Analyse de la constitution Dei Verbum du 18 novembre 1965

Histoire du texte

Ce texte sur la révé­la­tion est cer­tai­ne­ment l’un dont l’histoire a été la plus mou­ve­men­tée. On peut dire qu’il a occu­pé tout le concile, de la pre­mière à la der­nière ses­sion. Au pre­mier concile du Vatican, le sujet avait déjà été mis à l’ordre du jour, mais la guerre de 1970 et l’invasion des États Pontificaux avaient inter­rom­pu les débats.

Elaboration d’un texte

Suite aux nom­breuses demandes for­mu­lées par les évêques du monde entier, c’est la com­mis­sion théo­lo­gique qui fut char­gée de rédi­ger le pro­jet de texte sur les sources de la révé­la­tion. A la tête de cette com­mis­sion on retrouve le puis­sant car­di­nal du Saint-​Office Alfredo Ottaviani. Le secré­taire qui l’assiste est le père Sébastien Tromp, jésuite.

Après plu­sieurs débats sur les rap­ports entre Tradition et Écriture Sainte, un texte défi­ni­tif fut envoyé à la com­mis­sion cen­trale préparatoire.

Cependant, sitôt que le sché­ma pré­pa­ra­toire de la com­mis­sion théo­lo­gique fut rédi­gé, le car­di­nal Béa s’empara de la ques­tion et nom­ma dans son secré­ta­riat pour l’union des chré­tiens une sous-​commission char­gée d’examiner la même ques­tion d’un point de vue œcu­mé­nique. Il va sans dire qu’un texte fut éla­bo­ré dans le sens d’une tra­di­tion vivante ; ce texte deman­dait en outre qu’on ne diri­mât pas la ques­tion épi­neuse des rela­tions entre Tradition et Écritures, mais qu’on entre­tînt un cer­tain flou.

Heureusement, ce deuxième sché­ma par­vint trop tard à la com­mis­sion cen­trale, mais le mal était fait : ce texte devait influen­cer de nom­breux évêques. Du reste, un sché­ma alter­na­tif fut rédi­gé par les Allemands [1] et dis­tri­bué en sous-​main aux Pères conciliaires.

A l’ordre du jour

Le mer­cre­di 14 novembre 1961, après les dis­cus­sions sur la litur­gie, le sché­ma fut pré­sen­té dans l’aula par le car­di­nal Ottaviani. Il s’agissait d’un texte essen­tiel­le­ment doc­tri­nal assez court et inti­tu­lé de fon­ti­bus Revelationis [2]. Parant par avance l’objection, le pré­lat affir­mait que l’enseignement de la doc­trine est aus­si un acte pastoral.

Les dis­cus­sions se pour­sui­virent jusqu’au 21 novembre. Deux cou­rants s’affrontèrent : les conser­va­teurs qui sou­te­naient le sché­ma et les libé­raux qui trou­vaient le texte trop sco­las­tique, trop froid. Les car­di­naux Liénart, Frings, Léger, Kœnig, Alfrink, Suenens et Bea dirent sans ména­ge­ment leur pro­fond désac­cord. Ils repro­chaient fina­le­ment au sché­ma de « dur­cir » les posi­tions du concile de Trente, lequel n’avait pas diri­mé la que­relle entre Tradition et Ecriture. [3]

Après quelques jours de dis­cus­sions et étant don­nés les désac­cords qui régnaient dans l’aula, un vote fut ordon­né pour savoir si l’examen du texte devait être pro­lon­gé ou arrê­té. La majo­ri­té des 2/​3 (requise par le règle­ment) ne fut pas atteinte pour arrê­ter le sché­ma bien que 1368 votants sur 2209 y eussent été favorables.

Jean XXIII inter­vint alors en per­sonne. Il sus­pen­dit la dis­cus­sion du sché­ma et le 24 novembre il ins­ti­tuait une com­mis­sion mixte [4] pré­si­dée par les car­di­naux Ottaviani et Bea.

