La liberté de l’Église du Christ

L’épidémie du coro­na­vi­rus, et les mesures prises par le gou­ver­ne­ment à son encontre, ont direc­te­ment affec­té l’Église, en par­ti­cu­lier à tra­vers la ques­tion de la célé­bra­tion du culte divin, messe et sacre­ments. Après avoir ter­gi­ver­sé, et sous la pres­sion de fidèles plus mili­tants, qui enga­geaient des actions (légales) en faveur de la liber­té de la vie reli­gieuse (recours judi­ciaires, mani­fes­ta­tions de rue), les évêques de France ont fini par se réveiller et par agir pour que soit res­pec­tée par l’État, au moins de façon mini­male, la vie chré­tienne en toutes ses dimensions.

Cette « dis­sen­sion » entre l’Église et l’État invite à réflé­chir sur leurs rap­ports mutuels. Évidemment, les rela­tions entre l’Église du Christ et la puis­sance civile (l’autorité poli­tique, repré­sen­tée habi­tuel­le­ment par l’État et ses organes) sont com­plexes, et peuvent être exa­mi­nées selon plu­sieurs angles de vue : par exemple théo­lo­gique, sym­bo­lique, his­to­rique, etc.

Les rap­ports qui nous arrê­te­ront ici sont des rap­ports de droit, autre­ment dit juri­diques : sous quels types de lois vit l’Église ? Sous quels types de lois vit la socié­té civile ? Quels sont les rap­ports entre ces diverses lois ? Plus géné­ra­le­ment, quels sont les rap­ports juri­diques entre l’Église et la socié­té civile ?

Le « droit public de l’Église »

Aborder cette ques­tion, c’est entrer dans le domaine de ce qu’on nomme le « droit public de l’Église ». Nous savons tous à peu près ce qu’est le droit cano­nique, qui règle essen­tiel­le­ment la vie des membres de l’Église, donc des baptisés.

Mais, lorsque le Souverain Pontife signe un concor­dat avec un État, même si ce concor­dat se réfère à des prin­cipes du droit cano­nique, il n’appartient pas for­mel­le­ment à ce der­nier : il fait par­tie du « droit public de l’Église ». Le Code de droit cano­nique le dit d’ailleurs expres­sé­ment dans son canon 3 : « Les canons du Code n’abrogent pas les conven­tions conclues par le Siège apos­to­lique avec les États ou les autres socié­tés poli­tiques et n’y dérogent pas ; ces conven­tions gardent donc leur vigueur telles qu’elles existent pré­sen­te­ment, non­obs­tant les dis­po­si­tions contraires du pré­sent Code ».

La notion de « société parfaite »

Pour carac­té­ri­ser le sta­tut juri­dique de l’Église et de l’autorité civile, afin de fon­der leurs rap­ports mutuels, les Papes et, en géné­ral, les spé­cia­listes du « droit public de l’Église » dans leurs trai­tés et ouvrages, uti­lisent une caté­go­rie juri­dique fon­da­men­tale, celle de « socié­té parfaite ».

Ce mot pou­vant avoir plu­sieurs sens et accep­tions, il faut ici bien le com­prendre dans le sens tech­nique que lui donne le « droit public de l’Église ». Cette expres­sion ne doit donc aucu­ne­ment être prise en un sens moral (une « socié­té par­faite » étant alors une socié­té sup­po­sée sans faute ni péché) ; ni en un sens phi­lo­so­phique (une « socié­té par­faite » étant alors une socié­té qu’on ne pour­rait aucu­ne­ment amé­lio­rer, car elle aurait déjà atteint une per­fec­tion de nature), etc.

Le terme de « socié­té par­faite » res­sort ici de la phi­lo­so­phie juri­dique ou, si l’on veut, de la phi­lo­so­phie poli­tique. Une « socié­té par­faite », nous dit le pape Léon XIII, est une socié­té qui « pos­sède en soi et par elle-​même toutes les res­sources qui sont néces­saires à son exis­tence et à son action » (Immortale Dei, 1er novembre 1885).

