Église avec le monde ? » [19].
« Si cela n’avait été déjà très clair, l’affaire Saint-Nicolas aurait démontré que la liturgie est une plaque tournante de l’appartenance à l’Église. C’est elle qui, dans la plupart des cas, détermine un chrétien à rester en lien avec l’Église visible ou à l’abandonner. C’est elle qui pousse le chrétien à choisir l’Église de Vatican II ou, au contraire, à virer à l’intégrisme » [20].
En particulier, « n’est-il pas significatif que les prises de position traditionnelles en matière de morale sexuelle viennent souvent des personnes qui ont gardé une forte nostalgie pour la liturgie préconciliaire ? N’est-il pas clair que la restructuration profonde des rites de l’Église catholique à laquelle on assiste depuis quelques décennies est accompagnée d’un réaménagement parfois radical des mœurs et d’un désir de modification d’un certain nombre de règles éthiques séculairement admises ? Ainsi, même aux yeux d’un observateur non spécialiste, il apparaît, pour parler de façon lapidaire, qu’on a presque toujours la morale de sa liturgie et la liturgie de sa morale » [21].
Le renouveau liturgique suppose une nouvelle ecclésiologie
Il faut le rappeler clairement : « Les aménagements apparemment les plus matériels requis par la
pastorale liturgique supposent toujours une doctrine et, si l’on peut dire, une théologie. Celui qui décide d’adopter de tels aménagements sans y avoir profondément réfléchi, en restant plus ou moins inconsciemment fidèle à une doctrine toute différente, s’expose à souffrir d’un malaise profond » [22].
Pourtant, « de nombreux prêtres continuent à agir en fonction d’une théologie eucharistique préconciliaire » [23]. Cela entraîne des conséquences importantes. Par exemple, « un timide pas vers l’indianisation de la liturgie avait été approuvé par Rome l’an dernier et testé au printemps. Son application actuelle soulève les protestations de ceux qui ont peur que le christianisme ne perde son authenticité en “s’hindouisant”. (…) En fait, au fond de toutes les objections il y a, de la part de beaucoup, un refus de reconnaître que l’hindouisme, qui est à la racine de toute la culture indienne, possède des valeurs spirituelles et religieuses capables d’enrichir le christianisme » [24].
C’est pourquoi, « dans la Constitution sur la liturgie, les Pères du concile affirment avec insistance que le renouveau liturgique est bien plus qu’une question de rubriques nouvelles. Dans ce domaine, les meilleurs changements matériels eux-mêmes, tels un usage plus large de la langue vulgaire et un emploi plus abondant de l’Écriture, n’auraient aucun sens s’ils n’étaient accompagnés d’un changement de l’esprit dans lequel nous devons célébrer la liturgie » [25].
Une transition et une préparation : le mouvement liturgique
Comment, à partir de cette ancienne liturgie et de cette ancienne ecclésiologie, en est-on arrivé à la situation actuelle ? Pour le comprendre, il convient de se replacer dans une perspective historique, qui nous manifestera pourquoi « la liturgie chrétienne a été fortement secouée par la réforme issue de Vatican II » [26]. En effet, « le renouveau n’est pas né d’une génération spontanée ; il a été préparé par le mouvement liturgique des décennies antérieures au concile » [27]. Or, ce mouvement liturgique fut « l’un des plus grands phénomènes de l’histoire contemporaine de l’Église » [28].
Au moment où va être votée la Constitution conciliaire sur la liturgie, les observateurs notent que « le mouvement liturgique vient de remporter une victoire qui sera l’occasion d’un authentique renouveau pour l’Église » [29]. Car « si la Constitution sur la liturgie est parvenue à maturité plus vite que les autres, c’est probablement parce qu’elle est l’aboutissement d’un vaste mouvement d’idées, d’action et d’étude qui se poursuivait depuis un demi-siècle » [30], « l’aboutissement de soixante années d’étude » [31].
Pourtant, il n’y avait pas hiatus entre cette victoire du mouvement liturgique et les évolutions ecclésiologiques ultérieures du concile. Dans la Constitution liturgique, « nous trouvons une communauté de préoccupations si parallèles aux autres Constitutions qu’à beaucoup d’égards on les croirait du même auteur. Cela manifeste la concordance du mouvement qui entraîne l’Église. Beaucoup de choses étaient mûres, plus qu’on ne le pensait » [32].