Un nouveau travail

La com­mis­sion se mit rapi­de­ment au tra­vail. En avril 1963 un nou­veau texte fut envoyé aux Pères conci­liaires inti­tu­lé De divi­na Revelatione [5]. Plusieurs amen­de­ments furent pro­po­sés ce qui ame­na la com­mis­sion à retou­cher le texte. L’année sui­vante, le sché­ma était ache­vé et entrait à nou­veau dans l’aula conci­liaire le 30 sep­tembre 1964. La dis­cus­sion dura jusqu’au 6 octobre. Le prin­ci­pal reproche adres­sé à l’encontre de cette nou­velle mou­ture mani­fes­tait la défi­cience en matière de tra­di­tion : le concept n’était pas assez trai­té inté­gra­le­ment. Inutile de dire que de leur côté, les libé­raux louèrent ce texte (le car­di­nal Léger en particulier).

Le texte fut légè­re­ment retou­ché, si bien que le Cœtus inter­na­tio­na­lis patrum adres­sa une cri­tique du sché­ma et pro­po­sa de nou­veaux amen­de­ments… dont il ne fut pas tenu compte ! Il faut dire que le Cœtus était alors davan­tage pré­oc­cu­pé par la que­relle sur la liber­té reli­gieuse [6].

Mise aux votes

Au début de la qua­trième ses­sion, le sché­ma fut mis aux urnes (20–22 sep­tembre) sans qu’aucun rap­port ne fût lu, contrai­re­ment au règle­ment. Quelques points res­taient cepen­dant objet de conflit, ce qui obli­gea le pape Paul VI à inter­ve­nir lui-​même pour tem­pé­rer quelques for­mu­la­tions trop libérales.

Enfin, le 27 octobre 1965 le texte était approu­vé par 2081 voix contre 27. Il fut pro­mul­gué par le pape le 18 novembre suivant.

Analyse du décret Dei verbum

Lors des dis­cus­sions sur ce texte, plu­sieurs points de diver­gence appa­rurent très rapi­de­ment, concer­nant notam­ment la ques­tion de la tra­di­tion, de son rap­port avec l’Écriture, et de l’inerrance des Écritures, pour ne rele­ver que les principaux.

Une question laissée en suspens

Le concile de Trente avait ser­vi de « contre-​réforme » à la réforme pro­tes­tante. Il rap­pe­lait ain­si la doc­trine de l’Église contre les dis­ciples de Luther, Calvin et consorts. Là où les pro­tes­tants affir­maient sola scrip­tu­ra (l’Écriture est seule règle de foi) [7] le concile rap­pe­la que « la véri­té [salu­taire] et la règle morale sont conte­nues dans les Livres écrits et dans les tra­di­tions non écrites… » [8] ?

Mais il ne tran­cha pas la ques­tion des rap­ports entre Tradition et Écritures.

Rappel de la doctrine catholique

La for­mu­la­tion clas­sique parle de deux sources de la Révélation à pro­pos de l’Écriture et de la Tradition. Si cette expres­sion va plus loin que ce que dit le concile de Trente, on peut cepen­dant dire qu’elle est tra­di­tion­nelle ! C’est donc autour de ce débat que les Pères s’affrontèrent.

En éle­vant l’homme à l’ordre sur­na­tu­rel, Dieu lui a révé­lé son inti­mi­té. Cette Révélation divine, inac­ces­sible à la rai­son humaine, est ain­si la mani­fes­ta­tion extra­or­di­naire que Dieu a faite aux hommes de ce qu’ils doivent connaître, croire et pra­ti­quer afin d’obtenir leur fin dernière.

Où trou­ver alors cette connais­sance ? C’est ce que l’on appelle du terme tech­nique « lieu » ou « source ». Quels sont donc les lieux ou sources de la Révélation ? Avec les conciles de Trente et Vatican I, il faut affir­mer qu’il y a deux sources : l’Écriture et la Tradition.

L’Écriture sainte est la parole de Dieu écrite sous l’inspiration du Saint-​Esprit. Quant à la Tradition, elle est la parole de Dieu non écrite dans la Bible, mais trans­mise par l’enseignement des apôtres et par­ve­nue comme de main à main jusqu’à nous. Ainsi, le fait qu’il y ait sept sacre­ments ne se trouve pas dans les Écritures saintes. De même pour le dogme de l’Assomption défi­ni par le pape Pie XII.

La Révélation, close à la mort du der­nier apôtre (saint Jean) est donc conte­nue tout entière dans les Écritures et la Tradition.