Les « sociétés imparfaites »

Il existe, en effet, dans l’espèce humaine, une infi­ni­té de socié­tés : telles sont par exemple les entre­prises, les asso­cia­tions, les familles, etc. D’une façon ordi­naire, ces socié­tés ne pos­sèdent pas en elles-​mêmes tous les moyens d’atteindre leur fin.

« L’Association des Pêcheurs à la ligne du XVIIe arron­dis­se­ment », par exemple, a besoin, en plus du concours de ses membres, d’autres socié­tés : le ven­deur de cannes à pêche et d’appâts ; l’État, pour obte­nir les per­mis de pêche ; l’administration du réseau rou­tier ; le pro­prié­taire de l’étang où se déroule la pêche, etc.

Même la socié­té natu­relle (et non pas seule­ment conven­tion­nelle) qu’est la famille ne pos­sède pas tous les moyens d’atteindre sa propre fin. Il est en effet impos­sible, ou qua­si impos­sible, à une famille d’assurer à la fois et par elle seule sa sub­sis­tance, son loge­ment, l’éducation des enfants, leur ins­truc­tion, les soins médi­caux, l’ouverture sur la culture, les dépla­ce­ments, etc.

En phi­lo­so­phie juri­dique ou poli­tique, on va qua­li­fier ces socié­tés (entre­prises, asso­cia­tions, familles, etc.) de « socié­tés impar­faites », dans la mesure pré­ci­sé­ment où elles ont besoin d’autres socié­tés pour pou­voir réel­le­ment exis­ter et atteindre leurs buts. A l’inverse, on appel­le­ra « socié­tés par­faites » celles qui n’ont besoin d’aucune autre socié­té pour atteindre les buts qui leurs sont propres.

On pour­rait éga­le­ment dési­gner les socié­tés qui ne sont pas capables d’atteindre seules tous leurs buts de « socié­tés incom­plètes », « socié­tés par­tielles », de « socié­tés res­treintes », etc. Au contraire, les socié­tés capables d’atteindre à elles seules toutes leurs fins pour­raient être qua­li­fiées de « socié­tés com­plètes », « socié­tés entières », etc. Comme on le constate, nous ne sommes ici aucu­ne­ment dans le domaine d’une « per­fec­tion » d’ordre moral, mais bien dans un rap­port de moyens à fin, donc de capa­ci­té à atteindre les fins ou buts proposés.

Deux « sociétés parfaites »

La phi­lo­so­phie juridico-​politique ne recon­naît que deux « socié­tés par­faites ». Dans l’ordre natu­rel, c’est la socié­té civile, ou État, qui ras­semble en elle-​même tous les moyens d’atteindre son but, à savoir la per­fec­tion des hommes dans l’ordre natu­rel (sécu­ri­té, san­té, pros­pé­ri­té, culture, ver­tu, etc.). Dans l’ordre sur­na­tu­rel, c’est l’Église du Christ, qui ras­semble en elle-​même tous les moyens d’atteindre son but, à savoir le salut éter­nel des hommes par la grâce du Christ.

C’est ain­si que les diverses « socié­tés impar­faites » qui existent dans l’ordre natu­rel (les entre­prises, les asso­cia­tions, etc.) sont englo­bées dans la « socié­té par­faite » de l’ordre natu­rel, à savoir la socié­té civile ou État, et lui sont de ce fait sou­mises : dans le res­pect de la sub­si­dia­ri­té et de la néces­saire auto­no­mie des diverses socié­tés humaines, l’autorité civile a le droit de contrô­ler, pour des motifs légi­times et fon­dés, l’activité de ces « socié­tés impar­faites ». Même la famille, qui est de droit natu­rel et de ce fait indé­pen­dante radi­ca­le­ment de la socié­té civile, lui est néan­moins sou­mise, puisqu’elle ne peut atteindre plei­ne­ment ses buts propres sans l’aide de la socié­té civile.