« Comme nous l’avons indiqué, de multiples travaux d’approche avaient préparé le terrain. Dans les années 1930, les artisans allemands, belges et français du mouvement liturgique expérimentèrent
“illégalement” des innovations pourtant très timides. E. Schillebeeckx a raison de noter que la récente réforme “a sanctionné principalement la pratique liturgique illégale qui avait surgi bien avant le
concile” » (Charles Wackeinheim, Entre la routine et la magie, la messe, Centurion, 1982, p. 26–27)).
Le mouvement liturgique manquait d’une ecclésiologie adaptée
Au départ, pourtant, « personne ne pouvait soupçonner que le mouvement liturgique aurait une telle expansion, non seulement dans le catholicisme, mais aussi dans le protestantisme, ni qu’il aurait une influence aussi profonde sur la vie de l’Église. Car il contribuera à faire progresser la théologie de l’Église et il débouchera sur l’œcuménisme » [33]. Mais aujourd’hui, « les dernières réformes conciliaires ne sont guère compréhensibles en dehors de leur lien avec tout le mouvement liturgique » [34].
Si on se méprend parfois sur ce grand courant, c’est « qu’on ne rend pas justice au mouvement liturgique en le jugeant exclusivement sur les détails de la réforme liturgique. Il a été dès l’origine un mouvement d’idées inspiré par une certaine vision du mystère de l’Église, et il a exercé une grande influence sur la théologie, même en dehors du catholicisme. Ce n’est pas par hasard que son fondateur, dom Beauduin, est devenu un des plus ardents artisans du mouvement œcuménique » [35]. Ainsi, « par le biais de dom Lambert Beauduin comme par celui de Taizé, pour ne donner que deux exemples, le renouveau œcuménique a fleuri en renouveau liturgique » [36].
Cependant, le mouvement liturgique seul n’a pas réellement abouti : il y aura fallu le concile. Un observateur en a donné la raison principale : « A mon avis, un des problèmes actuels, et qui n’est guère perçu, du magnifique mouvement liturgique, c’est qu’il est loin d’avoir complètement son ecclésiologie correspondante » [37].
L’œuvre de Vatican II
Vatican II a donc été nécessaire pour doter le mouvement liturgique d’une ecclésiologie vraiment renouvelée. En fait, dès la Constitution sur la liturgie, « une ecclésiologie de la liturgie s’ébauche, que prolongera la Constitution dogmatique Lumen gentium » [38].
Car « le concile Vatican II a commencé ses travaux par l’étude de la liturgie. Elle était considérée par un grand nombre de Pères du concile comme la matière la plus facile à aborder pour se “faire la main”. Ils la jugeaient comme plutôt secondaire et assez extrinsèque à ce qu’ils souhaitaient mettre en cause durant leurs travaux. En fait, il s’avéra bien vite que cette première étude ouvrait la porte à des problèmes singulièrement vitaux pour l’Église » [39].
Mais si « le concile a commencé un véritable renouvellement de notre connaissance de l’Église et de notre foi en l’Église » [40], pourtant, « la réforme liturgique est antérieure, dans son principe, aux Constitutions Lumen gentium et Gaudium et spes. Aussi n’a‑t-elle pu bénéficier de la manière nouvelle dont l’Église se situe aujourd’hui par rapport au monde. Le monde, en effet, est déjà sauvé en espérance et l’Église est présente en son sein comme servante de son destin divin et comme sacrement de Jésus-Christ » [41].
Aussi, « la différence entre la mise en œuvre actuelle de la liturgie des Heures et la conception qu’en avaient encore les Pères du concile s’explique avant tout par la dynamique du renouveau liturgique consécutif à Vatican II, qui a mis dans une vive lumière les exigences fondamentales de la célébration du culte, mais aussi par le fait que le schéma liturgique a été discuté dès l’ouverture du concile, les autres étant renvoyés en commission pour être refondus. Sans doute, le document contenait-il tout l’essentiel de l’ecclésiologie de Lumen gentium, mais sa rédaction ultime eût été encore de meilleure qualité s’il était venu en discussion après la promulgation des deux Constitutions sur l’Église » [42].
