Les dérives des pratiques liturgiques dans le scoutisme

Messe face au peuple lors d'un camp scout.

Certains voient dans le scou­tisme, les pré­mices de la réforme litur­gique post-​conciliaire. Dans quelle mesure le mou­ve­ment scout a‑t-​il anti­ci­pé cer­taines pratiques ?

Après un déve­lop­pe­ment dans le bons sens avant la Seconde Guerre mon­diale, le mou­ve­ment litur­gique connaît ses pre­mières déviances en 1945, déviances sui­vies par cer­tains aumô­niers dans les acti­vi­tés scoutes. Ces usages avant-​gardistes étaient-​ils sui­vis mas­si­ve­ment ou non ? Comment expli­quer ces évo­lu­tions ? Cette seconde étape du mou­ve­ment litur­gique dans le scou­tisme est déli­cate à étu­dier, mais il est clair que ce n’est pas le scou­tisme, en tant que tel, qui est la cause des dérives litur­giques ; mais il en est l’oc­ca­sion, comme les autres mou­ve­ments de jeu­nesse à l’é­poque, par l’au­dience qu’il connaît en France.

Les activités scoutes : des exceptions aux pratiques liturgiques

Modelé, sur­tout dans la branche Route, par des aumô­niers ani­més par le renou­veau litur­gique, le scou­tisme est natu­rel­le­ment en phase avec ce mou­ve­ment. Comme le résume Jean-​Michel Fabre : « Méthode active, par­ti­ci­pa­tion active » à la litur­gie[1]. La nature même des acti­vi­tés scoutes, avec les camps en pleine nature, sou­vent dans des lieux iso­lés, rend dif­fi­cile l’as­sis­tance ordi­naire à la messe dans les églises. Prenant très vite conscience du pro­blème, le cha­noine Cornette, aumô­nier géné­ral, sol­li­cite du Saint-​Siège via l’ar­che­vêque de Paris une déro­ga­tion pour les aumô­niers scouts.

Les termes de l’indult de 1923

La déro­ga­tion pon­ti­fi­cale par­vient très vite, avant même la recon­nais­sance offi­cielle de la Fédération des Scouts de France par l’Église catho­lique. Le 12 octobre 1923, donc, un indult de Pie XI per­met aux aumô­niers des Scouts de France de célé­brer la messe au camp, en dehors d’un lieu consa­cré, et de confes­ser les scouts hors des dio­cèses où ils sont incar­di­nés[2]. La fina­li­té est de « per­mettre d’at­teindre plus faci­le­ment [leur] but : aider les âmes à deve­nir, sous l’in­fluence de la grâce divine […] des âmes fidèles à la pra­tique constante d’une vie reli­gieuse exem­plaire. »[3] Néanmoins, cet indult est rai­son­né par deux condi­tions res­tric­tives : le pri­vi­lège d’u­ser de l’au­tel por­ta­tif per­met la messe au camp uni­que­ment si celui-​ci est éloi­gné d’une église, et rap­pelle l’o­bli­ga­tion de la par­ti­ci­pa­tion le dimanche « si fie­ri potest » (si pos­si­bi­li­té il y a) à la messe parois­siale, « in ædi­fi­ca­tio­nem fide­lium » (pour l’é­di­fi­ca­tion des fidèles). En outre, la Sacré Congrégation des Sacrements pré­cise en 1929, lors du renou­vel­le­ment de l’in­dult, qu’une tente doit entou­rer l’au­tel des trois côtés pour la messe au camp, afin que le vent ne dis­perse pas les hos­ties ou les par­celles, confor­mé­ment au canon 822 deman­dant que la messe soit célé­brée dans un endroit conve­nable et décent.

S’appuyant sur la doc­trine catho­lique, la hié­rar­chie de l’Église insiste en effet sur l’im­por­tance du lieu consa­cré pour la célé­bra­tion de la messe[4], rap­pe­lant que les juifs n’im­mo­laient pas en dehors du Temple. Longtemps, les mis­sion­naires refu­sèrent de célé­brer la messe en plein air, atten­dant pour cela de construire des cha­pelles de for­tune[5]. Répondant à ce besoin, le pri­vi­lège de l’au­tel por­ta­tif est défi­ni à la fin du XVIIe siècle, puis nor­ma­li­sé par le Saint-​Siège sous Benoît XIV en 1746, pré­ci­sant notam­ment qu’il néces­site un besoin impé­rieux et l’au­to­ri­sa­tion de l’ordinaire.

L’indult est renou­ve­lé par le Saint-​Siège en 1924, 1929, 1932 puis 1935, et ses règles sont fré­quem­ment rap­pe­lées dans le Bulletin de liai­son des aumô­niers scouts par le cha­noine Cornette, aumô­nier géné­ral des Scouts de France, même si de nom­breux aumô­niers s’en écar­te­ront.[6]

Les usages divers de l’indult

Par son fonc­tion­ne­ment très décen­tra­li­sé et la forte confiance faite à ses cadres, le mou­ve­ment scout connaît des pra­tiques diverses, même si les prin­cipes et la péda­go­gie res­tent uni­formes. On aborde ici la dis­tance qu’il peut exis­ter entre le pres­crit, l’in­dult de 1923, et le vécu, les usages mis en place par les Scouts de France. En effet, dès l’Entre-​deux-​guerres quelques chefs et aumô­niers appré­cient à leur façon les pri­vi­lèges octroyés par l’in­dult, sus­ci­tant dès 1930 des cri­tiques du cha­noine Langlois, direc­teur de la rivale A.C.J.F. (Association catho­lique de la jeu­nesse fran­çaise), adres­sées au cha­noine Cornette :

Mais les jeunes aumô­niers !… ils se sont sou­vent embal­lés pour les messes de camp, et de ce côté, il revient des bruits d’a­bus criants qui, s’ils par­ve­naient à Rome, amè­ne­raient des sanc­tions ; cer­tains fidèles sont très cho­qués de voir dire la messe dehors à quelques pas d’une cha­pelle suf­fi­sam­ment grande […].[7]

L’aumônerie géné­rale des Scouts de France est donc tenue de rap­pe­ler les pres­crip­tions de l’in­dult, tout en pré­ci­sant les limites des privilèges :

L’usage licite du pri­vi­lège de l’au­tel por­ta­tif est res­treint par deux condi­tions expres­sé­ment men­tion­nées dans l’indult :

1° Il est défen­du de s’en ser­vir, s’il y a dans le voi­si­nage « une église dont l’ac­cès ne soit pas dif­fi­cile »[8]. […] Ces rai­sons sont lais­sées à la pru­dente appré­cia­tion du prêtre […].