De la même façon, les diverses « socié­tés impar­faites » qui existent dans l’ordre sur­na­tu­rel (comme sont les congré­ga­tions reli­gieuses, les asso­cia­tions de pié­té, etc.) sont englo­bées dans la « socié­té par­faite » de l’ordre sur­na­tu­rel, à savoir l’Église catho­lique, et lui sont de ce fait sou­mises. L’Église a donc le droit de les contrôler.

L’Église et l’État sont, dans leur ordre, indépendants et souverains

Les deux « socié­tés par­faites », à savoir l’Église et l’État, ont été fon­dées direc­te­ment par Dieu et pour­vues par lui de tous les moyens d’atteindre leurs buts. La socié­té civile ou État a été fon­dée par Dieu créa­teur, par la média­tion de la nature qui pos­tule pour l’homme une vie en socié­té : « L’homme est un ani­mal poli­tique », affir­mait jus­te­ment Aristote. L’Église a été fon­dée par un acte posi­tif et sur­na­tu­rel du Christ, Fils de Dieu, qui l’a pour­vue de tous les moyens d’atteindre ses buts.

On com­prend aisé­ment, par cette courte des­crip­tion, que ces deux socié­tés, se situant sur deux plans dif­fé­rents (natu­rel et sur­na­tu­rel), fon­dées de façon indé­pen­dante (même si c’est du même Dieu qu’elles pro­viennent), sont de soi tout à fait auto­nomes. L’État n’est pas issu de l’Église (il la pré­cède même dans le temps, puisqu’il a exis­té de nom­breux États avant la venue du Christ) et ne dépend pas d’elle dans son exis­tence et sa consti­tu­tion. L’Église n’est pas issue de l’État, car il n’est pour rien dans son appa­ri­tion (et même au contraire, puisque l’Église a com­men­cé par subir durant trois siècles de féroces per­sé­cu­tions de la part de l’Empire romain, entre autres) et ne dépend pas de lui dans son exis­tence et sa constitution.

Pape Léon XIII
Léon XIII : « L’Église consti­tue une socié­té juri­di­que­ment par­faite dans son genre »

Une doctrine enseignée fréquemment par les Papes

Il existe de nom­breux textes des Papes qui enseignent expli­ci­te­ment cette doc­trine. Dans le volume L’Église publié par les moines de Solesmes en 1959 chez Desclée et Cie dans le cadre de leur col­lec­tion « Les ensei­gne­ments pon­ti­fi­caux », on peut rele­ver de Pie IX à Pie XII beau­coup d’interventions qui uti­lisent cette caté­go­rie de « socié­té par­faite ». Nous allons en citer quelques-​unes par­mi les plus topiques, pour mani­fes­ter com­ment le Magistère recourt à cette notion.

Pie IX déclare, par exemple : « L’Église catho­lique, qui a été fon­dée et ins­ti­tuée par Notre Seigneur Jésus-​Christ pour pro­cu­rer le salut éter­nel des hommes, a obte­nu, en ver­tu de sa divine ins­ti­tu­tion, la forme d’une socié­té par­faite » (Cum catho­li­ca, 26 mars 1860). « En outre, affirme Léon XIII, et ceci est de la plus grande impor­tance, l’Église consti­tue une socié­té juri­di­que­ment par­faite dans son genre, parce que, par l’expresse volon­té et par la grâce de son Fondateur, elle pos­sède en soi et par elle-​même toutes les res­sources qui sont néces­saires à son exis­tence et à son action » (Immortale Dei, 1er novembre 1885). « Comme chef et guide de cette socié­té par­faite qu’est l’Église, socié­té
com­po­sée d’hommes et éta­blie par­mi les hommes, le Souverain Pontife… », sou­ligne Pie X (allo­cu­tion au Consistoire, 9 novembre 1903). « L’Église, notre Mère très pru­dente, dit Benoît XV, par sa consti­tu­tion reçue du Christ, son Fondateur, s’est trou­vée munie de tous les carac­tères qui conviennent à une socié­té par­faite » (Providentissima Mater Ecclesia, 27 mai 1917). Pie XI note : « La troi­sième socié­té, dans laquelle l’homme, par le bap­tême, naît à la vie divine de la grâce, est l’Église, socié­té d’ordre sur­na­tu­rel qui embrasse tout le genre humain, socié­té par­faite aus­si, parce qu’elle a en elle tous les moyens requis pour sa fin, qui est le salut éter­nel des hommes » (Divini illius Magistri, 31 décembre 1929). Enfin, Pie XII conforte cette doc­trine : « L’Église est une socié­té par­faite, avec un droit sou­ve­rain à tout ce dont elle a besoin pour l’accomplissement de sa divine mis­sion » (allo­cu­tion du 17 février 1942).

