L’épidémie du coronavirus, et les mesures prises par le gouvernement à son encontre, ont directement affecté l’Église, en particulier à travers la question de la célébration du culte divin, messe et sacrements. Après avoir tergiversé, et sous la pression de fidèles plus militants, qui engageaient des actions (légales) en faveur de la liberté de la vie religieuse (recours judiciaires, manifestations de rue), les évêques de France ont fini par se réveiller et par agir pour que soit respectée par l’État, au moins de façon minimale, la vie chrétienne en toutes ses dimensions.
Cette « dissension » entre l’Église et l’État invite à réfléchir sur leurs rapports mutuels. Évidemment, les relations entre l’Église du Christ et la puissance civile (l’autorité politique, représentée habituellement par l’État et ses organes) sont complexes, et peuvent être examinées selon plusieurs angles de vue : par exemple théologique, symbolique, historique, etc.
Les rapports qui nous arrêteront ici sont des rapports de droit, autrement dit juridiques : sous quels types de lois vit l’Église ? Sous quels types de lois vit la société civile ? Quels sont les rapports entre ces diverses lois ? Plus généralement, quels sont les rapports juridiques entre l’Église et la société civile ?
Le « droit public de l’Église »
Aborder cette question, c’est entrer dans le domaine de ce qu’on nomme le « droit public de l’Église ». Nous savons tous à peu près ce qu’est le droit canonique, qui règle essentiellement la vie des membres de l’Église, donc des baptisés.
Mais, lorsque le Souverain Pontife signe un concordat avec un État, même si ce concordat se réfère à des principes du droit canonique, il n’appartient pas formellement à ce dernier : il fait partie du « droit public de l’Église ». Le Code de droit canonique le dit d’ailleurs expressément dans son canon 3 : « Les canons du Code n’abrogent pas les conventions conclues par le Siège apostolique avec les États ou les autres sociétés politiques et n’y dérogent pas ; ces conventions gardent donc leur vigueur telles qu’elles existent présentement, nonobstant les dispositions contraires du présent Code ».
La notion de « société parfaite »
Pour caractériser le statut juridique de l’Église et de l’autorité civile, afin de fonder leurs rapports mutuels, les Papes et, en général, les spécialistes du « droit public de l’Église » dans leurs traités et ouvrages, utilisent une catégorie juridique fondamentale, celle de « société parfaite ».
Ce mot pouvant avoir plusieurs sens et acceptions, il faut ici bien le comprendre dans le sens technique que lui donne le « droit public de l’Église ». Cette expression ne doit donc aucunement être prise en un sens moral (une « société parfaite » étant alors une société supposée sans faute ni péché) ; ni en un sens philosophique (une « société parfaite » étant alors une société qu’on ne pourrait aucunement améliorer, car elle aurait déjà atteint une perfection de nature), etc.
Le terme de « société parfaite » ressort ici de la philosophie juridique ou, si l’on veut, de la philosophie politique. Une « société parfaite », nous dit le pape Léon XIII, est une société qui « possède en soi et par elle-même toutes les ressources qui sont nécessaires à son existence et à son action » (Immortale Dei, 1er novembre 1885).
Les « sociétés imparfaites »
Il existe, en effet, dans l’espèce humaine, une infinité de sociétés : telles sont par exemple les entreprises, les associations, les familles, etc. D’une façon ordinaire, ces sociétés ne possèdent pas en elles-mêmes tous les moyens d’atteindre leur fin.
« L’Association des Pêcheurs à la ligne du XVIIe arrondissement », par exemple, a besoin, en plus du concours de ses membres, d’autres sociétés : le vendeur de cannes à pêche et d’appâts ; l’État, pour obtenir les permis de pêche ; l’administration du réseau routier ; le propriétaire de l’étang où se déroule la pêche, etc.
Même la société naturelle (et non pas seulement conventionnelle) qu’est la famille ne possède pas tous les moyens d’atteindre sa propre fin. Il est en effet impossible, ou quasi impossible, à une famille d’assurer à la fois et par elle seule sa subsistance, son logement, l’éducation des enfants, leur instruction, les soins médicaux, l’ouverture sur la culture, les déplacements, etc.