2° […] Si c’est pos­sible, au moins les jours de fête de pré­cepte – et par­mi les fêtes de pré­cepte il faut ran­ger les dimanches (voir canon 1247) – la troupe se ren­dra pour la messe à l’é­glise parois­siale la plus voi­sine, pour la plus grande édi­fi­ca­tion des fidèles.[9]

Ces abus semblent per­du­rer puisque, en 1936, l’Assemblée des car­di­naux et arche­vêques effec­tue un rap­pel à l’en­semble des aumô­niers scouts via le cha­noine Cornette, deman­dant un contrôle plus étroit des acti­vi­tés litur­giques du mou­ve­ment par l’au­mô­nier géné­ral et les aumô­niers dio­cé­sains. L’exemple est-​il don­né par le haut ? On peut en effet s’in­ter­ro­ger, en consta­tant que le Père Sevin lui-​même s’af­fran­chit de la toile de tente devant cou­vrir l’au­tel à Chamarande, où de plus il semble célé­brer la messe avec l’as­sis­tance autour de l’au­tel et non der­rière lui. Au reste, l’i­co­no­gra­phie montre davan­tage de messes sans toile de tente cou­vrant l’au­tel que de tentes-​chapelles répon­dant aux pres­crip­tions du Saint-​Siège. La cou­ver­ture même du Bulletin de liai­son des aumô­niers scouts de 1933, rap­pe­lant les pres­crip­tions et limites de l’in­dult, montre ain­si une messe en plein air sans toile au-​dessus de l’autel…

En 1945 encore, un aumô­nier expli­quant « pour faire plai­sir aux scouts, j’ai dit la messe en plein air à V…, en un lieu splen­dide, face à la val­lée, le dos tour­né à l’é­glise », se voit ser­mon­né par l’au­mô­ne­rie géné­rale des Scouts de France : « L’indult est for­mel en ce cas : on ne peut se ser­vir du pri­vi­lège de l’au­tel por­ta­tif « si adsit ali­qua eccle­sia ad quam acce­dere non sit dif­fi­cile ». Or, il semble bien que vous étiez à quelques mètres de l’é­glise. »[10] À la même époque, le Père Duployé réprouve ces messes à l’ex­té­rieur des sanctuaires :

Dans ces condi­tions [à proxi­mi­té d’une église], s’obs­ti­ner à dire la messe en plein air devient une incon­ve­nance, porte gra­ve­ment atteinte au sens de la litur­gie qui ins­pire la dédi­cace des églises et scan­da­lise sou­vent fidèles et cler­gé.[11]

Les liber­tés prises par cer­tains aumô­niers, par rap­port aux normes auto­ri­sées par l’in­dult de 1923, ont lais­sé place à des mau­vaises habi­tudes deve­nues des usages géné­ra­li­sés[12]. Ainsi, la messe « sur le lieu de camp » devient la norme même le dimanche, alors qu’elle n’en est que l’ex­cep­tion à l’o­ri­gine. Comme il a été men­tion­né plus haut, cer­tains prêtres déve­loppent éga­le­ment une réflexion sur la « com­mu­nion avec la nature » dans ces célé­bra­tions exté­rieures, notam­ment dans le cadre de la nou­velle théo­lo­gie accom­pa­gnant le renou­veau litur­gique. En témoignent les expé­riences du Père Teilhard de Chardin en Chine dans les années 1920, exal­tant à la fois l’homme et la nature[13]. Il ne s’a­git plus d’é­le­ver les âmes vers des choses célestes, mais d’u­nir Dieu et la Création, ain­si que l’ex­pose un aumô­nier en 1944 : 

Une fois au moins dans chaque camp d’é­té il fau­drait que soient coor­don­nés tous les moyens vou­lus afin que messe et créa­tion se rejoignent en plé­ni­tude. À cette messe convien­drait l’aube d’un de ces jours où, rap­pe­lez vos sou­ve­nirs, le lumière est comme divi­ne­ment belle. […] Branche d’au­bé­pine, bou­tons d’or, myo­so­tis ou mar­gue­rites, les fleurs par­mi les plus nou­vel­le­ment écloses et encore empreintes de rosée orne­raient l’au­tel ins­tal­lé au pied de l’arbre ou dans le coin spé­cia­le­ment admi­ré.[14] »

L’introduction du français dans la liturgie

Une autre dévia­tion s’ins­taure dans l’Entre-​deux-​guerres, avec le déve­lop­pe­ment des can­tiques en fran­çais. En l’ab­sence de scho­la, les scouts prennent l’ha­bi­tude de chan­ter des can­tiques com­po­sés par de nom­breux aumô­niers, can­tiques qui pour cer­tains tra­duisent les textes litur­giques ou des prières. Or, beau­coup de ces tra­duc­tions intro­duisent le tutoie­ment de Dieu et des saints, pra­tique que l’on retrou­ve­ra de façon natu­relle lorsque les réfor­ma­teurs de la litur­gie tra­dui­ront les textes de la messe dans la décen­nie de 1960. Dans le réper­toire du Père Sevin, si des chants conservent le vous­soie­ment (Prière scoute, Cœur de Jésus, Notre-​Dame des Bois,…), nom­breux sont ceux qui bana­lisent le tutoie­ment (Le Cantique de la Promesse, Plus près de toi mon Dieu, Le Cantique des Patrouilles, Notre-​Dame des Éclaireurs,…)[15]. Il est notable, en outre, que le tutoie­ment sert la tra­duc­tion fran­çaise de cer­tains motets litur­giques (Ubi cari­tas et amor) alors que le vous­soie­ment est conser­vé pour d’autres (Panis ange­li­cus, Te lucis ante ter­mi­num). À la même époque, sainte Thérèse-​de-​l’Enfant-​Jésus alterne éga­le­ment les deux dans ses écrits, certes pri­vés. Ce tutoie­ment sera nor­ma­li­sé et géné­ra­li­sé par le cler­gé pro­gres­siste après 1969.

