Former la jeunesse, c’est rénover le monde

Malgré des erre­ments qui depuis le concile Vatican II et mai 68 ont réduit leur apos­to­lat sco­laire à bien peu de choses en France, les jésuites ont conser­vé l’image d’éducateurs hors pair. La longue his­toire de leur apos­to­lat sco­laire n’est pour­tant pas allée sans heurts ni contes­ta­tions. C’est ce que rap­pelle le livre de Philippe Rocher : « Le Goût de l’Excellence – Quatre siècles d’éducation jésuite en France » (Beauchesne 2011).

Faut-​il ouvrir des col­lèges pour la jeu­nesse ? Les pre­mières consti­tu­tions jésuites ne le pré­voient pas. Les pre­mières mai­sons d’enseignements ouvertes par les com­pa­gnons d’Ignace de Loyola ont comme voca­tion la for­ma­tion des étu­diants jésuites, et non celle des élèves laïcs. Rapidement cepen­dant, la Compagnie de Jésus s’ouvre à ce minis­tère, mais la jus­ti­fi­ca­tion qu’en 1556 un jésuite espa­gnol donne de cette action n’est pas sans faire allu­sion aux hési­ta­tions de la Compagnie qui craint de se voir détour­née d’apostolats plus fon­da­men­taux, l’enseignement supé­rieur et les prédications :

L’on voit chaque jour com­bien il est dif­fi­cile à ceux qui ont vieilli dans le vice et les mau­vaises mœurs de se dépouiller de leurs habi­tudes invé­té­rées pour revê­tir un homme nou­veau et se don­ner à Dieu, et com­bien tout le bien de la chré­tien­té et de la socié­té entière dépend d’une bonne édu­ca­tion de la jeu­nesse ; celle-​ci molle comme la cire, rece­vant plus faci­le­ment l’empreinte de la forme qu’on veut. Mais comme pour la don­ner on ren­contre trop peu de maîtres ver­tueux et let­trés qui joignent l’exemple à la doc­trine, la même Compagnie, avec le zèle que le Christ notre Rédempteur lui a ins­pi­ré, s’est abais­sée à prendre des gar­çons et des jeunes gens (p. 43).

L’éducation des jeunes n’est pas de tout repos, et le témoi­gnage sui­vant du même jésuite, mani­feste clai­re­ment les tiraille­ments qui naissent d’une tâche absor­bant beau­coup des forces vives de la Compagnie de Jésus : 

C’est un métier à vous ras­sa­sier de dégoût, d’ennui et de sou­cis que celui de dis­ci­pli­ner, d’instruire et de diri­ger une cohue de gosses qui, par nature, sont légers, instables, bavards, revêches au tra­vail, à tel point que les parents eux-​mêmes ne peuvent même pas les rete­nir à la mai­son. Que s’ensuit-il ? Nos jeunes Pères, occu­pés à cette for­ma­tion, mènent une vie qui les éprouve extrê­me­ment, qui use leurs forces et abîme leur san­té. Bien plus : il en est par­mi eux qui, doués d’un remar­quable talent, pour­raient faire de grands pro­grès dans les sciences. Impossible, avec la Régence[1]; on les main­tient dans des tra­vaux pué­rils, pures baga­telles sans impor­tance (p. 73).

Ces pre­mières hési­ta­tions n’empêchent pas les jésuites de déve­lop­per un apos­to­lat sco­laire flo­ris­sant : au milieu du 17e siècle, ils dirigent les deux tiers des col­lèges[2] fran­çais et « sans conteste, l’éducation jésuite fait figure de modèle » (p. 115). C’est de l’esprit des Lumières que vien­dra la seconde contes­ta­tion de l’apostolat sco­laire des fils de saint Ignace.

Triomphante jusque-​là, l’éducation jésuite est au 18e siècle remise en cause au point que cer­tains col­lèges subissent une véri­table désaf­fec­tion : « A Lyon, les effec­tifs du col­lège de la Trinité passent de mille deux cents à deux cent cin­quante élèves, entre la fin du 17e siècle et les années 1780 » (p. 146). Le fond des cri­tiques repose sur l’idée que l’enseignement jésuite donne trop de place au latin, reste trop lit­té­raire, au détri­ment d’autres connais­sances scien­ti­fiques ou mathématiques. 

Le but de la for­ma­tion jésuite était de don­ner une culture géné­rale et non de pré­pa­rer à un métier. « Faire les fon­de­mens » et non « par­ache­ver les bas­ti­ment et le gar­nir de meubles » est l’expression avec laquelle les jésuites résument leur édu­ca­tion (p. 104).

D’accord avec D’Alembert et l’Encyclopédie (article « Collèges »), bien des familles sou­haitent un ensei­gne­ment plus pra­tique sus­cep­tible de don­ner un accès plus immé­diat à un métier : comme si for­mer un homme chré­tien était secon­daire ! Bien d’autres fac­teurs nour­ris­sant l’antijésuitisme, le temps des col­lèges de la Compagnie de Jésus est dès lors comp­té : en 1763, le roi Très Chrétien ordonne la sup­pres­sion des col­lèges jésuites et la confis­ca­tion de leurs biens au pro­fit du Trésor royal. L’année sui­vante, c’est la Compagnie elle-​même qui est sup­pri­mée en France, et ses membres sécularisés.