C’est pourquoi, écrit un auteur en 1968, « déjà l’application de la Constitution liturgique a fait apparaître des besoins qui n’étaient pas perceptibles aux premiers stades de la réforme liturgique. La promulgation des autres textes conciliaires – et en particulier la Constitution Gaudium et spes – a situé la réforme liturgique elle-même dans une vision nouvelle des rapports de l’Église et du monde. Et nous assistons, par ailleurs, à une évolution rapide de la société » (René Boudon, « Au service du renouveau liturgique. Principes d’action », Notes de pastorale liturgique 77, décembre 1968, p. 1).
On s’est ainsi vite aperçu « que, de même que la Constitution [sur la liturgie], par les principes qu’elle pose, conduit à dépasser les réformes qu’elle décrète comme par une exigence interne, de même l’étude de ses implications doctrinales conduira à dépasser certains principes qu’elle affirme : c’est le propre de l’Esprit de préserver l’Église de toute sclérose » [43].
La réforme liturgique est en lien avec tout le Concile
Il ne s’agit pas de se cramponner à la Constitution sur la liturgie et aux réformes qu’elle propose, faisant fi du reste de l’enseignement conciliaire. « On ne peut séparer la Constitution sur la liturgie de l’ensemble de l’œuvre du concile. (…) En ce qui concerne en particulier la participation active et l’orientation ecclésiologique de la liturgie, ainsi que la fonction des conférences épiscopales, la Constitution est prolongée et approfondie par les autres documents conciliaires, avec lesquels elle fait corps » [44]. « On ne peut dissocier [la réforme liturgique] de l’œuvre doctrinale du concile, parce que la liturgie doit être l’expression dans le culte de la foi de l’Église. Pendant le concile, les Pères de Vatican II ont réfléchi au problème de l’Église, parce que c’est le problème théologique du XXe siècle non seulement dans le catholicisme, mais dans toutes les confessions chrétiennes. (…) Cette foi renouvelée en l’Église, le concile a voulu qu’elle s’exprime dans la liturgie, afin de la faire pénétrer dans toute la vie des individus et des communautés »[45].
Ainsi, « l’œuvre de Vatican II forme un tout : chaque document doit recevoir un supplément de lumière des autres parties de ce monument doctrinal et pastoral extraordinaire et sans doute sans précédent dans l’histoire des conciles. Et s’il en est ainsi, il est de la plus grande urgence d’interpréter la Constitution sur la liturgie en tenant compte certes des orientations doctrinales de Lumen gentium, mais plus encore des orientations pastorales de Gaudium et spes. En ce dernier document l’on découvre la pensée de l’Église elle-même sur sa mission dans le monde, et plus particulièrement dans le monde de notre temps. Ce monde doit prier, lui aussi, tout comme ont prié selon leur génie propre les siècles révolus. La Constitution sur la liturgie, éclairée par Gaudium et spes, est porteuse d’une des espérances des hommes d’aujourd’hui » [46].
« C’est au fond toute la théologie de l’Église qui est en cause dans la liturgie. Il n’est donc pas surprenant qu’on retrouve au niveau du culte les grands problèmes auxquels la Constitution Lumen gentium et même toute l’œuvre de Vatican II a voulu répondre » [47]. Par exemple, « en reconnaissant l’extension universelle de la notion de culte, le concile satisfait à l’une des principales requêtes de l’anthropologie chrétienne contemporaine ; et par ailleurs, il invite à mieux cerner la réalité liturgique dans une perspective ecclésiologique d’ensemble, qui mette en pleine lumière le lien très intime entre liturgie et mission » [48]. De même, « la liturgie ne peut être envisagée et correctement mise en place si on ne situe pas cette activité particulière des communautés chrétiennes en fonction de la mission globale de l’Église et en relation avec elle » [49].