Cette dua­li­té sou­ligne l’exis­tence de deux ten­dances diver­gentes dans le mou­ve­ment litur­gique, l’une conser­va­trice, l’autre pro­gres­siste. Les acteurs eux-​mêmes ne sont pas exempts de concep­tions par­fois contra­dic­toires, tel le Père Duployé qui invite aux chants reli­gieux fran­çais lors de la messe, et appelle dans le même temps au main­tien du gré­go­rien, inci­tant les rou­tiers à apprendre un kyriale avant le camp[16]. L’apparition du tutoie­ment dans la litur­gie a ain­si trente ans d’a­vance. Rappelons que l’Assemblée des évêques de France, en 1964 encore, rejette à la majo­ri­té la tra­duc­tion en fran­çais du Pater, fina­le­ment adop­té l’an­née sui­vante avec le tutoie­ment, en appli­ca­tion des déci­sions conci­liaires[17].

Les dérives de certaines pratiques scoutes : la messe des routiers

La Seconde Guerre mon­diale marque, dans le scou­tisme, l’ir­rup­tion d’in­no­va­tions litur­giques qui tendent à détour­ner la messe de sa fina­li­té pre­mière, sacri­fice pro­pi­tia­toire. L’aboutissement le plus éla­bo­ré du renou­veau litur­gique réa­li­sé par les aumô­niers scouts est celui de la messe pro­po­sée aux rou­tiers. Cette œuvre du Père Duployé, pré­sen­tée en 1943 dans son opus­cule Le clan rou­tier à la messe (de la col­lec­tion La Clarté-​Dieu publiée par le Centre de pas­to­rale litur­gique), nous per­met de mesu­rer les inno­va­tions mises en place. Avec quelques vingt ans d’a­vance, on croit recon­naître la messe issue du novus ordo. Cette pra­tique de messe est-​elle très répan­due dans les clans ? Il est dif­fi­cile de répondre, mais si le Père Duployé publie son opus­cule, c’est qu’il cherche à l’é­tendre. Précisons que 1943 est l’an­née de créa­tion du Centre de pas­to­rale litur­gique, centre intel­lec­tuel où naissent les inno­va­tions en la matière, et que le Père Duployé en assure la direc­tion jus­qu’en 1947.

La pre­mière carac­té­ris­tique de cette litur­gie est celle de la pré­pa­ra­tion. Préparation de chaque céré­mo­nie, qui se veut unique, et pré­pa­ra­tion du clan qui doit col­lec­ti­ve­ment s’ap­pro­prier la façon de célé­brer. Comme l’é­crit le Père Duployé, « nous par­le­rions volon­tiers de « drill » litur­gique »[18]. Car il faut désor­mais un ani­ma­teur à la com­mu­nau­té. Le prêtre célé­brant n’est plus « le » ministre de la messe, il se doit d’être dou­blé par un « meneur de jeu litur­gi­que ». Laissons le domi­ni­cain nous expo­ser cette fonction :

Au cours de la route elle-​même, l’Aumônier se déchar­ge­ra de la conduite du jeu litur­gique sur le meneur liturgique. […]

Le prêtre doit se pour­voir d’un assis­tant, et c’est le meneur de jeu litur­gique. Le renou­veau de la célé­bra­tion active de la messe n’a pas encore réus­si à don­ner à cette fonc­tion qui évoque tout à la fois celle du diacre, de l’a­co­lyte, du lec­teur et du chantre le nom heu­reux et bien fran­çais qui lui convien­drait. Peu importe. La néces­si­té de la fonc­tion est évi­dente. Entre beau­coup de rai­sons, la plus simple est qu’il est impos­sible au prêtre de célé­brer la messe (il en est à cet égard le meneur de jeu émi­nent) et de diri­ger en même temps la célé­bra­tion collective.

Au nombre d’occurrences du terme « jeu litur­gique » dans le livre, on mesure l’é­loi­gne­ment de la concep­tion de la messe défi­nie par le concile de Trente, sacri­fice pro­pi­tia­toire, et le rap­pro­che­ment avec une ani­ma­tion davan­tage proche de la dra­ma­tur­gie théâ­trale (à plu­sieurs reprises et à l’i­mi­ta­tion du Père Doncœur, le Père Duployé parle du « drame litur­gique »), voire du jeu scout en l’es­pèce. Rappelons que, à la même époque, les rou­tiers s’in­ves­tissent mas­si­ve­ment dans le théâtre et l’a­ni­ma­tion, à tra­vers les Noëls rou­tiers et les comédiens-​routiers. En ce sens, on com­prend que la messe devient un nou­veau « ter­rain » inves­ti par le jeu scout. Ce qui pose pro­blème, c’est que la messe n’est pas un jeu. Quel est donc le rôle de cet ani­ma­teur du jeu litur­gique ? Une fois la fina­li­té spi­ri­tuelle de la route pré­sen­tée par l’aumônier,

Le meneur de jeu litur­gique défi­ni­ra aus­si­tôt son pro­gramme, les objec­tifs immé­diats et éloi­gnés aux­quels il veut abou­tir, il déga­ge­ra clai­re­ment le style propre de la par­ti­ci­pa­tion active à la messe qu’il a choi­sie pour le clan (messe dia­lo­guée ou messe chan­tée). Il pas­se­ra immé­dia­te­ment à des exer­cices pratiques. […]

[Pour la messe] La dis­po­si­tion la plus pra­tique est en cercle, au moins théo­ri­que­ment car elle per­met à tous les assis­tants de voir ce qui se fait à l’au­tel. Le meneur de jeu doit exi­ger que le cercle soit par­fait ; qu’il donne des ordres en conséquence.