Rétablis en 1814, les jésuites se lancent à nou­veau dans l’enseignement. Mais ils se heurtent à une suite de per­sé­cu­tions, soit ouvertes, comme les inter­dic­tions d’enseigner (sous Charles X ou sous la Troisième République) ou l’expulsion des reli­gieux (par la loi de 1901 sur les asso­cia­tions) ; soit lar­vées quand l’État prend pos­ses­sion de l’institution sco­laire en étouf­fant toute concur­rence afin, selon le radi­cal Jules Ferry, d’ « arra­cher l’âme de la jeu­nesse fran­çaise » aux jésuites (p. 206), c’est-à-dire, com­plète un Père, au catho­li­cisme : « Si vous nous frap­pez, nous Jésuites, c’est parce que nous sommes des cœurs dévoués à l’Église » (p. 210).

Cette main­mise de l’État pose une ques­tion exis­ten­tielle non seule­ment à l’enseignement tel que pra­ti­qué dans la Compagnie de Jésus, mais à tout l’enseignement catho­lique. Un jésuite, le père Joseph Burnichon, 

consi­dère déjà que le poids des pro­grammes de l’État, de plus en plus pesant sur les col­lèges de l’Enseignement libre, se fait au détri­ment de l’éducation chré­tienne. « L’État, maître des pro­grammes et des exa­mens, est par là même maître de l’enseignement », se désole-​t-​il, en 1899, dans les Etudes (p. 220).

« Par les exa­mens, par les pro­grammes, par l’inspection même et le contrôle des livres, les jésuites étaient asser­vis à l’Université et obli­gés de lui emboî­ter le pas. Un des résul­tats de cette subor­di­na­tion fut ce qu’il ne faut pas hési­ter à appe­ler l’insuffisance de l’instruction reli­gieuse dans les col­lèges libres, même tenus par des prêtres et des reli­gieux. […] En règle géné­rale, il ne sera pas pos­sible de leur faire acqué­rir [aux élèves] en matière reli­gieuse les connais­sances éten­dues et solides qui leur seraient néces­saires dans la vie, et que la Compagnie de Jésus eût mise en tête de ses pro­grammes, si elle avait été libre de les rédi­ger comme elle l’entend ».

Le père Burnichon ne cache pas que l’apostolat sco­laire de la Compagnie de Jésus perd ain­si de sa rai­son d’être : 

« Si impor­tante que soit l’instruction, l’éducation l’est davan­tage ; celle-​ci absente, celle-​là n’est pas dési­rable. L’éducation comme ils l’entendent [les Pères jésuites] a pour but de for­mer des chré­tiens. Telle est la fin qu’ils pour­suivent, ils ne s’en cachent pas ; l’enseignement des lettres et des sciences est le moyen » (p. 220).

Déjà sen­sible au début du 20e siècle cette ten­dance ira en s’accentuant avec les lois d’association avec l’État, au point que vers 1960 le constat est sans appel : « En réa­li­té, les éta­blis­se­ments pri­vés sont ali­gnés sur l’école publique » (p. 264). Sans que ce soit la seule cause du phé­no­mène (la Compagnie elle-​même est tra­ver­sée depuis l’Entre-deux-guerres par des mou­ve­ment de remise en cause d’un apos­to­lat sco­laire, p. 254 ; ajou­tons les effets de Vatican II et de mai 1968), force est de consta­ter que cette dis­pa­ri­tion de la spé­ci­fi­ci­té jésuite et catho­lique des écoles pri­vées cor­res­pond à la réduc­tion à presque rien de l’apostolat ensei­gnant d’une Compagnie qui ne renou­velle plus ses effec­tifs. Les plus opti­mistes espèrent conti­nuer à trans­mettre quelque chose à tra­vers une édu­ca­tion sans jésuite mais à l’esprit igna­cien (p. 341), ce qui cache mal le recul d’influence sur les esprits. 

Cette quasi-​disparition de l’enseignement jésuite et de ses fruits appa­raît en miroir comme un encou­ra­ge­ment aux parents qui ne courbent pas la tête devant la main­mise de l’État sur le sys­tème édu­ca­tif. En confiant leurs enfants à des écoles vrai­ment libres, ils en font non seule­ment des hommes brillants mais encore leur donnent les moyens d’être des chré­tiens sérieux et fer­vents au milieu d’un monde sécu­la­ri­sé. Si, selon la belle devise d’un jésuite[3], « for­mer la jeu­nesse, c’est réno­ver le monde », quelle ne sera pas la res­pon­sa­bi­li­té non seule­ment dans l’ordre indi­vi­duel mais encore social et poli­tique de ceux qui par fai­blesse n’auront pas tout fait pour édu­quer entiè­re­ment leur enfant sous le regard du Christ ?

Philippe Rocher, Le Goût de l’Excellence, quatre siècles d’éducation jésuite en France, Beauchesne, Paris, 2011.

Dimanche 14 mars, quête pour les écoles de la Fraternité Saint-​Pie X dans toutes nos chapelles.

Pour aider l’œuvre scolaire du District de France : 


Notes de bas de page
  1. C’est-à-dire le tra­vail d’un titu­laire de classe.[]
  2. L’équivalent de notre col­lège et de notre lycée.[]
  3. Juan de Bonifacio s.j. (1538–1606) : « Puerilis ins­ti­tu­tio est mun­di reno­va­tio ».[]