Il ne faut donc jamais oublier ce que nous avons souligné en commençant : « La liturgie est la manifestation de l’Église et inclut une ecclésiologie. (…) Voilà l’un des messages essentiels de Sacrosanctum concilium » [50]. C’est pourquoi « Sacrosanctum concilium n’était pas seulement un programme de
réformes liturgiques : celles-ci étaient elles-mêmes la manifestation d’une ecclésiologie, que supposent les rites et qui, d’ailleurs, est clairement exprimée » [51].
Dans la Constitution sur la liturgie, « il est bien clair que l’exposé de ces principes de restauration ne va pas sans d’importantes affirmations théologiques sur la nature et la place de la liturgie. Bien plus, le document conciliaire dans son ensemble comme la restauration qu’il veut susciter et promouvoir impliquent une très ferme orientation théologique sous-jacente qui se manifeste nettement en plus d’un passage » [52].
Nous avons donc assisté et assisterons chaque jour davantage à « une rénovation liturgique mettant effectivement en œuvre l’ecclésiologie qui a commencé à se dessiner au travers des documents de Vatican II dont on est loin d’avoir tiré toutes les conséquences » [53].
Une ecclésiologie nouvelle
En résumé, toute pratique liturgique est l’expression d’une ecclésiologie. La liturgie ancienne était par la force des choses l’expression de l’ecclésiologie dominante. Le mouvement liturgique a entrepris de transformer la pratique liturgique, mais il lui manquait une vision ecclésiologique suffisamment développée. Cette ecclésiologie, c’est le concile Vatican II qui le lui a donnée, ouvrant les portes à une réforme liturgique en profondeur, expression d’une ecclésiologie renouvelée.
En effet, le concile Vatican II a instauré une rupture avec l’ecclésiologie précédente qu’exprimait la liturgie ancienne. C’est pourquoi, « par sa volonté de réformer la liturgie, Vatican II apparaît comme un concile réformateur de premier ordre. Car le culte rendu à Dieu par l’Église est, en même temps que la principale activité de cette dernière, la réalisation profonde de son être. En conséquence, réformer la liturgie, c’est aussi réformer l’Église » [54].
« Le concile Vatican II nous a remis dans une ecclésiologie plus conforme à la Révélation que ne l’était celle des siècles qui nous ont immédiatement précédés » [55]. En particulier, « en de nombreux textes, Vatican II a désigné l’Église comme “le sacrement universel du salut”. Cette formule remarquable exprime le mystère de l’Église d’une façon nouvelle, en rupture apparente avec la théologie des siècles précédents, mais en continuité profonde avec la Tradition dans sa sève première. (…) Il semble bien qu’il y ait là une des clefs, et même la clef du renouveau liturgique. En la négligeant, on réduirait ce renouveau à une réforme de cérémonie, alors qu’il remet en cause la notion même de célébration » [56].
Ainsi, « Vatican II a permis le redressement de cette ecclésiologie juridique. L’Église a été redéfinie comme le peuple de Dieu dans le monde (mission), en marche vers la consommation de son union définitive avec Dieu (eschatologie), sous la mouvance actuelle du Christ agissant par son Esprit (seigneurie du Christ). L’ecclésiologie est désormais pensée, non plus en deux, mais en trois termes : le peuple, structuré par les ministères qui lui sont intérieurs, et agi par le Christ. L’ontologie de la grâce se voit reconnaître le rôle premier qui est le sien. En sens inverse de l’évolution historique, cette régénération de l’Église doit s’étendre aux ministères, repensés en fonction de la mission et sainement relativisés à la lumière de la seigneurie actuelle du Christ. Par eux elle devra également atteindre le culte, qui est à redécouvrir comme culte du Nouveau Testament » [57].
Il est donc bien clair « que Vatican II, faisant apparaître une ecclésiologie plus centrée sur le peuple de Dieu que sur le corps mystique et donnant la priorité à l’Église-peuple par rapport à la hiérarchie, fait nécessairement progresser la réflexion liturgique » [58]. Et encore : « Si on compare la théologie de la liturgie de Vatican II et les réformes qui ont été accomplies à sa suite, on devra dire que les requêtes de Luther sont, d’une manière absolument surprenantes, présentes dans l’Église catholique » [59]. Aussi, « une célébration liturgique riche de sens a tout à gagner des vues fondamentales de la théologie renouvelée » [60].
