Le règne de Mammon

L’argent, nous le savons, est un sub­sti­tut com­mode des biens maté­riels. C’est, en effet, usuel­le­ment par l’en­tre­mise de ce signe conven­tion­nel que nous pou­vons acqué­rir les objets et ser­vices que nous souhaitons.

Pour tout homme, la rela­tion avec l’argent et les biens maté­riels est com­plexe. D’un côté, étant des êtres cor­po­rels, nous avons constam­ment besoin de ces biens maté­riels : de l’air pour res­pi­rer, de la nour­ri­ture, des vête­ments, du chauf­fage, etc. D’un autre côté, l’une des consé­quences du péché ori­gi­nel est la « concu­pis­cence des yeux » : nous nous atta­chons exa­gé­ré­ment à ces biens, nous en rêvons nuit et jour, nous les entas­sons, bref nous deve­nons leurs esclaves alors qu’ils devraient être à notre service.

Pour un chré­tien, cette rela­tion est encore plus com­plexe, car Notre Seigneur, non seule­ment nous demande « d’u­ser du monde comme n’en usant point », mais il nous appelle à un déta­che­ment spi­ri­tuel abso­lu, à la pau­vre­té de cœur : « Bienheureux les pauvres en esprit. » En même temps, le Seigneur, qui avait lui-​même une bourse pour ses besoins, nous pres­crit de faire bon usage de cet « argent d’i­ni­qui­té », en fai­sant vivre notre famille, en sou­te­nant l’Église, en aidant les pauvres, etc.

Cette dif­fi­cul­té vis-​à-​vis des richesses tem­po­relles s’est tou­te­fois consi­dé­ra­ble­ment accrue avec la socié­té moderne, laquelle s’est pro­gres­si­ve­ment orien­tée vers le culte du dieu Argent. Un esprit avide, une convoi­tise insa­tiable, une « soif mal­saine de l’or », si l’on peut tra­duire ain­si l’ex­pres­sion du poète (auri sacra fames, Virgile, Énéide, III, 57), a fini par enva­hir notre civi­li­sa­tion. Cette muta­tion sociale a été consi­dé­ra­ble­ment aggra­vée par deux phé­no­mènes suc­ces­sifs, l’é­co­no­mi­sa­tion de la poli­tique et la finan­cia­ri­sa­tion de l’économie.

L’économisation de la poli­tique est cette orien­ta­tion de l’ac­tion publique presque exclu­si­ve­ment vers les biens maté­riels, au détri­ment des valeurs les plus hautes. Quand les hommes poli­tiques ne parlent plus que de pou­voir d’a­chat, de PIB, de salaires, d’in­dice des prix, c’est le signe indu­bi­table que l’homme est deve­nu « uni­di­men­sion­nel », réduit à sa seule fonc­tion de pro­duc­teur /​consom­ma­teur.

Dans cette concep­tion pure­ment « éco­no­miste » de la vie humaine, il res­tait tout de même une cer­taine réa­li­té : ces biens maté­riels cor­res­pondent, au moins en par­tie, à des besoins humains objec­tifs. Mais la finan­cia­ri­sa­tion de l’é­co­no­mie, inter­ve­nue à par­tir des années quatre-​vingt, a consa­cré le règne des­po­tique de l’argent comme pur signe. Chaque jour, près de 10 000 mil­liards de dol­lars s’é­changent sur les mar­chés mon­diaux, mais seule­ment 1 ou 2 % cor­res­pondent à une acti­vi­té pro­duc­tive réelle. L’économie a presque aban­don­né ce rôle, modeste mais utile, de four­nir des biens maté­riels : elle n’est plus qu’une vaste spé­cu­la­tion, une lote­rie tout à fait immo­rale dans son principe.

Un chré­tien ne peut ser­vir à la fois Dieu et Mammon (cf. Mt 6, 24). Loin de se lais­ser hap­per par cet esprit mer­can­tile et uti­li­ta­riste, cet appé­tit déré­glé du lucre, il doit au contraire accom­plir le che­min inverse de la socié­té moderne. Celle-​ci a oublié pro­gres­si­ve­ment les valeurs les plus hautes pour se tour­ner presque exclu­si­ve­ment vers les biens maté­riels. Pour nous, il ne s’a­git pas de dési­rer gagner tou­jours plus, mais de vivre (y com­pris en usant à leur place des légi­times biens maté­riels) comme un être humain et comme un fils de Dieu.

La source de cette muta­tion désas­treuse est clai­re­ment l’a­ban­don de l’es­prit de la croix. Mgr Marcel Lefebvre nous le rap­pe­lait dans son magni­fique ser­mon du Jubilé de 1979 :

« Aussi n’est-​il pas éton­nant que la croix ne triomphe plus, parce que le sacri­fice ne triomphe plus, et que les hommes ne pensent plus qu’à aug­men­ter leur stan­ding de vie, qu’à recher­cher l’argent, les richesses, les plai­sirs, le confort, les faci­li­tés d’ici-​bas et perdent le sens du sacrifice ».

Nous sommes appe­lés, à l’in­verse, à nous unir au sacri­fice de Notre-​Seigneur, à vivre par la croix de Jésus et avec elle. Nous habi­tons certes dans ce monde, dans le monde d’au­jourd’­hui, mais nous ne devons pas être du monde, nous ne devons pas appar­te­nir à ce monde de l’argent et des convoi­tises terrestres.

« Car notre cité à nous est dans les cieux, d’où nous atten­dons comme Sauveur Notre-​Seigneur Jésus-​Christ, qui trans­for­me­ra notre corps de misère, en le ren­dant sem­blable à son corps glo­rieux, par le pou­voir qu’il a de s’as­su­jet­tir toutes choses » (Ph 3, 20–21).

Abbé Christian Bouchacourt †, Supérieur du District de France

FSSPX Second assistant général

Né en 1959 à Strasbourg, M. l’ab­bé Bouchacourt a exer­cé son minis­tère comme curé de Saint Nicolas du Chardonnet puis supé­rieur du District d’Amérique du Sud (où il a connu le car­di­nal Bergoglio, futur pape François) et supé­rieur du District de France. Il a enfin été nom­mé Second Assistant Général lors du cha­pitre élec­tif de 2018.

Fideliter

Revue bimestrielle du District de France de la Fraternité Saint-Pie X.