« Chaque jour de la semaine, il était là, jusqu’à 18h30. Le brave sacristain n’osait pas l’approcher ; après avoir ouvert la porte de l’église, il le découvrait à la même place. Comment entrait-il ? Comment sortait-il ? D’où venait-il ? Où allait-il ? Mystère…»
Le portail manuélin de la petite église de la Madalena attira ce matin l’attention de Domingos : « Quand se décidera-t-on à le restaurer ! Il est noir comme une cheminée », grommela le sacristain en tournant la vieille clé dans la porte ferrée ; « Il n’y a pas que la cathédrale et les Jerónimos !… Mais on a préféré construire la Caixa Geral [1]! ». Poursuivant ses réflexions sur une gestion arbitraire de « l’argent des contribuables et donc du sien », Domingos entra dans l’église sombre. Arrivé au bout de l’allée centrale, il esquissa une génuflexion ; la lampe du Saint Sacrement vacillait un peu. Depuis la sacristie, il donna de la lumière sur la nef et les statues des saints. Une journée de plus commençait pour le sacristain, maître des lieux après Dieu et monsieur le Curé.
Tout semblait être comme d’habitude. POURTANT…
Le bon vieux Domingos n’avait pas remarqué l’ombre droite et immobile qui se détachait sur un pilier, au fond de l’église, dans l’axe du baptistère. Ce n’était pas une statue. Elle était agenouillée où se placent les fidèles ; ceux-ci, surtout de nos jours, sont généralement le contraire des statues : ils remuent, sont distraits pour un rien, bavardent même, et surtout ne restent pas si longtemps. C’est vers midi que Domingos nota la présence de l’orant.
Dona Catarina était venue dans la sacristie demander une Messe, si possible pour le jour même : cela faisait exactement un an que son mari était décédé. Le bon sacristain lui répondit que Monsieur le Curé avait déjà une intention de Messe prévue pour ce jour. « Peut-être que l’autre prêtre pourrait la célébrer ? » dit la paroissienne. « L’autre prêtre, quel autre prêtre ? », fit Domingos, un peu agacé. « Celui qui prie dans l’église, peut-être qu’il connaît Padre João, et qu’il voudra bien ? » Domingos jeta un regard furtif depuis la porte de la sacristie et aperçut en effet la silhouette recueillie d’un prêtre en soutane.
A ce moment sonna l’Angélus de la cathédrale, dominant un peu le sourd va-et-vient des moteurs qui, sans interruption, parvenait de la rue.
« Je ne l’ai jamais vu, c’est sûrement un étranger de passage ; de toute façon, s’il célèbre la Messe, il doit demander la permission au Padre João ».
« Je vais au moins lui demander s’il peut dire la Messe pour mon mari »…
Ces paroles à peine achevées, Dona Catarina se dirigea vers le prêtre. Parvenue auprès de lui, elle fut impressionnée par son recueillement : ses yeux étaient fermés, une paix profonde émanait de son visage, très digne. Une courte barbe, noire, accentuait la pâleur de ses traits émaciés. Toute sa personne respirait l’austérité, la pauvreté des missionnaires d’autrefois ; sa soutane était taillée dans un tissu grossier, un chapelet de bois pendait à sa ceinture, une simple bande de tissu de la largeur d’une paume. Ses mains, très fines, étaient jointes, appuyées sur le banc qui se trouvait devant lui. Il paraissait ne pas appartenir au monde extérieur. Il n’était que prière.
« Senhor Padre… » Catarina eut l’impression de parler à une statue de saint. « Senhor Padre », insista-t-elle à mi-voix. Quelques personnes priaient dans l’église, mais elles ne prêtaient pas attention à la scène qui se déroulait derrière eux, un peu à l’écart. Pacifiée par le silence du priant, elle s’adressa à lui intérieurement, comme malgré elle : « J’ai quelque chose d’important à vous demander, pourquoi ne me répondez-vous pas ? »
Alors, doucement, le prêtre ouvrit les yeux ; son regard plein de bonté se posa sur elle ; s’y lisait un bonheur ineffable, mêlé à une tristesse extrême. « Pardonnez-moi, mon Père », souffla Catarina, gênée, et fascinée : le visage du Père rayonnait de lumière.
Elle regagna la sacristie. « Alors, vous lui avez parlé ? » demanda Domingos qui, intrigué, l’avait observée de loin. « Je n’ose pas le déranger, il est si absorbé dans sa prière »… Pensive, goûtant une joie très douce, Dona Catarina retourna chez elle.
L’inconnu pria dans la même attitude tout l’après-midi. Domingos remarqua qu’il était encore dans l’église lorsque Monsieur le Curé, Padre João, sortit de la sacristie pour dire la Messe de 18h30. Mais à peine le célébrant eut-il prononcé les paroles d’accueil aux fidèles, que le prêtre disparut soudainement. Sa place n’était plus qu’une place vide ; la nef toute entière sembla vide. Le trafic extérieur parut redoubler d’intensité.