Un texte confus…

Aux numé­ros 8, 9 et 10, la consti­tu­tion Dei Verbum entre­tient hélas un flou théo­lo­gique. D’une part la Tradition n’est pas défi­nie avec pré­ci­sion : « Cette Tradition qui vient des Apôtres se déve­loppe dans l’Église sous l’assistance du Saint-​Esprit : gran­dit en effet la per­cep­tion des choses et des paroles trans­mises, par la contem­pla­tion et l’étude qu’en font les croyants qui les gardent dans leur cœur, par la péné­tra­tion pro­fonde des réa­li­tés spi­ri­tuelles qu’ils expé­ri­mentent, par la pro­cla­ma­tion qu’en font ceux qui avec la suc­ces­sion épis­co­pale ont reçu un cha­risme assu­ré de la véri­té. L’Église, à mesure que se déroulent les siècles, tend tou­jours à la plé­ni­tude de la véri­té divine, jusqu’à ce que les paroles de Dieu reçoivent en elle leur consom­ma­tion. » [9]

A la suite d’une si piètre défi­ni­tion, com­ment donc y voir clair ? Le texte parle alors pour l’Écriture et la Tradition d’une « même source divine » [10]. Par consé­quent, là où on aurait aimé que la Tradition fût une source dis­tincte de l’Écriture, on lit qu’elle « trans­met dans son inté­gri­té la parole de Dieu confiée aux Apôtres… » [11] comme si la tra­di­tion n’était plus que l’explicitation de l’Écriture. L’incise qui suit : « il en résulte que ce n’est pas par la Sainte Écriture toute seule que l’Église puise la cer­ti­tude qu’elle a sur tout ce qui est révé­lé » [12] ne vient pas lever l’ambiguïté. C’est la rai­son pour laquelle cer­tains Pères conci­liaires avaient deman­dé que l’on affir­mât plu­tôt : « Il en résulte que toute la doc­trine catho­lique ne peut pas être prou­vée direc­te­ment par l’Écriture seule. » C’eût été un peu plus clair.

…et des conséquences graves

Le para­graphe 8 que nous avons rap­por­té plus haut esquisse une nou­velle concep­tion de la tra­di­tion. Les expres­sions mal­adroites et peu claires telles que « la per­cep­tion gran­dit », « réa­li­tés qu’ils expé­ri­mentent », « l’Église tend à la plé­ni­tude de la véri­té » laissent sup­po­ser une tra­di­tion qui gran­dit par l’expérience de l’Église et des fidèles au cours de l’histoire.

La tra­di­tion n’est plus alors un dépôt (objet) que l’Église doit expli­ci­ter et trans­mettre (acte). C’est désor­mais l’Église (sujet) en tant qu’elle sanc­tionne telle ou telle façon de faire ou de croire. Là où l’autorité doit être comme la vitrine trans­lu­cide qui per­met de mieux voir et connaître l’objet de la foi, cette auto­ri­té devient opaque et elle même unique objet conte­nant la foi. De ce fait, la tra­di­tion devient vivante et par consé­quent évo­lu­tive. La révé­la­tion n’est donc plus close, elle conti­nue de se faire, et c’est l’Église !

Pour s’en convaincre, on peut sim­ple­ment lire ces pro­pos d’un expert du concile. « La Révélation n’advient qu’au moment où son intime réa­li­té est deve­nue, elle-​même, agis­sante sur la manière de croire, en plus des paroles “maté­rielles” qui lui ren­daient témoi­gnage. Dans une cer­taine mesure, le sujet qui l’accueille en lui a sa place dans la Révélation, car sans lui elle n’existe pas. On ne peut pas mettre la Révélation dans sa poche, comme on porte un livre sous son bras. Elle est une réa­li­té vivante, qui a besoin de l’homme vivant comme lieu de sa pré­sence. » [13]

Inerrance de l’Ecriture

Non content de battre en brèche le concept de Révélation, la décla­ra­tion s’en prend aus­si à la sainte Écriture. Il est de foi que l’Écriture est ins­pi­rée par Dieu. Puis donc que Dieu ne peut ni se trom­per ni nous trom­per, l’Écriture est par consé­quent exempte d’erreur. C’est ce que l’on appelle l’inerrance.