Deux « sociétés parfaites »

Les Papes rap­pellent, autant qu’il est néces­saire et conve­nable à leur pro­pos, que si l’Église est bien une « socié­té par­faite », l’État l’est aus­si pour sa part. Ainsi, Léon XIII : « Dieu a donc divi­sé le gou­ver­ne­ment du genre humain entre deux puis­sances : la puis­sance ecclé­sias­tique et la puis­sance civile ; celle-​là pré­po­sée aux choses divines, celle-​ci aux choses humaines. Chacune d’elles en son genre est sou­ve­raine ; cha­cune est ren­fer­mée dans des limites par­fai­te­ment déter­mi­nées et tra­cées en confor­mi­té de sa nature et de son but spé­cial. Il y a donc comme une sphère cir­cons­crite, dans laquelle cha­cune exerce son action par un droit propre » (Immortale Dei, 1er novembre 1885).

Pie XII est reve­nu à plu­sieurs reprises sur ce point : « Entre l’Église et l’État (…) existe une pro­fonde dif­fé­rence, bien qu’ils soient tous deux, au sens plé­nier du mot, des socié­tés par­faites » (allo­cu­tion du 2 octobre 1944). « Le pou­voir judi­ciaire est une par­tie essen­tielle et une fonc­tion néces­saire du pou­voir des deux socié­tés par­faites, la socié­té ecclé­sias­tique et la socié­té civile » (allo­cu­tion du 2 octobre 1945). « …dans les deux socié­tés par­faites… » (allo­cu­tion du 6 octobre 1946). « …la vraie doc­trine selon laquelle l’Église et l’État sont des socié­tés par­faites… » (allo­cu­tion du 29 octobre 1947).

La pleine autonomie de l’Église

Il découle néces­sai­re­ment du fait que l’Église est une « socié­té par­faite » sa com­plète indé­pen­dance vis-​à-​vis de toute autre socié­té, y com­pris l’État. L’Église du Christ est indé­pen­dante de l’État, tota­le­ment auto­nome vis-​à-​vis de lui, s’organisant sans avoir à lui deman­der sa per­mis­sion, menant de façon tout à fait libre ses acti­vi­tés propres. Elle n’a aucu­ne­ment (en soi) besoin d’une per­mis­sion quel­conque pour célé­brer la messe, prê­cher la foi, dis­tri­buer les sacre­ments, cor­res­pondre entre le Souverain Pontife et les évêques, envoyer des mis­sion­naires à tra­vers le monde, ras­sem­bler un concile. L’Église le fait quand elle le veut, comme elle le veut, où elle le veut, etc.

Les Papes, évi­dem­ment, insistent par­ti­cu­liè­re­ment sur ce point crucial.

