« Il n’est pas bon que l’homme soit seul. » (Genèse 2, 18)

Pèlerinage du Christ-Roi de la FSSPX à Lourdes en 2023, procession du Saint-Sacrement.

Editorial de M. l’ab­bé de Jorna – LAB n° 94

Chers amis et bienfaiteurs,

Lorsque Dieu eut créé Adam, au milieu du Paradis de délices, où il était entou­ré d’arbres
magni­fiques, où il conver­sait avec les ani­maux, notre pre­mier père se sen­tit seul. Car, nous dit la Genèse, « il ne trou­va pas d’être qui lui fût sem­blable ».

C’est ain­si que, dès le com­men­ce­ment, selon le sou­hait le plus spon­ta­né du pre­mier homme, Dieu créa la socié­té humaine, en for­mant Ève à par­tir d’Adam lui-​même, pour bien mani­fes­ter la com­mu­nau­té réelle entre les hommes : les êtres humains ne sont pas sépa­rés les uns des autres, ils com­mu­nient dans une même nature qui s’origine phy­si­que­ment dans le pre­mier des hommes.

Adam se réjouit d’avoir désor­mais avec lui, à ses côtés, la pre­mière femme, et de pou­voir faire socié­té avec elle. Il l’exprime dans un cri qui mani­feste sa joie : « Voici main­te­nant l’os de mes os, et la chair de ma chair ».

Car, nous l’avons déjà dit ici, il est essen­tiel pour l’homme de vivre en socié­té, en socié­té humaine. Dieu l’affirme d’ailleurs au même endroit de la Genèse : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul ». Nous avons besoin les uns des autres, nous ne pou­vons être plei­ne­ment hommes sans un rap­port à la socié­té humaine. Même le nau­fra­gé soli­taire conti­nue à avoir un rap­port avec la socié­té, par tout ce qu’il est et qui l’a consti­tué, et par son désir irré­pres­sible de retrou­ver au plus vite les autres hommes. C’est cette réa­li­té consti­tu­tive de l’homme qu’Aristote tra­duit dans sa célèbre for­mule : « L’homme est un ani­mal poli­tique », c’est-à-dire un être fait pour vivre dans une polis, une « cité » où il pour­ra pro­fi­ter de l’aide, de la com­pa­gnie et de l’amitié des autres hommes.

Or, plus le temps avance, plus ce que nous voyons autour de nous s’apparente, non plus à la socié­té humaine (même gre­vée de bien des imper­fec­tions), mais à ce que le phi­lo­sophe Marcel De Corte appe­lait avec une intui­tion pro­phé­tique une « dis­so­cié­té », un agré­gat qui n’a plus rien de véri­ta­ble­ment humain.

Nous ne vivons plus, en réa­li­té, dans un ensemble humain où des inter­ac­tions pro­pre­ment humaines (de science, de ver­tu, d’amitié, d’entraide, etc.) se réa­lisent entre les hommes, mais plu­tôt dans un mag­ma d’individualités sépa­rées, dans la coexis­tence de monades tota­le­ment indépendantes.

Bien sûr, il reste cer­tains contacts maté­riels indis­pen­sables, dont le « com­merce » est en réa­li­té le fon­de­ment. Je vais, pour mon bien pri­vé, échan­ger ponc­tuel­le­ment cer­tains biens afin d’obtenir ceux qui sont néces­saires à ma vie indi­vi­duelle. Mais même ce contact sera le plus réduit pos­sible, et il n’est pas inno­cent que se déve­loppe tou­jours davan­tage, dans les super­mar­chés, l’usage de « caisses auto­ma­tiques », qui per­mettent à ce presque der­nier contact avec une appa­rence de socié­té humaine de se dérou­ler sans inter­ac­tion avec des êtres humains.

Cachés der­rière nos écrans, ayant accès vir­tuel­le­ment à un monde de connais­sance, de com­merce, d’amusement, de culture, de débat, nous avons l’impression que nous pou­vons mener une vie tran­quille. Mais c’est une ter­rible illu­sion : fuir ain­si la véri­table vie humaine nous déshu­ma­nise chaque jour davantage.

Nous ne pou­vons guère chan­ger, mal­heu­reu­se­ment, cette « dis­so­cié­té » qui nous entoure et nous cor­rompt. Alors, il faut se rac­cro­cher obs­ti­né­ment à ce qui nous per­met, à un niveau moindre que la « cité », de faire socié­té humaine. La pre­mière bouée de sau­ve­tage est évi­dem­ment la famille. Attachons-​nous aux rela­tions fami­liales, fai­sons effort mal­gré les dis­tances, mal­gré la sur­charge d’occupations.

Cultivons éga­le­ment des ami­tiés, des ami­tiés saines, ver­tueuses, où l’on échange cœur à cœur. L’amitié, au-​delà de la famille, nous ouvre sur de plus grands hori­zons, et per­met de contre­dire un peu ce rétré­cis­se­ment de vision auquel nous oblige la fuite néces­saire d’une « dis­so­cié­té » corruptrice.

Notre paroisse, où nous allons à la messe chaque dimanche, est et doit être de plus en plus un lieu de socia­bi­li­té chré­tienne, un lieu où non seule­ment nous hono­rons Dieu (but pre­mier), mais où nous ren­con­trons d’autres chré­tiens et avons l’occasion de faire socié­té avec eux, ne serait-​ce qu’en bavar­dant quelques ins­tants sur le parvis.

