Editorial de M. l’abbé de Jorna – LAB n° 94
Chers amis et bienfaiteurs,
Lorsque Dieu eut créé Adam, au milieu du Paradis de délices, où il était entouré d’arbres
magnifiques, où il conversait avec les animaux, notre premier père se sentit seul. Car, nous dit la Genèse, « il ne trouva pas d’être qui lui fût semblable ».
C’est ainsi que, dès le commencement, selon le souhait le plus spontané du premier homme, Dieu créa la société humaine, en formant Ève à partir d’Adam lui-même, pour bien manifester la communauté réelle entre les hommes : les êtres humains ne sont pas séparés les uns des autres, ils communient dans une même nature qui s’origine physiquement dans le premier des hommes.
Adam se réjouit d’avoir désormais avec lui, à ses côtés, la première femme, et de pouvoir faire société avec elle. Il l’exprime dans un cri qui manifeste sa joie : « Voici maintenant l’os de mes os, et la chair de ma chair ».
Car, nous l’avons déjà dit ici, il est essentiel pour l’homme de vivre en société, en société humaine. Dieu l’affirme d’ailleurs au même endroit de la Genèse : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul ». Nous avons besoin les uns des autres, nous ne pouvons être pleinement hommes sans un rapport à la société humaine. Même le naufragé solitaire continue à avoir un rapport avec la société, par tout ce qu’il est et qui l’a constitué, et par son désir irrépressible de retrouver au plus vite les autres hommes. C’est cette réalité constitutive de l’homme qu’Aristote traduit dans sa célèbre formule : « L’homme est un animal politique », c’est-à-dire un être fait pour vivre dans une polis, une « cité » où il pourra profiter de l’aide, de la compagnie et de l’amitié des autres hommes.
Or, plus le temps avance, plus ce que nous voyons autour de nous s’apparente, non plus à la société humaine (même grevée de bien des imperfections), mais à ce que le philosophe Marcel De Corte appelait avec une intuition prophétique une « dissociété », un agrégat qui n’a plus rien de véritablement humain.
Nous ne vivons plus, en réalité, dans un ensemble humain où des interactions proprement humaines (de science, de vertu, d’amitié, d’entraide, etc.) se réalisent entre les hommes, mais plutôt dans un magma d’individualités séparées, dans la coexistence de monades totalement indépendantes.
Bien sûr, il reste certains contacts matériels indispensables, dont le « commerce » est en réalité le fondement. Je vais, pour mon bien privé, échanger ponctuellement certains biens afin d’obtenir ceux qui sont nécessaires à ma vie individuelle. Mais même ce contact sera le plus réduit possible, et il n’est pas innocent que se développe toujours davantage, dans les supermarchés, l’usage de « caisses automatiques », qui permettent à ce presque dernier contact avec une apparence de société humaine de se dérouler sans interaction avec des êtres humains.
Cachés derrière nos écrans, ayant accès virtuellement à un monde de connaissance, de commerce, d’amusement, de culture, de débat, nous avons l’impression que nous pouvons mener une vie tranquille. Mais c’est une terrible illusion : fuir ainsi la véritable vie humaine nous déshumanise chaque jour davantage.
Nous ne pouvons guère changer, malheureusement, cette « dissociété » qui nous entoure et nous corrompt. Alors, il faut se raccrocher obstinément à ce qui nous permet, à un niveau moindre que la « cité », de faire société humaine. La première bouée de sauvetage est évidemment la famille. Attachons-nous aux relations familiales, faisons effort malgré les distances, malgré la surcharge d’occupations.
Cultivons également des amitiés, des amitiés saines, vertueuses, où l’on échange cœur à cœur. L’amitié, au-delà de la famille, nous ouvre sur de plus grands horizons, et permet de contredire un peu ce rétrécissement de vision auquel nous oblige la fuite nécessaire d’une « dissociété » corruptrice.
Notre paroisse, où nous allons à la messe chaque dimanche, est et doit être de plus en plus un lieu de sociabilité chrétienne, un lieu où non seulement nous honorons Dieu (but premier), mais où nous rencontrons d’autres chrétiens et avons l’occasion de faire société avec eux, ne serait-ce qu’en bavardant quelques instants sur le parvis.