Notons que l’au­mô­nier et le chef de clan s’ef­facent devant ce meneur de jeu. C’est éga­le­ment à ce der­nier qu’in­combe le choix des chants, notam­ment « chants reli­gieux fran­çais », par­ti­cu­liè­re­ment ceux pro­po­sés par l’Alouette, où s’ex­prime « ce qu’on peut appe­ler le génie propre du mou­ve­ment ». Le rôle du meneur de jeu dans le jeu litur­gique est appe­lé à un cer­tain suc­cès en France, comme en témoigne la messe orga­ni­sée par la J.A.C. en mai 1950 au Parc des Princes et réunis­sant 40 000 par­ti­ci­pants, ani­mée par quatre meneurs de jeu aux quatre coins du podium cen­tral[19]. Au reste, ce rôle est encore évo­qué en 1965 par l’ab­bé Jean Popot, curé de la Madeleine à Paris[20].

Au-​delà ce ces direc­tives propres à l”« ani­ma­tion », la seconde carac­té­ris­tique défi­nie par le Père Duployé tient à la spi­ri­tua­li­té qui émane de cette litur­gie par­ti­ci­pa­tive. Ce n’est plus chaque rou­tier qui doit prier, c’est le clan. Le chré­tien doit s’ou­blier et se fondre dans le collectif :

Il était utile – et le pré­sent opus­cule n’a­vait pas d’autre but – de les dis­sua­der [les rou­tiers] de prier d’une manière étroi­te­ment per­son­nelle durant la messe, de leur faire com­prendre qu’ils n’ont pas à « prier pen­dant la messe », puisque c’est l’ac­tion litur­gique elle-​même qui consti­tue la Prière par excel­lence, la prière sacer­do­tale, la prière de l’Église à laquelle, en toute rigueur, ils ne peuvent rien ajou­ter et dont rien ne doit les distraire.

On touche là au cœur d’une concep­tion nou­velle de la messe et de la prière, où rien n’existe sans un carac­tère com­mu­nau­taire. Lors de la pro­mul­ga­tion du novus ordo mis­sae, la Présentation géné­rale du mis­sel romain, expo­sant en modèle la messe concé­lé­brée, valo­rise sys­té­ma­ti­que­ment l’as­pect com­mu­nau­taire du pres­by­te­rium, des ministres et des fidèles autour de l’é­vêque, lais­sant ain­si à pen­ser que la messe sans fidèle (mais non sans ser­vant) n’a plus lieu d’être.

Pour révo­lu­tion­naire qu’elle appa­raisse, cette messe des­si­née par le Père Duployé n’est pas iso­lée. À la même époque, le Père Doncœur en conce­vait une simi­laire pour les sol­dats mobi­li­sés en 1940, avec les mêmes carac­té­ris­tiques[21] : paroles dia­lo­guées quasi-​entièrement en fran­çais (en géné­ra­li­sant le tutoie­ment de Dieu), rôle d’un com­men­ta­teur (ici le maître de chœur), et sur­tout ani­ma­tion par ce com­men­ta­teur tout au long de la messe, occul­tant le célé­brant. La lec­ture de cet opus­cule nous montre, à tra­vers les textes pro­po­sés, la messe en fran­çais telle que répan­due dans notre pays après la pro­mul­ga­tion du novus ordo mis­sae, à la seule excep­tion que le prêtre conti­nue de réci­ter les prières tra­di­tion­nelles du mis­sel pen­dant que le com­men­ta­teur anime ; à cet égard, la prière du canon réci­tée par le com­men­ta­teur est typique de celle de la nou­velle messe.

Le scoutisme, diffuseur du mouvement liturgique

Indéniablement, le mou­ve­ment scout répand les inno­va­tions litur­giques à tra­vers la France, par sa méthode et sa péda­go­gie uni­formes, et les aumô­niers pro­gres­sistes s’en servent pour dif­fu­ser leurs idées et pra­tiques abu­sives. Avec les grands ras­sem­ble­ments (jam­bo­ree, camps-​écoles, pèle­ri­nages), les aumô­niers scouts dif­fusent les pra­tiques nou­velles en pro­vince, notam­ment la messe dia­lo­guée. Mais, au-​delà des inno­va­tions qui vont dans le bon sens, comme la lec­ture en fran­çais de l’é­pître et de l’Évangile, les com­mu­nions fré­quentes, d’autres plus auda­cieuses sinon révo­lu­tion­naires sont répan­dues par les aumô­niers pro­gres­sistes : messe face au peuple, action d’un animateur-​commentateur,… Des acti­vi­tés scoutes, ces inno­va­tions passent aux messes des paroisses dans de nom­breux diocèses.

Messe face au peuple lors d’un camp scout

Plus sub­ti­le­ment encore, une autre inno­va­tion litur­gique doit sa genèse à cer­tains aumô­niers scouts : la messe concé­lé­brée. Si celle-​ci n’est pas en usage avant le novus odro mis­sae, elle a été pré­fi­gu­rée dans les grands ras­sem­ble­ments scouts. Initialement, le concept répond à deux fina­li­tés : per­mettre aux nom­breux aumô­niers de célé­brer la messe lors des grandes réunions, mais aus­si et sur­tout assu­rer une « par­ti­ci­pa­tion active » de tous les pré­sents, scouts comme aumô­niers, dans le concept d’ac­tion com­mu­nau­taire uni­fiée. Une autre rai­son avan­cée est d’é­vi­ter au prêtre les dis­trac­tions pro­vo­quées par les autres prêtres célé­brant à ses côtés à un rythme dif­fé­rent. Ainsi sont mises au point les « messes syn­chro­ni­sées », dès avant 1945. Le prin­cipe est ingé­nieux : autour de l’au­tel cen­tral où offi­cie le prêtre qui dia­logue avec les scouts pré­sents, sont ins­tal­lés plu­sieurs petits autels pour les autres aumô­niers, cha­cun accom­pa­gné d’un ser­vant ; ceux-​ci célèbrent leur messe en même temps et au même rythme que le célé­brant de l’au­tel prin­ci­pal, notam­ment pour syn­chro­ni­ser la consé­cra­tion et les élévations.