Cependant, la mon­tée du ratio­na­lisme et du scien­tisme à la fin du XIXe siècle et au début du XXe a engen­dré un cer­tain scep­ti­cisme même au sein de la hié­rar­chie catho­lique. Certains affir­mèrent que l’inerrance ne concerne qu’une par­tie de la Bible, d’autres dirent qu’elle ne s’étend qu’à ce qui se rap­porte à la foi et aux mœurs, cer­tains encore rela­ti­vi­sèrent les livres saints en fonc­tion du contexte socio-​culturel de l’époque. Léon XIII, saint Pie X et même Pie XII ont ten­té d’enrayer le mouvement.

Hélas, la consti­tu­tion Dei Verbum n’a pas cla­ri­fié le débat. Si elle recon­naît l’inspiration, en revanche, elle n’emploie pas le mot d’inerrance. Le texte actuel est ain­si rédi­gé : « …il faut confes­ser que les Livres de l’Écriture enseignent fer­me­ment, fidè­le­ment et sans erreur, la véri­té que Dieu en vue de notre salut a vou­lu consi­gner dans les saintes Lettres. » [14]

Cette phrase est très ambi­guë et les Pères conci­liaires avaient bien deman­dé un chan­ge­ment de for­mule. En effet, que faut-​il com­prendre par l’expression « en vue de notre salut » ? L’inerrance ne s’appliquerait donc qu’aux pas­sages de la Bible qui concernent la foi et les mœurs ? Les véri­tés pure­ment his­to­rique ne seraient pas garan­ties par l’inerrance ? Il peut donc y avoir des erreurs dans l’Écriture ? Autant de ques­tions que laisse en sus­pens ce texte, ques­tions qui ne feront que ren­for­cer l’esprit cri­tique, ratio­na­liste, scien­tiste et fina­le­ment scep­tique au sujet du texte sacré.

Drame pour l’Église

Il est donc mani­feste que cette consti­tu­tion pèche gra­ve­ment par sa confu­sion, confu­sion d’autant plus dra­ma­tique qu’il s’agit d’un texte doctrinal.

En défi­ni­tive, on assiste avec la publi­ca­tion d’un tel sché­ma à une pro­tes­tan­ti­sa­tion de l’Église : la remise en cause de la Tradition et l’interprétation vivante du magis­tère s’apparente gran­de­ment au libre exa­men pro­mu par Luther au pro­fit d’une tra­di­tion vivante et évo­lu­tive. De ce point de vue, il est très inté­res­sant de remar­quer que la décla­ra­tion Nostra ætate à pro­pos des juifs et que nous avons com­men­tée dans le der­nier numé­ro est le seul texte qui ne fait aucune men­tion de la Tradition ou du magis­tère sur le sujet. Une absence qui en dit long…

Finalement, Vatican II vient non seule­ment inter­rompre les avan­cées et tra­vaux doc­tri­naux des conciles de Trente et Vatican I mais en plus et qui pis est il s’en fait impli­ci­te­ment le négateur.

Ce concile est par­fai­te­ment à l’image de la socié­té à laquelle il a vou­lu s’ouvrir : il est régres­sion et décadence.

Schéma

Schéma doctrine catholique face à Dei Verbum

Abbé Gabriel Billecocq, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X

Notes de bas de page
  1. Notamment Rahner et Ratzinger.[]
  2. Les sources de la révé­la­tion.[]
  3. Le sujet est à ce point déli­cat que l’Osservatore Romano du 14 novembre au soir publiait une note à l’adresse des jour­na­listes pour les pré­ve­nir de la dif­fi­cul­té par­ti­cu­lière du sujet.[]
  4. Commission com­po­sée des membres de la com­mis­sion pour la foi et du secré­ta­riat pour l’union des chré­tiens. On voit là le désir de conci­lia­tion du pape libé­ral.[]
  5. La révé­la­tion divine. Il est inté­res­sant de noter le chan­ge­ment de titre : on ne parle plus de sources de la révé­la­tion.[]
  6. Marcel Lefebvre, une vie par SE Mgr Tissier de Mallerais, p.325[]
  7. Tout ce qui n’est pas dans l’Écriture est sim­ple­ment une addi­tion de Satan disait Luther in de abro­gan­da mis­sa pri­va­ta (1521) []
  8. Dz. 1501[]
  9. Dei Verbum, n°8[]
  10. Dei Verbum n°9[]
  11. ibid.[]
  12. ibid.[]
  13. Joseph Ratzinger, La Parole de Dieu : Ecriture Sainte, Tradition, Magistère, Parole et Silence 2007, p.57[]
  14. Dei Verbum, n°11[]