En philosophie juridique ou politique, on va qualifier ces sociétés (entreprises, associations, familles, etc.) de « sociétés imparfaites », dans la mesure précisément où elles ont besoin d’autres sociétés pour pouvoir réellement exister et atteindre leurs buts. A l’inverse, on appellera « sociétés parfaites » celles qui n’ont besoin d’aucune autre société pour atteindre les buts qui leurs sont propres.
On pourrait également désigner les sociétés qui ne sont pas capables d’atteindre seules tous leurs buts de « sociétés incomplètes », « sociétés partielles », de « sociétés restreintes », etc. Au contraire, les sociétés capables d’atteindre à elles seules toutes leurs fins pourraient être qualifiées de « sociétés complètes », « sociétés entières », etc. Comme on le constate, nous ne sommes ici aucunement dans le domaine d’une « perfection » d’ordre moral, mais bien dans un rapport de moyens à fin, donc de capacité à atteindre les fins ou buts proposés.
Deux « sociétés parfaites »
La philosophie juridico-politique ne reconnaît que deux « sociétés parfaites ». Dans l’ordre naturel, c’est la société civile, ou État, qui rassemble en elle-même tous les moyens d’atteindre son but, à savoir la perfection des hommes dans l’ordre naturel (sécurité, santé, prospérité, culture, vertu, etc.). Dans l’ordre surnaturel, c’est l’Église du Christ, qui rassemble en elle-même tous les moyens d’atteindre son but, à savoir le salut éternel des hommes par la grâce du Christ.
C’est ainsi que les diverses « sociétés imparfaites » qui existent dans l’ordre naturel (les entreprises, les associations, etc.) sont englobées dans la « société parfaite » de l’ordre naturel, à savoir la société civile ou État, et lui sont de ce fait soumises : dans le respect de la subsidiarité et de la nécessaire autonomie des diverses sociétés humaines, l’autorité civile a le droit de contrôler, pour des motifs légitimes et fondés, l’activité de ces « sociétés imparfaites ». Même la famille, qui est de droit naturel et de ce fait indépendante radicalement de la société civile, lui est néanmoins soumise, puisqu’elle ne peut atteindre pleinement ses buts propres sans l’aide de la société civile.
De la même façon, les diverses « sociétés imparfaites » qui existent dans l’ordre surnaturel (comme sont les congrégations religieuses, les associations de piété, etc.) sont englobées dans la « société parfaite » de l’ordre surnaturel, à savoir l’Église catholique, et lui sont de ce fait soumises. L’Église a donc le droit de les contrôler.
L’Église et l’État sont, dans leur ordre, indépendants et souverains
Les deux « sociétés parfaites », à savoir l’Église et l’État, ont été fondées directement par Dieu et pourvues par lui de tous les moyens d’atteindre leurs buts. La société civile ou État a été fondée par Dieu créateur, par la médiation de la nature qui postule pour l’homme une vie en société : « L’homme est un animal politique », affirmait justement Aristote. L’Église a été fondée par un acte positif et surnaturel du Christ, Fils de Dieu, qui l’a pourvue de tous les moyens d’atteindre ses buts.
On comprend aisément, par cette courte description, que ces deux sociétés, se situant sur deux plans différents (naturel et surnaturel), fondées de façon indépendante (même si c’est du même Dieu qu’elles proviennent), sont de soi tout à fait autonomes. L’État n’est pas issu de l’Église (il la précède même dans le temps, puisqu’il a existé de nombreux États avant la venue du Christ) et ne dépend pas d’elle dans son existence et sa constitution. L’Église n’est pas issue de l’État, car il n’est pour rien dans son apparition (et même au contraire, puisque l’Église a commencé par subir durant trois siècles de féroces persécutions de la part de l’Empire romain, entre autres) et ne dépend pas de lui dans son existence et sa constitution.
Une doctrine enseignée fréquemment par les Papes
Il existe de nombreux textes des Papes qui enseignent explicitement cette doctrine. Dans le volume L’Église publié par les moines de Solesmes en 1959 chez Desclée et Cie dans le cadre de leur collection « Les enseignements pontificaux », on peut relever de Pie IX à Pie XII beaucoup d’interventions qui utilisent cette catégorie de « société parfaite ». Nous allons en citer quelques-unes parmi les plus topiques, pour manifester comment le Magistère recourt à cette notion.