Messes syn­chro­ni­sées

Lors du pèle­ri­nage au Puy, douze messes sont ain­si célé­brées simul­ta­né­ment autour du maître-​autel où offi­cie Mgr Martin le 14 août 1942 pour les dix milles rou­tiers et jeunes de l’A.C.J.F. pré­sents[22]. Dans sa rela­tion du pèle­ri­nage, le chro­ni­queur sou­ligne la force sym­bo­lique de ces douze prêtres, six de chaque côté de l’au­tel prin­ci­pal, renou­ve­lant ain­si la Cène[23]. Après les expé­ri­men­ta­tions scoutes, la messe syn­chro­ni­sée prend une nou­velle dimen­sion lors du pèle­ri­nage de Chartres des étu­diants pari­siens. Aumônier de la Sorbonne, l’ab­bé Maxime Charles l’or­ga­nise pour la pre­mière fois à la Pentecôte de 1945 avec vingt-​cinq prêtres célé­brant simul­ta­né­ment en plein air, en arc de cercle autour d’un autel cen­tral, affir­mant s’ins­pi­rer des pra­tiques scoutes[24]. Ces dérives litur­giques sont suf­fi­sam­ment répan­dues pour qu’elles soient for­mel­le­ment inter­dites par le Saint-​Siège en 1958[25]. Cinq ans avant, le concept est aus­si abor­dé par le Père Roguet, un des acteurs du mou­ve­ment litur­gique. S’il n’est pas par­ti­san de la messe syn­chro­ni­sée, celui-​ci recon­naît que c’est « un ache­mi­ne­ment vers la concé­lé­bra­tion »[26]. Ce prêtre ne se trompe pas puisque, lors de la consul­ta­tion anté­pré­pa­ra­toire au concile de Vatican II, trois évêques fran­çais pro­posent l’in­tro­duc­tion de la concé­lé­bra­tion dans la litur­gie[27]. De ces messes « d’une seule voix » à la messe concé­lé­brée, il n’y a qu’un pas que la réforme litur­gique post-​conciliaire fran­chit, nour­rie par le suc­cès de ces grandes manifestations.

Pour leur part, les Guides de France ne sont pas en reste, comme en témoigne leur « obses­sion du chan­ge­ment » après 1945[28]. On observe tou­te­fois qu’elles ne connaissent pas les inno­va­tions de la branche mas­cu­line avant la Seconde Guerre mon­diale. L’indult de 1923 ne concer­nant que les aumô­niers des Scouts de France, les guides conti­nuent à assis­ter aux offices dans les églises. Rattrapent-​elles leur retard à la Libération ? Avec des « camps d’i­ni­tia­tion à la Bible », déve­lop­pés à par­tir de 1950 et ani­més par l’ab­bé Daniel Perrot, aumô­nier géné­ral des Guides de France, des « litur­gies auda­cieuses » se dif­fusent chez les guides aînées, comme le montrent celles du ral­lye d’Algérie la semaine de Pâques 1950[29]. À la messe d’ou­ver­ture, les guides aînées apportent en pro­ces­sion d’of­fer­toire une gerbe de blé, un ton­ne­let de vin, un rayon de miel et des dattes qui seront offerts avec les hos­ties. Lors de la messe de clô­ture, où un coffre kabyle tient lieu d’au­tel, les ser­vants sont vêtus de robes ou de bur­nous de leur pays d’o­ri­gine, et le Laudate final est chan­té en arabe.

La messe « face au peuple »

Dans la lignée des messes célé­brées par les aumô­niers mili­taires sur le front, par­fois entou­rés de sol­dats, des aumô­niers scouts ont pour­sui­vi cette pra­tique, faci­li­tant notam­ment la messe dia­lo­guée. Entourés de la troupe ou face à elle, ils favo­risent l’as­pect com­mu­nau­taire du groupe et l’é­change dia­lo­gué mais s’é­loignent, par là, de Dieu à qui sont adres­sées les prières. C’est là qu’in­ter­vient l’é­tape du pas­sage du prêtre der­rière l’au­tel, pour être plus direc­te­ment en contact et en com­mu­nau­té avec l’as­sis­tance. À un aumô­nier deman­dant en 1945 s’il avait bien fait en pla­çant tous ses rou­tiers autour de l’au­tel, de manière à n’être jamais dos et face au peuple, l’au­mô­ne­rie géné­rale des Scouts de France lui répond, un peu éva­si­ve­ment : « Les rubriques du mis­sel sup­posent la messe face au peuple. Certains évêques ont cru devoir l’in­ter­dire […]. Quant à votre façon de faire, on peut dire qu’elle ne manque pas d’in­gé­nio­si­té. »[30]

Historiquement et doc­tri­na­le­ment, l’au­tel où le prêtre accom­plit le sacri­fice doit être orien­té (i.e. vers l’o­rient), le célé­brant étant tour­né vers le levant, sym­bole de la Résurrection comme de l’Ascension[31]. C’est la concep­tion des églises après la paix de Constantin qui a d’a­bord pla­cé les fidèles autour de l’au­tel, puis très vite der­rière le célé­brant. Dès le IIe siècle, comme en témoigne Tertullien, les fidèles et le célé­brants étaient tour­nés vers l’o­rient pen­dant la messe. Certes, quelques basi­liques romaines (dont Saint-​Pierre-​de-​Rome), ne sont pas orien­tées car bâties sur les tombes des mar­tyrs, mais leurs autels le sont et, pen­dant les céré­mo­nies, les fidèles tour­naient le dos au prêtre pour prier face au levant, sauf pen­dant les lec­tures et le ser­mon. L’architecture reli­gieuse, par la suite, place tou­jours les autels vers l’o­rient, dans la nef comme dans les cha­pelles laté­rales. L’archéologie montre que les célé­brants des litur­gies de l’Église pri­mi­tive se tenaient, comme les fidèles, ver­sus ad orien­tem. C’est ain­si ce que pré­co­nise saint Charles Borromée dans ses Instructions publiées pour la construc­tion des églises au len­de­main du concile de Trente[32]. Au reste, les litur­gies orien­tales se célèbrent toutes vers l’o­rient. En soi, rien ne jus­ti­fie litur­gi­que­ment la célé­bra­tion de la messe ver­sus popu­lum.