Pour Pie IX, l’Église « doit jouir d’une liber­té telle qu’elle ne soit sou­mise à aucun pou­voir civil dans l’accomplissement de son minis­tère sacré » (Cum catho­li­ca, 26 mars 1860). « L’Église, en tant que socié­té véri­table et par­faite, a été consti­tuée de telle sorte par son divin Auteur, qu’elle n’est cir­cons­crite dans les limites d’aucune région de la terre, qu’elle n’est assu­jet­tie à aucun gou­ver­ne­ment sécu­lier, et qu’elle doit exer­cer libre­ment sa puis­sance pour le com­mun salut des hommes en tous les lieux de la terre » (allo­cu­tion au Consistoire, 17 décembre 1860). « [Des hommes ont l’audace d’affirmer] qu’il appar­tient à la puis­sance civile de défi­nir quels sont les droits de l’Église et dans quelles limites elle peut les exer­cer. De là ils concluent à tort que la puis­sance civile peut s’immiscer dans les choses qui appar­tiennent à la reli­gion, aux mœurs et au gou­ver­ne­ment spi­ri­tuel » (allo­cu­tion au Consistoire, 9 juin 1862). « Ce pou­voir sur­na­tu­rel du gou­ver­ne­ment ecclé­sias­tique, fon­dé sur la dis­po­si­tion de Jésus-​Christ, est entiè­re­ment dis­tinct et indé­pen­dant du pou­voir sécu­lier. Ainsi, ce royaume de Dieu sur terre est le royaume d’une socié­té par­faite qui se règle et se gou­verne selon ses propres lois et son propre droit, par ses propres chefs » (Vix dum a Nobis, 7 mars 1874).

Léon XIII reprend évi­dem­ment la même doc­trine cer­taine : « Cette auto­ri­té, par­faite en soi et ne rele­vant que d’elle-même, depuis long­temps bat­tue en brèche par une phi­lo­so­phie adu­la­trice des princes, l’Église n’a jamais ces­sé ni de la reven­di­quer, ni de l’exercer publi­que­ment. » (Immortale Dei, 1er novembre 1885).

On la trouve éga­le­ment sous la plume de Pie XI : « L’obligation d’offrir les hom­mages que Nous venons de dire à l’autorité sou­ve­raine de notre Maître [Jésus] ne peut man­quer de rap­pe­ler aux hommes les droits de l’Église. Instituée par le Christ sous la forme orga­nique d’une socié­té par­faite, elle réclame, en ver­tu de ce droit ori­gi­nel, qu’elle ne peut abdi­quer, une pleine liber­té et l’indépendance com­plète à l’égard du pou­voir civil. Elle ne peut dépendre d’une volon­té étran­gère dans l’accomplissement de sa mis­sion divine d’enseigner, de gou­ver­ner et de conduire au bon­heur éter­nel tous les membres du royaume du Christ » (Quas pri­mas, 11 décembre 1925).

Même au risque de la persécution

Au cours de l’histoire, les rap­ports de fait entre l’Église et l’État ont varié. Par exemple, aux époques de la qua­si dis­pa­ri­tion de la puis­sance publique (due aux inva­sions, ou à la déca­dence du pou­voir royal ou impé­rial), l’Église a pu prendre le com­man­de­ment même d’une par­tie des ins­ti­tu­tions civiles. A d’autres époques, heu­reu­se­ment nom­breuses, a régné une heu­reuse concorde entre l’Église et l’État, cha­cune régis­sant son ordre propre (même si, comme dans tout couple qui se res­pecte, des orages pou­vaient écla­ter pério­di­que­ment). A cer­taines périodes, ce fut l’heure de la per­sé­cu­tion de l’Église par le pou­voir civil : par exemple en Chine et au Japon aux XVIIIe et XIXe siècles, en France durant la Révolution, dans les pays com­mu­nistes au XXe siècle, etc.

Mais même dans ces périodes ter­ribles, l’Église n’a jamais renon­cé à sa liber­té et à son auto­no­mie. Rappelons que les débuts de l’Église furent mar­qués par une per­sé­cu­tion sau­vage de la part de l’État, pour l’unique rai­son que l’Église, les chré­tiens, ne se sou­met­taient pas aux lois de la République… romaine (même si ce nom n’était plus alors qu’une fic­tion, le véri­table pou­voir appar­te­nant à l’empereur). Les auto­ri­tés publiques repro­chaient aux chré­tiens leur déso­béis­sance aux lois, et ceux-​ci n’ont jamais eu d’autre réponse que d’affirmer qu’ils étaient prêts à obéir aux lois, sauf celles oppo­sées à Dieu et aux ensei­gne­ments de l’Église, car « il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ».