Pie IX déclare, par exemple : « L’Église catholique, qui a été fondée et instituée par Notre Seigneur Jésus-Christ pour procurer le salut éternel des hommes, a obtenu, en vertu de sa divine institution, la forme d’une société parfaite » (Cum catholica, 26 mars 1860). « En outre, affirme Léon XIII, et ceci est de la plus grande importance, l’Église constitue une société juridiquement parfaite dans son genre, parce que, par l’expresse volonté et par la grâce de son Fondateur, elle possède en soi et par elle-même toutes les ressources qui sont nécessaires à son existence et à son action » (Immortale Dei, 1er novembre 1885). « Comme chef et guide de cette société parfaite qu’est l’Église, société
composée d’hommes et établie parmi les hommes, le Souverain Pontife… », souligne Pie X (allocution au Consistoire, 9 novembre 1903). « L’Église, notre Mère très prudente, dit Benoît XV, par sa constitution reçue du Christ, son Fondateur, s’est trouvée munie de tous les caractères qui conviennent à une société parfaite » (Providentissima Mater Ecclesia, 27 mai 1917). Pie XI note : « La troisième société, dans laquelle l’homme, par le baptême, naît à la vie divine de la grâce, est l’Église, société d’ordre surnaturel qui embrasse tout le genre humain, société parfaite aussi, parce qu’elle a en elle tous les moyens requis pour sa fin, qui est le salut éternel des hommes » (Divini illius Magistri, 31 décembre 1929). Enfin, Pie XII conforte cette doctrine : « L’Église est une société parfaite, avec un droit souverain à tout ce dont elle a besoin pour l’accomplissement de sa divine mission » (allocution du 17 février 1942).
Deux « sociétés parfaites »
Les Papes rappellent, autant qu’il est nécessaire et convenable à leur propos, que si l’Église est bien une « société parfaite », l’État l’est aussi pour sa part. Ainsi, Léon XIII : « Dieu a donc divisé le gouvernement du genre humain entre deux puissances : la puissance ecclésiastique et la puissance civile ; celle-là préposée aux choses divines, celle-ci aux choses humaines. Chacune d’elles en son genre est souveraine ; chacune est renfermée dans des limites parfaitement déterminées et tracées en conformité de sa nature et de son but spécial. Il y a donc comme une sphère circonscrite, dans laquelle chacune exerce son action par un droit propre » (Immortale Dei, 1er novembre 1885).
Pie XII est revenu à plusieurs reprises sur ce point : « Entre l’Église et l’État (…) existe une profonde différence, bien qu’ils soient tous deux, au sens plénier du mot, des sociétés parfaites » (allocution du 2 octobre 1944). « Le pouvoir judiciaire est une partie essentielle et une fonction nécessaire du pouvoir des deux sociétés parfaites, la société ecclésiastique et la société civile » (allocution du 2 octobre 1945). « …dans les deux sociétés parfaites… » (allocution du 6 octobre 1946). « …la vraie doctrine selon laquelle l’Église et l’État sont des sociétés parfaites… » (allocution du 29 octobre 1947).
La pleine autonomie de l’Église
Il découle nécessairement du fait que l’Église est une « société parfaite » sa complète indépendance vis-à-vis de toute autre société, y compris l’État. L’Église du Christ est indépendante de l’État, totalement autonome vis-à-vis de lui, s’organisant sans avoir à lui demander sa permission, menant de façon tout à fait libre ses activités propres. Elle n’a aucunement (en soi) besoin d’une permission quelconque pour célébrer la messe, prêcher la foi, distribuer les sacrements, correspondre entre le Souverain Pontife et les évêques, envoyer des missionnaires à travers le monde, rassembler un concile. L’Église le fait quand elle le veut, comme elle le veut, où elle le veut, etc.
Les Papes, évidemment, insistent particulièrement sur ce point crucial.