Il va de soi que, si la messe face au peuple est « pra­tique » pour dia­lo­guer faci­le­ment avec les scouts lors des acti­vi­tés exté­rieures, sa trans­po­si­tion dans les églises pose des pro­blèmes : néces­si­té d’un autel de for­tune avan­cé au niveau de la croi­sée du tran­sept, prêtre tour­nant le dos au Saint-​Sacrement res­té sur le maître-​autel, prêtre assis der­rière cet autel de for­tune et ne voyant plus les fidèles… On com­prend mieux cer­tains aumô­niers scouts pré­fé­rant sys­té­ma­ti­ser les messes en plein air au lieu de recher­cher les églises pour y célé­brer. Par ailleurs, la messe dia­lo­guée face au peuple déve­loppe, peu à peu, une conver­sa­tion entre le prêtre et les fidèles, dans laquelle Dieu est oublié, favo­ri­sant les « ani­ma­tions » pour gagner la par­ti­ci­pa­tion de l’as­sis­tance. Il n’y a plus de sacri­fice offert face à Dieu, ni de prière adres­sée vers Dieu, il y a une simple com­mé­mo­ra­tion pré­pa­rant au repas fra­ter­nel, dans la concep­tion pro­tes­tante de la liturgie.

Des innovations en rupture avec la liturgie et la doctrine de l’Église

Innovations d’avant-​garde, les usages déve­lop­pés par cer­tains aumô­niers scouts, comme par d’autres via le Centre de pas­to­rale litur­gique, annoncent les réformes post-​conciliaires de la messe. Mettant au pre­mier plan la notion de par­ti­ci­pa­tion active, qui d’un moyen devient une fin, la Constitution conci­liaire Sacrosanctum conci­lium énonce que la litur­gie « contri­bue au plus haut point à ce que les fidèles, en la vivant, expriment et mani­festent aux autres le mys­tère du Christ et la nature authen­tique de la véri­table Église »[33]. D’une action théo­cen­trique, on passe à une expres­sion anthro­po­cen­trique de la litur­gie. C’est effec­ti­ve­ment le chré­tien, et non Dieu, qui est le sujet visé par la Constitution sur la litur­gie, et que le Père Duployé deman­dait dans la messe des rou­tiers. En 1947, Pie XII avait pour­tant pris soin d’insister :

Mais l’élé­ment essen­tiel du culte doit être l’in­té­rieur, car il est néces­saire de vivre tou­jours dans le Christ. […] C’est donc une notion tout à fait inexacte de la sainte litur­gie que de la regar­der comme une par­tie pure­ment exté­rieure et sen­sible du culte divin, ou comme une céré­mo­nie déco­ra­tive.[34]

Le « drame litur­gique » des Pères Doncœur et Duployé ren­voie à la com­mé­mo­ra­tion de la Cène et de la Passion du Christ, et annonce la nou­velle concep­tion de la messe par Vatican II puis Paul VI. Sans nier le carac­tère sacri­fi­ciel de la messe, le concile met en avant d’autres concepts qui relèguent au second plan le sacri­fice. « Mémorial de [la] mort et de [la] résur­rec­tion » du Christ, la messe se pré­sente désor­mais comme sacre­ment de l’a­mour, signe de l’u­ni­té, lien de la cha­ri­té, ban­quet pas­cal dans lequel le Christ a man­gé, l’âme est com­blée de grâce, et le gage de la gloire future nous est don­né.[35]

Tous ces carac­tères étaient déjà mis en œuvre dans l’ac­tion col­lec­tive du clan autour de l’au­tel, où chaque rou­tier apporte le pain à l’of­fer­toire et s’u­nit à la voix du prêtre dans le Pater. L’usage des can­tiques fran­çais, dès les années 1920–1930, montre un autre exemple d’an­ti­ci­pa­tion. Si leur intro­duc­tion n’est pas for­mel­le­ment condam­née par l’Église, la sub­sti­tu­tion de plus en plus géné­ra­li­sée qui s’o­père avec le latin va au-​delà de l’es­prit du mou­ve­ment litur­gique, ain­si que le juge Pie XII à la fin de son pontificat :

De la part de l’Église, la litur­gie actuelle com­porte un sou­ci de pro­grès, mais aus­si de conser­va­tion et de défense. Elle retourne au pas­sé sans le copier ser­vi­le­ment, et crée du nou­veau dans les céré­mo­nies elles-​mêmes, dans l’u­sage de la langue vul­gaire, dans le chant popu­laire et la construc­tion des églises. Il serait néan­moins super­flu de rap­pe­ler encore une fois que l’Église a de graves motifs de main­te­nir fer­me­ment dans le rite l’o­bli­ga­tion incon­di­tion­née pour le prêtre célé­brant d’employer la langue latine, et de même, quand le chant gré­go­rien accom­pagne le Saint-​Sacrifice, que cela se fasse dans la langue de l’Église.[36]

L’innovation litur­gique n’est cepen­dant pas un mou­ve­ment géné­ra­li­sé des aumô­niers scouts. Ainsi que nous le voyons, ces aumô­niers sont eux-​mêmes ambi­va­lents. Le Père Sevin alterne vous­soie­ment et tutoie­ment dans ses can­tiques, le Père Duployé valo­rise les chants en fran­çais mais défend le gré­go­rien… S’ils déve­loppent cer­taines inno­va­tions, ils se montrent dans le même temps conser­va­teurs vis-​à-​vis d’autres. Le rap­pel fait en 1951 par l’ab­bé Lebourgeois, assis­tant du Père Forestier à l’au­mô­ne­rie géné­rale des Scouts de France, témoigne de cette ambivalence :

Bonne atti­tude de ne pas mul­ti­plier les lec­tures pen­dant l’Offertoire et le Canon. Laissez les assis­tants prier, s’u­nir au Prêtre. Si vous sou­te­nez un ins­tant leur prière, que ce soit par un chant bref, la lec­ture d’un court pas­sage du Canon, et sur­tout évi­ter le commentaire.