C’est ce que n’hésitent pas à rap­pe­ler les Souverains Pontifes.

Clemens August von Galen, le « Lion de Munster » (source Wikipedia) : lorsque les lois de l’État lèsent le droit divin, l’Église a l’obligation morale de s’y opposer.

« Les Apôtres, hérauts de l’Évangile, ont cou­ru joyeu­se­ment à l’accomplissement de leur man­dat céleste, mal­gré la volon­té des rois et des princes, et sans redou­ter ni les menaces ni les sup­plices » (Pie IX, allo­cu­tion au Consistoire, 17 décembre 1860). « Cette auto­ri­té, par­faite en soi et ne rele­vant que d’elle-même, depuis long­temps bat­tue en brèche par une phi­lo­so­phie adu­la­trice des princes, l’Église n’a jamais ces­sé ni de la reven­di­quer, ni de l’exercer publi­que­ment. Les pre­miers de tous les cham­pions [de l’autorité de l’Église, par­faite en soi et ne rele­vant que d’elle-même] ont été les Apôtres qui, empê­chés par les princes de la Synagogue de répandre l’Évangile, répon­daient avec fer­me­té : “Il faut obéir à Dieu plu­tôt qu’aux hommes”. C’est elle que les Pères de l’Église se sont appli­qués à défendre par de solides rai­sons quand ils en ont eu l’occasion, et que les Pontifes romains n’ont jamais man­qué de reven­di­quer avec une constance invin­cible contre ses agres­seurs » (Léon XII, Immortale Dei, 1er novembre 1885). « L’Église, notre Mère très pru­dente, par sa consti­tu­tion reçue du Christ, son Fondateur, s’est trou­vée munie de tous les carac­tères qui conviennent à une socié­té par­faite ; aus­si, dès ses ori­gines, devant, pour obéir au pré­cepte du Seigneur, ensei­gner et gou­ver­ner toutes les nations, a‑t-​elle entre­pris d’organiser et de pro­té­ger par des lois la dis­ci­pline des membres du cler­gé comme de tout le peuple chré­tien » (Benoît XV, Providentissima Mater Ecclesia, 27 mai 1917). « Des cas de conflit res­tent pos­sibles : lorsque les lois de l’État lèsent le droit divin, l’Église a l’obligation morale de s’y oppo­ser » (Pie XII, allo­cu­tion du 7 sep­tembre 1955).

L’Église n’est donc pas soumise aux « lois de la République »

Si l’on com­prend bien cette doc­trine, cer­taine et appar­te­nant au dépôt de la foi, de l’Église « socié­té par­faite », donc entiè­re­ment auto­nome et libre, on doit admettre qu’il est abso­lu­ment faux de dire, comme on le répète actuel­le­ment sans réflé­chir, que « l’Église est sou­mise aux lois de la République ». Si, en effet, on iden­ti­fie « la République » à la socié­té civile et l’État en France, alors l’Église ne lui est pas sou­mise en droit, étant une « socié­té par­faite » entiè­re­ment auto­nome dans son ordre propre.

Cette doc­trine ne s’applique d’ailleurs pas seule­ment au régime poli­tique actuel de la France. L’Église du Christ, en tant que telle, n’était pas sou­mise aux lois de Néron ou de Dioclétien. Elle n’était pas sou­mise aux lois de Constantin. Elle n’était pas sou­mise aux lois de Clovis. Elle n’était pas sou­mise aux lois de Charlemagne. Elle n’était pas sou­mise aux lois de saint Louis. Elle n’était pas sou­mise aux lois de Louis XIV. Elle n’était pas sou­mise aux lois de la Révolution. Elle n’était pas sou­mise aux lois de Napoléon. Elle n’était pas sou­mise aux lois du Second Empire, ni de la Troisième répu­blique, ni de l’État fran­çais du Maréchal Pétain, ni du Gouvernement Provisoire de la République Française du Général De Gaulle, ni de la Quatrième République.