Pour Pie IX, l’Église « doit jouir d’une liberté telle qu’elle ne soit soumise à aucun pouvoir civil dans l’accomplissement de son ministère sacré » (Cum catholica, 26 mars 1860). « L’Église, en tant que société véritable et parfaite, a été constituée de telle sorte par son divin Auteur, qu’elle n’est circonscrite dans les limites d’aucune région de la terre, qu’elle n’est assujettie à aucun gouvernement séculier, et qu’elle doit exercer librement sa puissance pour le commun salut des hommes en tous les lieux de la terre » (allocution au Consistoire, 17 décembre 1860). « [Des hommes ont l’audace d’affirmer] qu’il appartient à la puissance civile de définir quels sont les droits de l’Église et dans quelles limites elle peut les exercer. De là ils concluent à tort que la puissance civile peut s’immiscer dans les choses qui appartiennent à la religion, aux mœurs et au gouvernement spirituel » (allocution au Consistoire, 9 juin 1862). « Ce pouvoir surnaturel du gouvernement ecclésiastique, fondé sur la disposition de Jésus-Christ, est entièrement distinct et indépendant du pouvoir séculier. Ainsi, ce royaume de Dieu sur terre est le royaume d’une société parfaite qui se règle et se gouverne selon ses propres lois et son propre droit, par ses propres chefs » (Vix dum a Nobis, 7 mars 1874).
Léon XIII reprend évidemment la même doctrine certaine : « Cette autorité, parfaite en soi et ne relevant que d’elle-même, depuis longtemps battue en brèche par une philosophie adulatrice des princes, l’Église n’a jamais cessé ni de la revendiquer, ni de l’exercer publiquement. » (Immortale Dei, 1er novembre 1885).
On la trouve également sous la plume de Pie XI : « L’obligation d’offrir les hommages que Nous venons de dire à l’autorité souveraine de notre Maître [Jésus] ne peut manquer de rappeler aux hommes les droits de l’Église. Instituée par le Christ sous la forme organique d’une société parfaite, elle réclame, en vertu de ce droit originel, qu’elle ne peut abdiquer, une pleine liberté et l’indépendance complète à l’égard du pouvoir civil. Elle ne peut dépendre d’une volonté étrangère dans l’accomplissement de sa mission divine d’enseigner, de gouverner et de conduire au bonheur éternel tous les membres du royaume du Christ » (Quas primas, 11 décembre 1925).
Même au risque de la persécution
Au cours de l’histoire, les rapports de fait entre l’Église et l’État ont varié. Par exemple, aux époques de la quasi disparition de la puissance publique (due aux invasions, ou à la décadence du pouvoir royal ou impérial), l’Église a pu prendre le commandement même d’une partie des institutions civiles. A d’autres époques, heureusement nombreuses, a régné une heureuse concorde entre l’Église et l’État, chacune régissant son ordre propre (même si, comme dans tout couple qui se respecte, des orages pouvaient éclater périodiquement). A certaines périodes, ce fut l’heure de la persécution de l’Église par le pouvoir civil : par exemple en Chine et au Japon aux XVIIIe et XIXe siècles, en France durant la Révolution, dans les pays communistes au XXe siècle, etc.
Mais même dans ces périodes terribles, l’Église n’a jamais renoncé à sa liberté et à son autonomie. Rappelons que les débuts de l’Église furent marqués par une persécution sauvage de la part de l’État, pour l’unique raison que l’Église, les chrétiens, ne se soumettaient pas aux lois de la République… romaine (même si ce nom n’était plus alors qu’une fiction, le véritable pouvoir appartenant à l’empereur). Les autorités publiques reprochaient aux chrétiens leur désobéissance aux lois, et ceux-ci n’ont jamais eu d’autre réponse que d’affirmer qu’ils étaient prêts à obéir aux lois, sauf celles opposées à Dieu et aux enseignements de l’Église, car « il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ».
C’est ce que n’hésitent pas à rappeler les Souverains Pontifes.
« Les Apôtres, hérauts de l’Évangile, ont couru joyeusement à l’accomplissement de leur mandat céleste, malgré la volonté des rois et des princes, et sans redouter ni les menaces ni les supplices » (Pie IX, allocution au Consistoire, 17 décembre 1860). « Cette autorité, parfaite en soi et ne relevant que d’elle-même, depuis longtemps battue en brèche par une philosophie adulatrice des princes, l’Église n’a jamais cessé ni de la revendiquer, ni de l’exercer publiquement. Les premiers de tous les champions [de l’autorité de l’Église, parfaite en soi et ne relevant que d’elle-même] ont été les Apôtres qui, empêchés par les princes de la Synagogue de répandre l’Évangile, répondaient avec fermeté : “Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes”. C’est elle que les Pères de l’Église se sont appliqués à défendre par de solides raisons quand ils en ont eu l’occasion, et que les Pontifes romains n’ont jamais manqué de revendiquer avec une constance invincible contre ses agresseurs » (Léon XII, Immortale Dei, 1er novembre 1885). « L’Église, notre Mère très prudente, par sa constitution reçue du Christ, son Fondateur, s’est trouvée munie de tous les caractères qui conviennent à une société parfaite ; aussi, dès ses origines, devant, pour obéir au précepte du Seigneur, enseigner et gouverner toutes les nations, a‑t-elle entrepris d’organiser et de protéger par des lois la discipline des membres du clergé comme de tout le peuple chrétien » (Benoît XV, Providentissima Mater Ecclesia, 27 mai 1917). « Des cas de conflit restent possibles : lorsque les lois de l’État lèsent le droit divin, l’Église a l’obligation morale de s’y opposer » (Pie XII, allocution du 7 septembre 1955).