Ce lieu de culte est desservi par la Fraternité Saint-Pie X ou par des prêtres amis. Or il se fait qu’en raison de la crise qui bouleverse chaque jour davantage l’Église et le monde, et d’indications clairement providentielles, la Fraternité Saint-Pie X a développé un réseau, de lieux de culte, bien sûr, mais aussi de prieurés, d’écoles, de maisons de retraites spirituelles, de maisons de retraite pour les personnes âgées, etc. Elle a développé également un certain nombre de manifestations, telles que pèlerinages, processions, colloques, conférences, récollections, congrès. A travers tout cela, nous pouvons faire société, créer des liens qui nous humanisent (et nous christianisent), échapper à cette mortelle solitude de la modernité.
J’attire spécialement votre attention sur nos deux grands pèlerinages annuels, le pèlerinage de marche de Chartres à Paris à la Pentecôte, celui plus « statique » mais non moins fervent de Lourdes au Christ-Roi. Ces deux événements attirent sur les âmes qui y participent des grâces innombrables, mais sont de plus une occasion de vie sociale chrétienne exceptionnelle, tant par les relations personnelles qu’on peut y nouer, que par la participation à une activité d’Église, une réalité visible lorsque le clergé, les religieux et religieuses, les vieux et les jeunes, les familles, les enfants, les célibataires, hiérarchiquement organisés, chantent ensemble les louanges de Dieu.
Dans un autre genre, les Universités d’été et d’hiver, qui rassemblent des centaines de participants, se déroulent, certes, dans une atmosphère studieuse, mais la vie en commun qu’elles proposent pendant quelques jours permet de nouer des amitiés chrétiennes. Et pour les jeunes gens qui s’apprêtent à entrer dans la vie et réfléchissent à leur avenir, le camp de cadres, où ils partagent les difficultés et y font face ensemble, est une excellente occasion de se préparer à exercer des responsabilités dans la société, quelle que soit la voie que Dieu leur montrera.
Je suis aussi particulièrement heureux de voir, lors de mes tournées dans les chapelles, les familles qui les remplissent. Selon le don de Dieu, elles sont plus ou moins nombreuses, mais chacune participe à la construction de la Cité de Dieu qu’est l’Église.
Cependant, si la famille humaine engendre de nouveaux êtres humains, il n’en est pas de même dans l’Église, pour la génération surnaturelle. Celle-ci repose sur des hommes choisis de Dieu, appelés par lui, mais qui doivent répondre à cet appel, entendre et suivre cette vocation. Si la société simplement humaine pourra exister, au moins en germe, tant que des êtres humains se marieront et auront des enfants, il n’en est pas de même pour la société divine. Là, il est nécessaire que des jeunes gens (pour le sacerdoce et la vie religieuse), des jeunes filles (pour la vie religieuse) prennent, sous l’impulsion de la grâce, la décision de se consacrer au culte exclusif de Dieu.
C’est évidemment de la responsabilité de ceux qui sont effectivement appelés par Dieu. Mais il ne faut pas se leurrer : c’est aussi, et d’abord sans doute, de la responsabilité de chacun de nous. Si nous n’offrons pas à nos enfants, à nos jeunes, un climat favorable aux vocations sacerdotales et religieuses, il est fort à craindre que beaucoup de ceux qui sont appelés ne défaillent en chemin.
En particulier, la famille doit savoir s’ouvrir aux perspectives du bien commun : il faut apprendre aux enfants (et d’abord en leur montrant l’exemple) à prendre sur soi pour rendre service, à la paroisse, dans telle ou telle œuvre de formation, de piété, de charité, etc. C’est parce qu’un enfant aura ainsi acquis le sens du service qu’il pourra s’ouvrir au « plus grand service », le service de Dieu.
Nous avons besoin de ces vocations pour animer la « société des âmes » qu’est l’Église. Le bon Dieu suscite ces vocations. A nous de faire en sorte, par nos prières et nos sacrifices, par l’atmosphère que nous saurons créer, par l’estime que nous manifesterons à l’égard des vocations, que ceux qui sont appelés puissent, par la grâce de Dieu, répondre généreusement à l’appel et persévérer jusqu’au bout dans leur saint état, afin qu’au jour venu, par le biais de leur ministère, tous et chacun puissent se sanctifier dans la sainte Église catholique.
Source : Lettre aux amis et bienfaiteurs du District de France n° 94