Dans le Canon, ne pas se conten­ter de lire le Memento. On n’offre pas la Messe d’a­bord pour se rap­pe­ler tous ses amis, vivants ou même défunts, mais avant tout pour s’u­nir au Mystère du Christ mou­rant et res­sus­ci­tant. La prière cen­trale c’est « l’Unde et memores » qui nous branche, si on peut dire, sur le mys­tère de Pâques, nous asso­cie à la mort rédemp­trice et en même temps à la Résurrection du Seigneur car la Messe n’est pas seule­ment sacri­fice, mais triomphe du Christ. […]

Jusqu’ici, l’ab­bé Lebourgeois garde une concep­tion tra­di­tion­nelle de la litur­gie, mar­quant notam­ment une nette dis­tance avec l’ac­tion com­mu­nau­taire du « jeu litur­gique » du Père Duployé où les rou­tiers n’ont pas à « prier pen­dant la messe ». Mais il aborde juste après les « innovations » :

On a ten­té, au cours de ces grands ras­sem­ble­ments, quelques inno­va­tions. Le bai­ser de paix… moder­ni­sé : le Prêtre ser­rant les mains du Chef qui ensuite forme la chaîne avec ses rou­tiers, en leur trans­met­tant la paix soit avec vous, sui­vi d’un chant très court, par exemple : « Voici Seigneur tes fils routiers ».

La com­mu­nion debout.

Innovations valables si on en explique le sens :

Baiser de Paix ? Parce que nul ne peut s’ap­pro­cher du Seigneur s’il n’est d’a­bord en paix avec ses frères.

Communion debout ? Ce n’est pas pour évi­ter la fatigue de tes genoux ou pour « gagner du temps » comme disait un rou­tier, mais pour te rap­pe­ler que l’Eucharistie est le pain du voya­geur, comme l’é­tait la Manne dans le désert, comme le fut la pre­mière pâque que les Juifs man­gèrent debout avant de quit­ter l’Égypte où ils étaient esclaves.[37]

Conclusion

Que conclure de tout cela ? Ne posons pas de juge­ment hâtif, la dis­ci­pline his­to­rique étant tout en nuances et en dis­tinc­tions. En matière de litur­gie, le scou­tisme catho­lique a été l’oc­ca­sion de bons et de mau­vais fruits et il faut donc faire la part des choses. On ne peut attri­buer au scou­tisme même les dérives de cer­tains de ses aumô­niers : les ori­gines en sont exté­rieures, même si les acti­vi­tés scoutes ont ser­vi de ter­rain d’ex­pé­ri­men­ta­tion et de dif­fu­sion. Indéniablement, le scou­tisme a per­mis de rendre vivantes et par­ti­ci­pantes les messes, par le dia­logue, le chant et la com­mu­nion fré­quente. Néanmoins, ces béné­fices ont sou­vent été contre­car­rés par des avan­cées abu­sives, expé­ri­men­ta­tions de cer­tains aumô­niers pro­fi­tant d’un ter­rain favo­rable. Avec vingt ans d’a­vance, dans le cadre du scou­tisme, ces messes avant-​gardistes pro­posent ce qui sera ain­si nor­ma­li­sé dans la réforme litur­gique, notamment :

- le célé­brant tour­né face aux fidèles et non vers l’orient,

- le carac­tère com­mu­nau­taire de la litur­gie jus­qu’aux « pré-concélébrations »,

- les lec­tures conco­mi­tantes par le prêtre (à l’au­tel en latin) et par un lec­teur (en fran­çais) de l’é­pître et de l’Évangile[38] ; auto­ri­sa­tion qui ne sera accor­dée par la Conférence des évêques de France qu’en 1964 ;

- le rôle tenu par le meneur de jeu litur­gique, de même, annon­çant le com­men­ta­teur et le ministre char­gé de la coor­di­na­tion (dif­fé­rent du céré­mo­niaire), deux fonc­tions pré­vues dans le novus ordo de 1969 et pré­ci­sées dans la Présentation géné­rale du mis­sel romain ;

- enfin, le carac­tère expé­ri­men­tal et créa­tif des célé­bra­tions litur­giques, mar­quant la dis­tance entre le pres­crit (l’in­dult de 1923 pour les aumô­niers scouts, le novus ordo de 1969 pour le cler­gé post-​conciliaire) et le vécu, les usages s’é­loi­gnant for­te­ment de ce qui doit être.

S’il est exces­sif d’af­fir­mer que le scou­tisme a entraî­né la réforme litur­gique consé­cu­tive à Vatican II, du moins peut-​on avan­cer que cer­tains aumô­niers (mais non le mou­ve­ment scout) l’ont indé­nia­ble­ment anti­ci­pée et, en France, en ont lar­ge­ment pré­pa­ré les esprits et les usages dans cer­taines paroisses. Ces aumô­niers avant-​gardistes constituaient-​ils la majo­ri­té dans le scou­tisme ? Il semble que non, le Père Doncœur regret­tant en son temps de n’être pas suf­fi­sam­ment sui­vi dans son mou­ve­ment. N’oublions pas non plus que, s’il est facile de consta­ter aujourd’hui les dégâts qui découlent de ces évo­lu­tions abu­sives, c’était loin d’être aus­si évident pour bon nombre de ceux qui en furent les acteurs : sans les accu­ser, il reste pos­sible de consta­ter leurs erreurs et de s’en pré­mu­nir. Reste que si cer­taines inno­va­tions dans la litur­gie sont posi­tives et portent leurs fruits, parce qu’elles sont des réno­va­tions, comme la messe dia­lo­guée et la com­mu­nion des fidèles après celle du prêtre, d’autres vont au-​delà d’une fina­li­té spi­ri­tuelle, cher­chant l’entre-​soi humain et non la louange divine, sens ori­gi­nel de la litur­gie qui est un acte de jus­tice ren­du à Dieu.

Vincent Ossadzow

Source : Sachem n° 195, mai 2024.