Source : Lettre à nos frères prêtres n° 103
- « Liminaire », Communautés et Liturgies 2, mars-avril 1977, p. 97[↩]
- Guy Oury, « Liturgie. Un culte digne de la sainte eucharistie », Esprit et Vie – L’Ami du clergé 18, 7 mai 1981, p. 265[↩]
- Jean-Pierre Jossua, « La Constitution Sacrosanctum concilium dans l’ensemble de l’œuvre conciliaire », in La liturgie après Vatican II, Cerf, 1967, p. 128[↩]
- Émile Marcus, « Le concile et la liturgie », Paroisse et Liturgie 7, 1er octobre 1963, p. 676[↩]
- François Morlot, « Une condition préalable à toute formation liturgique : un changement de mentalité », La Maison Dieu 95, 2e trim. 1964, p. 20[↩]
- Robert Gantoy, « Problématique de l’office hier et aujourd’hui », La Maison Dieu 95, 3e trim. 1968, p. 12[↩]
- Robert Gantoy, ibid., p. 12[↩]
- Robert Gantoy, « Discerner les théologies implicites des célébrations dominicales », Paroisse et Liturgie 6, novembre-décembre 1974, p. 498[↩]
- Luis Maldonado, « La réforme liturgique à venir », Concilium 32, février 1968, p. 78[↩]
- Marie-Joseph Le Guillou, « La sacramentalité de l’Église », La Maison Dieu 93, 1er trim. 1968, p. 10–11. Le terme « numineuse » vient du mot latin numen, qui
signifie « la divinité ». Une réalité est numineuse lorsqu’elle est emplie du divin[↩] - Jean-Marie R. Tillard, « Bénédiction, sacramentalité, épiclèse », Concilium 198, mars 1985, p. 122[↩]
- Jean-Marie R. Tillard, ibid., p. 132[↩]
- Jean-Marie R. Tillard, ibid., p. 133[↩]
- cf. CSL 2[↩]
- Robert Gantoy, « Célébrations des sacrements et communautés de foi », Communautés et Liturgies 6, novembre-décembre 1977, p. 475[↩]
- Jean-Claude Crivelli, « Missel de saint Pie V, un libéralisme en forme de porte étroite », Vie – bulletin des paroisses catholiques romandes de Suisse, décembre 1984, p. 14[↩]
- Heinrich Rennings, « La réalisation de la réforme liturgique en Europe », Concilium 12, février 1966, p. 151[↩]
- Robert Comte, « L’Église, les rites et les hommes », Communautés et Liturgies 4, juillet-août 1978, p. 296[↩]
- Henri Denis, « Liturgie et sacrement », La Maison Dieu 104, 4e trim. 1970, p. 7[↩]
- Claude Duchesneau, « Saint-Nicolas occupé nous préoccupe » in Le défi intégriste – Saint-Nicolas occupé, Centurion, 1977, p. 192[↩]
- Xavier Thévenot, « Liturgie et morale », Études, juin 1982, p. 829[↩]
- Aimon-Marie Roguet, « Pastorale et doctrine », Notes de pastorale liturgique 10, janvier-février 1958, p. 2[↩]
- Kevin Seasoltz, « Célébrations eucharistiques contemporaines. Motivations et significations mêlées », Concilium 172, février 1982, p. 59[↩]
- « Inde : controverse sur une liturgie “indienne” », Informations catholiques internationales 354, 15 février 1970, p. 21[↩]
- Louis Bouyer, Architecture et liturgie, Cerf, 1967, p. 9[↩]
- J. B., « Demain la liturgie par Joseph Gélineau », Informations catholiques internationales 504, 15 juillet 1976, p. 51[↩]
- J. B., ibid., p. 51[↩]
- Guy Oury, « Aux origines du mouvement liturgique. Les Institutions liturgiques de dom Guéranger », Esprit et Vie – L’Ami du clergé 11, 11 mars 1976, p. 160[↩]