Elle n’est sou­mise, ni à l’État fédé­ral états-​unien, ni au Parti com­mu­niste chi­nois, ni à la Reine d’Angleterre, ni au gou­ver­ne­ment indien, ni à la Fédération de Russie, ni à la République isla­mique d’Iran, ni à l’État d’Israël, ni au roi d’Arabie saou­dite, ni aux divers gou­ver­ne­ments de l’Amérique du Sud, ni à aucun État afri­cain, ni à l’Australie. Si elle n’est pas sou­mise à ces grands États, elle n’est pas sou­mise non plus aux plus petits États, Monaco, Andorre, Saint-​Marin, le Liechtenstein, Nauru, Tuvalu, Malte, Grenade ou Singapour. Et, évi­dem­ment, l’Église n’est pas non plus sou­mise aux lois de la République d’Italie, même si celle-​ci entoure le Vatican.

L’Église n’est pas une entreprise de subversion de l’autorité légitime

Cependant, l’Église n’est pas en soi une « entre­prise de sub­ver­sion » au sein de la socié­té humaine, qui use­rait de sa véri­table et légi­time auto­no­mie pour ren­ver­ser la socié­té civile ou État, elle aus­si fon­dée par Dieu dans son ordre propre et dis­po­sant de sa sou­ve­rai­ne­té néces­saire. Au contraire, l’Église a tou­jours ensei­gné, confor­mé­ment aux sen­tences nom­breuses du Nouveau Testament sur ce point, qu’il fal­lait obéir promp­te­ment et com­plè­te­ment aux ordres légi­times des auto­ri­tés civiles légi­times. De plus, l’Église sou­haite nouer des rela­tions construc­tives avec l’État, pour la bonne orga­ni­sa­tion des choses, dans la mesure où l’Église et l’État s’adressent, de façon diverse et auto­nome cha­cune dans leur ordre, aux mêmes hommes, sur le même ter­ri­toire, avec le même envi­ron­ne­ment matériel.

Par ailleurs, évi­dem­ment, l’Église tient compte rai­son­na­ble­ment des requêtes, sou­haits, pro­po­si­tions, indi­ca­tions de l’État sur le plan de l’organisation maté­rielle de la socié­té humaine (qui est de la res­pon­sa­bi­li­té propre et pre­mière de l’État), pour que les choses se passent dans l’ordre et que, autant que pos­sible, le fidèle catho­lique ne soit pas tiraillé entre les exi­gences de l’État et celles de l’Église.

Il peut d’ailleurs se faire que l’Église subisse les consé­quences d’une déci­sion légi­time de l’État, comme l’État peut subir les consé­quences d’une déci­sion légi­time de l’Église. Ainsi, même en temps d’épidémie, l’Église orga­nise libre­ment son culte, sans avoir besoin d’en réfé­rer obli­ga­toi­re­ment à l’État. Cependant, si par hasard l’État a « confi­né » de façon légi­time sa popu­la­tion, que donc les gens ne peuvent pas cir­cu­ler, ou seule­ment dans un rayon très court, l’Église devra consta­ter que, même si elle-​même peut orga­ni­ser libre­ment ses messes, elle n’aura de fait, pour ces messes, que très peu de fidèles, puisque dans l’ordre civil ceux-​ci ne peuvent pas cir­cu­ler pour y venir. C’est là un exemple assez repré­sen­ta­tif du fait que, en dépit de leur auto­no­mie réci­proque, l’Église et l’État ne peuvent nul­le­ment s’ignorer et vivre dans des « uni­vers paral­lèles » sans se rejoindre jamais.