Notes de bas de page
  1. Jean-​Michel Fabre, « Scoutisme et renou­veau litur­gique », in Gérard Cholvy, Marie-​Thérèse Chéroutre, Le scou­tisme, Les Éditions du Cerf, 1994.[]
  2. Ce cadre nor­ma­tif est cal­qué sur celui mis en place pour les aumô­ne­ries mili­taires. En 1875, un bref per­met aux aumô­niers en cam­pagne de s’af­fran­chir de l’au­to­ri­té de l’or­di­naire du lieu, de célé­brer avec un autel por­ta­tif en plein air et de biner.[]
  3. Chanoine Antoine-​Louis Cornette, « Pourquoi nos pri­vi­lèges ? », Bulletin de liai­son des aumô­niers scouts, n° 13, février 1931. Cité par Jean-​Philippe Gayola, L’Église catho­lique, les Scouts de France et les aumôniers-​scouts, mémoire de maî­trise, his­toire, Montpellier III, 2000.[]
  4. Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, III, q. 83, a. 3, s. 2. Cardinal Bona, De rebus litur­gi­cis, 1671.[]
  5. Philippe Martin, Le théâtre divin. Une his­toire de la messe, XVIe-XXe siècle, CNRS édi­tions, 2010.[]
  6. Bulletin de liai­son des aumô­niers scouts, n° 1, novembre 1929 ; n° 13, février 1931.[]
  7. Lettre du cha­noine Langlois au cha­noine Cornette, 18 juin 1930. Cité par Jean-​Philippe Gayola, op. cit.[]
  8. L’auteur liste alors les cas d’ac­cès dif­fi­cile : la dis­tance (deux à trois kilo­mètres), la nature des che­mins, l’al­ti­tude, le pro­gramme du camp (un départ de la troupe très mati­nal), un aumô­nier de san­té fra­gile…[]
  9. F. Cimetier, « Le pri­vi­lège de l’au­tel por­ta­tif pour les prêtres qui accom­pagnent les Scouts de France », Bulletin de liai­son des aumô­niers scouts, n° 23–24, août 1933.[]
  10. Cahiers de l’au­mô­nier scout, 1945.[]
  11. Père Duployé, Le clan rou­tier à la messe, Éditions de l’Abeille, 1943.[]
  12. Le scou­tisme n’est cepen­dant pas le seul cadre du déve­lop­pe­ment des messes en plein air. Les grands pèle­ri­nages (Lourdes en par­ti­cu­lier) et les congrès majeurs de la J.A.C. et de la J.O.C. usent des mêmes déro­ga­tions.[]
  13. Pierre Teilhard de Chardin, La messe sur le monde, Desclées de Brouwer, 1962.[]
  14. P. M. Sirot, « La messe au cœur de la créa­tion », Le Chef, n° 212, juillet 1944.[]
  15. Père Jacques Sevin, Les chan­sons des Scouts de France, Éditions Spes, 1936.[]
  16. Père Duployé, Le clan rou­tier à la messe, op.cit.[]
  17. Christian Delarbre, « La récep­tion du Concile par la Conférence des évêques de France (1963–1975), in Jean-​François Galinier-​Pallerola, Augustin Laffray, Bernard Minvielle (dir.), L’Église de France après Vatican II (1965–1975), actes du col­loque, 16–17 octobre 2009, Institut catho­lique de Toulouse, Éditions Parole et Silence, 2011.[]
  18. Les cita­tions qui suivent ren­voient au Père Pie Duployé, Le clan rou­tier à la messe, op.cit.[]
  19. F. Louvel, « La messe de la J.A.C. au Parc des Princes », La Maison-​Dieu, n° 23, juillet 1950.[]
  20. Abbé Jean Popot, Denise Aimé-​Azam, La paroisse. Dieu a tis­sé la toile, Librairie aca­dé­mique Perrin, 1965.[]
  21. Père Paul Doncœur, La Messe des Soldats, A l’Orante, 1940.[]
  22. Dominique Avon, Paul Doncœur s. j. Un croi­sé dans le siècle, Les Éditions du Cerf, 2001. Dominique Avon, « Le pèle­ri­nage du Puy, 12–15 août 1942 », Revue d’his­toire de l’Église de France, n° 211, 1997.[]
  23. Les grands jours du Puy. Le pèle­ri­nage de la jeu­nesse fran­çaise, 15 août 1942, et son anni­ver­saire, 15 août 1943.[]
  24. Samuel Pruvot, Monseigneur Charles, aumô­nier de la Sorbonne, 1944–1959, Les Éditions du Cerf, 2002.[]
  25. Instruction de la Sacrée Congrégation des Rites, De musi­ca sacra, sur la musique sacrée et la litur­gie, 3 sep­tembre 1958.[]
  26. Père Aimon-​Marie Roguet, « Les messes syn­chro­ni­sées », La Maison-​Dieu, n° 35, 1953.[]
  27. Christian Sorrel, Le concile des évêques fran­çais. Vatican II 1959–1965, Éditions CLD, 2023.[]
  28. Expression de Christophe Carichon, Scouts et guides en Bretagne, Yoran Embanner, 2007.[]
  29. Feux de France, n° 111, juin 1950.[]
  30. Cahiers de l’au­mô­nier scout, 1945.[]
  31. La Maison-​Dieu, n° 5, 1946. Marcel Metzger, « La place des liturges à l’au­tel », Revue des Sciences Religieuses, n° 45, 1971. Mgr Klaus Gamber, La réforme litur­gique en ques­tion, Éditions Sainte-​Madeleine, 1992.[]
  32. Instructiones fabri­cae et sup­pel­lec­ti­lis eccle­sias­ti­cae, 1577, reprises dans les Acta Ecclesiae Mediolanensis, 1584. Cf. Costantino Gilardi, « Le modèle bor­ro­méen de l’es­pace litur­gique », La Maison-​Dieu, n° 193, 1993.[]
  33. Constitution sur la sainte litur­gie Sacrosanctum conci­lium, 4 décembre 1963.[]
  34. Pie XII, Encyclique Mediator Dei, 20 mars 1947.[]
  35. Constitution litur­gique Sacrosantum conci­lium, op. cit. Cette nou­velle défi­ni­tion nous montre com­ment le moder­nisme dévoie la prière, en refor­mu­lant l’an­tienne des vêpres de la fête du Saint-​Sacrement com­po­sée par saint Thomas d’Aquin.[]
  36. Pie XII, dis­cours aux par­ti­ci­pants au congrès inter­na­tio­nal de litur­gie pas­to­rale, 22 sep­tembre 1956.[]
  37. Abbé Lebourgeois, « Notre effort litur­gique », L’aumônier scout, n° 13, octobre 1951. Ce texte est l’exemple même de ce que pro­duit l’es­prit moder­niste défi­ni par saint Pie X : une même page énonce à la fois des bonnes et des mau­vaises choses.[]
  38. Directoire de l’au­mô­nier, 1941.[]