L’Église n’est donc pas soumise aux « lois de la République »
Si l’on comprend bien cette doctrine, certaine et appartenant au dépôt de la foi, de l’Église « société parfaite », donc entièrement autonome et libre, on doit admettre qu’il est absolument faux de dire, comme on le répète actuellement sans réfléchir, que « l’Église est soumise aux lois de la République ». Si, en effet, on identifie « la République » à la société civile et l’État en France, alors l’Église ne lui est pas soumise en droit, étant une « société parfaite » entièrement autonome dans son ordre propre.
Cette doctrine ne s’applique d’ailleurs pas seulement au régime politique actuel de la France. L’Église du Christ, en tant que telle, n’était pas soumise aux lois de Néron ou de Dioclétien. Elle n’était pas soumise aux lois de Constantin. Elle n’était pas soumise aux lois de Clovis. Elle n’était pas soumise aux lois de Charlemagne. Elle n’était pas soumise aux lois de saint Louis. Elle n’était pas soumise aux lois de Louis XIV. Elle n’était pas soumise aux lois de la Révolution. Elle n’était pas soumise aux lois de Napoléon. Elle n’était pas soumise aux lois du Second Empire, ni de la Troisième république, ni de l’État français du Maréchal Pétain, ni du Gouvernement Provisoire de la République Française du Général De Gaulle, ni de la Quatrième République.
Elle n’est soumise, ni à l’État fédéral états-unien, ni au Parti communiste chinois, ni à la Reine d’Angleterre, ni au gouvernement indien, ni à la Fédération de Russie, ni à la République islamique d’Iran, ni à l’État d’Israël, ni au roi d’Arabie saoudite, ni aux divers gouvernements de l’Amérique du Sud, ni à aucun État africain, ni à l’Australie. Si elle n’est pas soumise à ces grands États, elle n’est pas soumise non plus aux plus petits États, Monaco, Andorre, Saint-Marin, le Liechtenstein, Nauru, Tuvalu, Malte, Grenade ou Singapour. Et, évidemment, l’Église n’est pas non plus soumise aux lois de la République d’Italie, même si celle-ci entoure le Vatican.
L’Église n’est pas une entreprise de subversion de l’autorité légitime
Cependant, l’Église n’est pas en soi une « entreprise de subversion » au sein de la société humaine, qui userait de sa véritable et légitime autonomie pour renverser la société civile ou État, elle aussi fondée par Dieu dans son ordre propre et disposant de sa souveraineté nécessaire. Au contraire, l’Église a toujours enseigné, conformément aux sentences nombreuses du Nouveau Testament sur ce point, qu’il fallait obéir promptement et complètement aux ordres légitimes des autorités civiles légitimes. De plus, l’Église souhaite nouer des relations constructives avec l’État, pour la bonne organisation des choses, dans la mesure où l’Église et l’État s’adressent, de façon diverse et autonome chacune dans leur ordre, aux mêmes hommes, sur le même territoire, avec le même environnement matériel.
Par ailleurs, évidemment, l’Église tient compte raisonnablement des requêtes, souhaits, propositions, indications de l’État sur le plan de l’organisation matérielle de la société humaine (qui est de la responsabilité propre et première de l’État), pour que les choses se passent dans l’ordre et que, autant que possible, le fidèle catholique ne soit pas tiraillé entre les exigences de l’État et celles de l’Église.