- Philippe Delhaye, « Perspectives conciliaires pour une réforme liturgique », L’Ami du clergé 47, 21 novembre 1963, p. 691[↩]
- Jacques Leclercq, Vatican II : un concile pastoral, éditions Vie Ouvrière, 1966, p. 70[↩]
- François Houang et Roger Mouton, Les réalités de Vatican II et les désirs de Mgr Lefebvre, Fayard, 1978, p. 89[↩]
- Jacques Leclercq, Vatican II : un concile pastoral, éditions Vie Ouvrière, 1966, p. 70[↩]
- Bernard Botte, Le mouvement liturgique. Témoignage et souvenirs, Desclée, 1973, p. 37[↩]
- Augustin Kerkvoorde, « Bibliographie », Paroisse et Liturgie 2, 15 février 1966[↩]
- Bernard Botte, Le mouvement liturgique. Témoignage et souvenirs, Desclée, 1973, p. 200[↩]
- André Aubry, Le temps de la liturgie est-il passé ?, Cerf, 1968, p. 189[↩]
- Yves Congar, Un concile pour notre temps, Cerf, 1961, p. 249[↩]
- André Haquin, « La réforme liturgique de Vatican II », Nouvelle Revue Théologique 4, juillet-août 1985, p. 484[↩]
- Adrien Nocent, « Les grandes rénovations de la célébration eucharistique », Les quatre fleuves 21–22, 1985, p. 47[↩]
- Gérard Huyghe, « Des prières eucharistiques pour l’Église d’aujourd’hui », La Maison Dieu 94, 2e trim. 1968, p. 128[↩]
- Gérard Huyghe, ibid., p. 128[↩]
- Pierre Jounel, « La liturgie des Heures dans le renouveau liturgique de Vatican II », Notitiæ 97, septembre 1974, p. 311[↩]
- François Morlot, « Bibliographie », La Maison Dieu 95, 3e trim. 1968, p. 142[↩]
- Pierre-Marie Gy, « Les grandes orientations de la Constitution De sacra liturgia », Notitiæ 88, décembre 1973, p. 401[↩]
- Bernard Botte, Le mouvement liturgique. Témoignage et souvenirs, Desclée, 1973, p. 205[↩]
- François Vandenbroucke, « Sur la théologie de la liturgie », Nouvelle Revue Théologique 2, février 1970, p. 158[↩]
- Aimé-Georges Martimort, « Bilan de la réforme liturgique », Osservatore Romano – édition hebdomadaire en langue française, 22 décembre 1972, p. 11[↩]
- Jean Frisque, « Composantes du culte chrétien selon Vatican II », in La liturgie dans les documents de Vatican II, Biblica, 1966, p. 15[↩]
- « Liminaire », Communautés et Liturgies 2, mars-avril 1977, p. 97[↩]
- Aimé-Georges Martimort, Mirabile laudis canticum, Edizioni Liturgiche, 1991, p. 269[↩]
- Aimé-Georges Martimort, ibid., p. 260[↩]
- Jean-Philippe Revel, « La Constitution conciliaire sur la liturgie. Son esprit et ses grands actes », Lumière et Vie 81, janvier-avril 1967, p. 3[↩]
- Irénée-Henri Dalmais, « Comptes rendus », La Maison Dieu 124, 4e trim. 1975, p. 124[↩]
- Herman Volk, Pour une liturgie renouvelée, Desclée, 1965, p. 20[↩]
- Robert Coffy, « La confirmation aujourd’hui », La Maison Dieu 142, 2etrim. 1980, p. 20–21[↩]
- « Sommaire », La Maison Dieu 93, 1ertrim. 1968, p. 3–4.[↩]
- Matthieu Cnudde, « Bulletin de théologie du diaconat », La Maison Dieu 96, 4e trim. 1968, p. 108[↩]
- François Morlot, « Bibliographie », La Maison Dieu 95, 3e trim. 1968, p. 147[↩]
- Johannes Brosseder, « La réception catholique de Luther », Concilium 118, octobre 1976, p. 105[↩]
- Ambroos-Rémi Van de Walle, « Rencontre du Christ et communauté liturgique. Principes préliminaires dogmatiques », Concilium 12, février 1966, p. 23[↩]