Comme le sou­ligne Léon XIII : « Dieu a donc divi­sé le gou­ver­ne­ment du genre humain entre deux puis­sances : la puis­sance ecclé­sias­tique et la puis­sance civile ; celle-​là pré­po­sée aux choses divines, celle-​ci aux choses humaines. Chacune d’elles en son genre est sou­ve­raine ; cha­cune est ren­fer­mée dans des limites par­fai­te­ment déter­mi­nées et tra­cées en confor­mi­té de sa nature et de son but spé­cial. Il y a donc comme une sphère cir­cons­crite, dans laquelle cha­cune exerce son action par un droit propre » (Immortale Dei, 1er novembre 1885). Et encore : « Tout ce qui, dans les choses humaines, est sacré à un titre quel­conque, tout ce qui touche au salut des âmes et au culte de Dieu, soit par sa nature, soit par rap­port à son but, tout cela est du res­sort de l’autorité de l’Église. Quant aux autres choses qu’embrasse l’ordre civil et poli­tique, il est juste qu’elles soient sou­mises à l’autorité civile, puisque Jésus-​Christ a com­man­dé de rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (idem).

Et saint Pie X : « Comme chef et guide de cette socié­té par­faite qu’est l’Église, socié­té com­po­sée d’hommes et éta­blie par­mi les hommes, le Souverain Pontife ne peut que vou­loir entre­te­nir des rela­tions avec les chefs d’État et les membres des gou­ver­ne­ments » (allo­cu­tion au Consistoire, 9 novembre 1903).

Une doctrine toujours actuelle et possible

Notre but n’était pas de déve­lop­per toutes les impli­ca­tions, com­plexes et par­fois dif­fi­ciles, de cette doc­trine capi­tale. Il est évident que les rap­ports entre l’Église et l’État peuvent être quel­que­fois conflic­tuels, puisque les deux s’adressent aux mêmes hommes sur le même ter­ri­toire et dans le même contexte maté­riel. Il n’est que de voir les dis­sen­sions qui ont pu oppo­ser sur le plan poli­tique les auto­ri­tés ecclé­sias­tiques de l’époque et le roi de France Louis IX, plus connu sous le nom de saint Louis, qui était incon­tes­ta­ble­ment un fils sou­mis de la sainte Église.

L’important est de rap­pe­ler le prin­cipe de la liber­té et de l’autonomie de l’Église vis-​à-​vis de l’État, qui n’empêche nul­le­ment la recon­nais­sance de la liber­té et de l’autonomie de l’État dans son ordre propre, le res­pect de ses légi­times déci­sions, la recherche de l’accord plu­tôt que du conflit, et même l’utile condes­cen­dance de l’Église par rap­port à des déci­sions en soi abu­sives de l’État, mais que l’Église peut tolé­rer dans cer­tains cas si elles ne mettent pas en péril la foi et les mœurs.

Ne croyons pas que cette doc­trine soit aujourd’hui tota­le­ment uto­pique, fic­tive, illu­soire, chi­mé­rique, inap­pli­cable, etc., dans la mesure où l’État ne la recon­naî­trait pas. Rappelons sim­ple­ment pour mémoire que l’Empire romain ne l’a nul­le­ment recon­nue pen­dant trois siècles, per­sé­cu­tant féro­ce­ment les chré­tiens pour ce motif qu’ils n’obéissaient pas aux lois de la cité (pres­cri­vant d’adorer les dieux de l’Empire), ce qui n’a nul­le­ment empê­ché l’Église de l’enseigner et de la sou­te­nir devant un pou­voir
poli­tique qui sor­tait de ses limites : « Il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ». Par ailleurs, signa­lons que cette doc­trine est fort loin d’avoir dis­pa­ru dans le contexte même de la démo­cra­tie moderne. L’actuelle Constitution de la République d’Italie, un des membres fon­da­teurs de l’Union Européenne, par exemple, la reprend expli­ci­te­ment dans son article 7 : « Lo Stato e la Chiesa cat­to­li­ca sono, cias­cu­no nel pro­prio ordine, indi­pen­den­ti e sovra­ni », c’est-à-dire : « L’État et l’Église catho­lique sont, cha­cun dans leur ordre, indé­pen­dants et sou­ve­rains ». Ce qui est exac­te­ment la mise en forme juri­dique de la doc­trine des deux « socié­tés parfaites ».

Source : La Lettre à nos frères prêtres n°88 de décembre 2020