Il peut d’ailleurs se faire que l’Église subisse les conséquences d’une décision légitime de l’État, comme l’État peut subir les conséquences d’une décision légitime de l’Église. Ainsi, même en temps d’épidémie, l’Église organise librement son culte, sans avoir besoin d’en référer obligatoirement à l’État. Cependant, si par hasard l’État a « confiné » de façon légitime sa population, que donc les gens ne peuvent pas circuler, ou seulement dans un rayon très court, l’Église devra constater que, même si elle-même peut organiser librement ses messes, elle n’aura de fait, pour ces messes, que très peu de fidèles, puisque dans l’ordre civil ceux-ci ne peuvent pas circuler pour y venir. C’est là un exemple assez représentatif du fait que, en dépit de leur autonomie réciproque, l’Église et l’État ne peuvent nullement s’ignorer et vivre dans des « univers parallèles » sans se rejoindre jamais.
Comme le souligne Léon XIII : « Dieu a donc divisé le gouvernement du genre humain entre deux puissances : la puissance ecclésiastique et la puissance civile ; celle-là préposée aux choses divines, celle-ci aux choses humaines. Chacune d’elles en son genre est souveraine ; chacune est renfermée dans des limites parfaitement déterminées et tracées en conformité de sa nature et de son but spécial. Il y a donc comme une sphère circonscrite, dans laquelle chacune exerce son action par un droit propre » (Immortale Dei, 1er novembre 1885). Et encore : « Tout ce qui, dans les choses humaines, est sacré à un titre quelconque, tout ce qui touche au salut des âmes et au culte de Dieu, soit par sa nature, soit par rapport à son but, tout cela est du ressort de l’autorité de l’Église. Quant aux autres choses qu’embrasse l’ordre civil et politique, il est juste qu’elles soient soumises à l’autorité civile, puisque Jésus-Christ a commandé de rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (idem).
Et saint Pie X : « Comme chef et guide de cette société parfaite qu’est l’Église, société composée d’hommes et établie parmi les hommes, le Souverain Pontife ne peut que vouloir entretenir des relations avec les chefs d’État et les membres des gouvernements » (allocution au Consistoire, 9 novembre 1903).
Une doctrine toujours actuelle et possible
Notre but n’était pas de développer toutes les implications, complexes et parfois difficiles, de cette doctrine capitale. Il est évident que les rapports entre l’Église et l’État peuvent être quelquefois conflictuels, puisque les deux s’adressent aux mêmes hommes sur le même territoire et dans le même contexte matériel. Il n’est que de voir les dissensions qui ont pu opposer sur le plan politique les autorités ecclésiastiques de l’époque et le roi de France Louis IX, plus connu sous le nom de saint Louis, qui était incontestablement un fils soumis de la sainte Église.
L’important est de rappeler le principe de la liberté et de l’autonomie de l’Église vis-à-vis de l’État, qui n’empêche nullement la reconnaissance de la liberté et de l’autonomie de l’État dans son ordre propre, le respect de ses légitimes décisions, la recherche de l’accord plutôt que du conflit, et même l’utile condescendance de l’Église par rapport à des décisions en soi abusives de l’État, mais que l’Église peut tolérer dans certains cas si elles ne mettent pas en péril la foi et les mœurs.
Ne croyons pas que cette doctrine soit aujourd’hui totalement utopique, fictive, illusoire, chimérique, inapplicable, etc., dans la mesure où l’État ne la reconnaîtrait pas. Rappelons simplement pour mémoire que l’Empire romain ne l’a nullement reconnue pendant trois siècles, persécutant férocement les chrétiens pour ce motif qu’ils n’obéissaient pas aux lois de la cité (prescrivant d’adorer les dieux de l’Empire), ce qui n’a nullement empêché l’Église de l’enseigner et de la soutenir devant un pouvoir
politique qui sortait de ses limites : « Il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ». Par ailleurs, signalons que cette doctrine est fort loin d’avoir disparu dans le contexte même de la démocratie moderne. L’actuelle Constitution de la République d’Italie, un des membres fondateurs de l’Union Européenne, par exemple, la reprend explicitement dans son article 7 : « Lo Stato e la Chiesa cattolica sono, ciascuno nel proprio ordine, indipendenti e sovrani », c’est-à-dire : « L’État et l’Église catholique sont, chacun dans leur ordre, indépendants et souverains ». Ce qui est exactement la mise en forme juridique de la doctrine des deux « sociétés parfaites ».
Source : La Lettre à nos frères prêtres n°88 de décembre 2020