Ce lieu de culte est des­ser­vi par la Fraternité Saint-​Pie X ou par des prêtres amis. Or il se fait qu’en rai­son de la crise qui bou­le­verse chaque jour davan­tage l’Église et le monde, et d’indications clai­re­ment pro­vi­den­tielles, la Fraternité Saint-​Pie X a déve­lop­pé un réseau, de lieux de culte, bien sûr, mais aus­si de prieu­rés, d’écoles, de mai­sons de retraites spi­ri­tuelles, de mai­sons de retraite pour les per­sonnes âgées, etc. Elle a déve­lop­pé éga­le­ment un cer­tain nombre de mani­fes­ta­tions, telles que pèle­ri­nages, pro­ces­sions, col­loques, confé­rences, récol­lec­tions, congrès. A tra­vers tout cela, nous pou­vons faire socié­té, créer des liens qui nous huma­nisent (et nous chris­tia­nisent), échap­per à cette mor­telle soli­tude de la modernité.

J’attire spé­cia­le­ment votre atten­tion sur nos deux grands pèle­ri­nages annuels, le pèle­ri­nage de marche de Chartres à Paris à la Pentecôte, celui plus « sta­tique » mais non moins fervent de Lourdes au Christ-​Roi. Ces deux évé­ne­ments attirent sur les âmes qui y par­ti­cipent des grâces innom­brables, mais sont de plus une occa­sion de vie sociale chré­tienne excep­tion­nelle, tant par les rela­tions per­son­nelles qu’on peut y nouer, que par la par­ti­ci­pa­tion à une acti­vi­té d’Église, une réa­li­té visible lorsque le cler­gé, les reli­gieux et reli­gieuses, les vieux et les jeunes, les familles, les enfants, les céli­ba­taires, hié­rar­chi­que­ment orga­ni­sés, chantent ensemble les louanges de Dieu.

Dans un autre genre, les Universités d’été et d’hiver, qui ras­semblent des cen­taines de par­ti­ci­pants, se déroulent, certes, dans une atmo­sphère stu­dieuse, mais la vie en com­mun qu’elles pro­posent pen­dant quelques jours per­met de nouer des ami­tiés chré­tiennes. Et pour les jeunes gens qui s’apprêtent à entrer dans la vie et réflé­chissent à leur ave­nir, le camp de cadres, où ils par­tagent les dif­fi­cul­tés et y font face ensemble, est une excel­lente occa­sion de se pré­pa­rer à exer­cer des res­pon­sa­bi­li­tés dans la socié­té, quelle que soit la voie que Dieu leur montrera.

Je suis aus­si par­ti­cu­liè­re­ment heu­reux de voir, lors de mes tour­nées dans les cha­pelles, les familles qui les rem­plissent. Selon le don de Dieu, elles sont plus ou moins nom­breuses, mais cha­cune par­ti­cipe à la construc­tion de la Cité de Dieu qu’est l’Église.

Cependant, si la famille humaine engendre de nou­veaux êtres humains, il n’en est pas de même dans l’Église, pour la géné­ra­tion sur­na­tu­relle. Celle-​ci repose sur des hommes choi­sis de Dieu, appe­lés par lui, mais qui doivent répondre à cet appel, entendre et suivre cette voca­tion. Si la socié­té sim­ple­ment humaine pour­ra exis­ter, au moins en germe, tant que des êtres humains se marie­ront et auront des enfants, il n’en est pas de même pour la socié­té divine. Là, il est néces­saire que des jeunes gens (pour le sacer­doce et la vie reli­gieuse), des jeunes filles (pour la vie reli­gieuse) prennent, sous l’impulsion de la grâce, la déci­sion de se consa­crer au culte exclu­sif de Dieu.

C’est évi­dem­ment de la res­pon­sa­bi­li­té de ceux qui sont effec­ti­ve­ment appe­lés par Dieu. Mais il ne faut pas se leur­rer : c’est aus­si, et d’abord sans doute, de la res­pon­sa­bi­li­té de cha­cun de nous. Si nous n’offrons pas à nos enfants, à nos jeunes, un cli­mat favo­rable aux voca­tions sacer­do­tales et reli­gieuses, il est fort à craindre que beau­coup de ceux qui sont appe­lés ne défaillent en chemin.

En par­ti­cu­lier, la famille doit savoir s’ouvrir aux pers­pec­tives du bien com­mun : il faut apprendre aux enfants (et d’abord en leur mon­trant l’exemple) à prendre sur soi pour rendre ser­vice, à la paroisse, dans telle ou telle œuvre de for­ma­tion, de pié­té, de cha­ri­té, etc. C’est parce qu’un enfant aura ain­si acquis le sens du ser­vice qu’il pour­ra s’ouvrir au « plus grand ser­vice », le ser­vice de Dieu.

Nous avons besoin de ces voca­tions pour ani­mer la « socié­té des âmes » qu’est l’Église. Le bon Dieu sus­cite ces voca­tions. A nous de faire en sorte, par nos prières et nos sacri­fices, par l’atmosphère que nous sau­rons créer, par l’estime que nous mani­fes­te­rons à l’égard des voca­tions, que ceux qui sont appe­lés puissent, par la grâce de Dieu, répondre géné­reu­se­ment à l’appel et per­sé­vé­rer jusqu’au bout dans leur saint état, afin qu’au jour venu, par le biais de leur minis­tère, tous et cha­cun puissent se sanc­ti­fier dans la sainte Église catholique.

Source : Lettre aux amis et bien­fai­teurs du District de France n° 94

FSSPX Supérieur du District de France

L’abbé Benoît de Jorna est l’ac­tuel supé­rieur du District de France de la Fraternité Saint Pie X. Il a été aupa­ra­vant le direc­teur du Séminaire Saint Pie X d’Écône.