Chaque jour de la semaine, il était là, jusqu’à 18h30. Le brave sacristain n’osait pas l’approcher ; après avoir ouvert la porte de l’église, il le découvrait à la même place. Comment entrait-il ? Comment sortait-il ? D’où venait-il ? Où allait-il ? Mystère… Déjà, plusieurs paroissiens l’avaient remarqué. Dona Catarina revenait tous les jours, le temps d’un chapelet ; elle ne le quittait pas des yeux.
On n’allait tout de même pas appeler la police. Quel mal faisait-il ? Monsieur le Curé voulut lui parler, mais n’obtint aucune réponse. Il n’ouvrit même pas les yeux. Seuls les enfants, confiants, l’approchaient ; ils ne le craignaient pas. Plusieurs s’étaient agenouillés près de lui, le visage dans la même direction, celle du tabernacle. Ils joignaient les mains, comme lui, et restaient tout tranquilles, sages comme des images.
Tout le quartier parlait maintenant de lui ; beaucoup venaient le voir. Le samedi matin, l’église était remplie de fidèles et de curieux. Régnait un profond silence. Ceux qui ricanaient en arrivant (« ce doit être un fou »), ne ricanaient plus quand ils le voyaient. On l’appelait « le saint ». Il paraissait être en extase. Des prêtres entrèrent aussi à la Madalena. Une telle autorité se dégageait de ce prêtre que personne n’osait le toucher. Il inspirait un profond respect.
Un détail avait frappé les plus observateurs : il était nu-pieds. Lors d’une conversation, à son sujet, entre divers membres du clergé, un chanoine de la cathédrale avait fait remarquer : « Peut-être n’est-il pas prêtre mais un simple religieux ? » A ces mots, un prêtre espagnol, qui accompagnait des pèlerins à l’église de Saint Antoine, toute proche, et qui était entré ensuite à la Madalena, surpris d’y voir tant de monde, affirma : « Je trouve qu’il ressemble d’une manière incroyable à Saint François Xavier, tel qu’il est traditionnellement représenté ; du reste, il porte un crucifix à la ceinture, à la manière des jésuites d’autrefois ». De fait, ce prêtre rappelait étrangement le grand thaumaturge du XVIème siècle, le Patron céleste des Missions.
Le sacristain s’écria soudain : « Mardi dernier, quand je l’ai vu pour la première fois, c’était le 3 décembre, EN LA FÊTE DE SAINT FRANÇOIS XAVIER ! »
Une foule de fidèles, en la matinée du 8 décembre, envahit l’église de la Madalena. La solennité de l’Immaculée Conception, Patronne du Portugal, coïncidait cette année avec un dimanche. Ceux qui étaient venus surtout à cause du « saint » furent déçus car il n’était pas venu. « Sa » place, cependant ne fut pas occupée, « au cas où il reviendrait »…
Au moment précis où l’organiste plaquait les premiers accords, un mouvement de surprise se répandit dans toute l’église : soudainement apparu, « il » était là, à genoux, à sa place habituelle, priant intensément. Un chuchotement parcourut la foule : « Il pleure ! »
En effet, son corps gardait une attitude paisible, mais son visage était sillonné de larmes.
Une religieuse au micro tentait en vain de faire chanter l’assemblée ; ce fut un solo : « Christ est vivant, louons-le » … L’attention des fidèles à la cérémonie était si faible que le diacre permanent, chargé des lectures, dut intervenir : « Frères, quel que soit le motif de votre distraction, laissez la Parole parvenir à vos cœurs et vous interpeller ; veuillez vous asseoir ». Tout le monde s’assit. L’intrus pacifique resta à genoux. Tous les regards étaient tournés vers lui. Le diacre termina les lectures dans l’indifférence générale. La religieuse entonna un verset de psaume, qui ne fut repris que par elle. Lorsque le célébrant annonça la lecture de l’Évangile, l’assemblée se leva. Le « saint » aussi se mit debout, mais garda les yeux fermés ; ils ne versaient plus de larmes. Son visage était devenu grave. A la fin de l’Évangile, il s’agenouilla de nouveau. Les fidèles furent invités à s’asseoir pour écouter l’homélie, donnée à cette occasion par le Recteur du Séminaire diocésain :
« Frères, témoins du message de Christ – le prédicateur se rapprocha du micro – tournons nos esprits vers celle que nous fêtons en Église aujourd’hui : Marie. Mère de Jésus, elle est aussi notre Mère, la Mère de tous les hommes quelles que soient leurs nations, leurs conditions, leurs religions. Comme le proclama encore le Père Évêque de Rome, en la mémorable réunion interconfessionnelle du Jubilé de l’an 2000 au Sinaï, le Christ s’est uni à tout homme pour le faire participer, même à son insu, à sa Rédemption universelle. Or Marie a souffert avec Jésus ; elle est donc Mère de l’humanité, définitivement rachetée. C’est pourquoi l’Église, frères, n’a pas d’ennemis. Ceux qui, apparemment, la contredisent sont en réalité des sauvés qui s’ignorent : bouddhistes, hindouistes, musulmans, animistes, protestants, catholiques, nous sommes tous frères en une même Église, qui est Vie…
« BLASPHÉMATEUR » ! Une voix de stentor retentit soudain, claquant comme un coup de fouet dans l’église de la Madalena. Le saint était debout, l’index pointé sur le prédicateur, le visage blanc d’indignation.
« Sors de cette église, loup déguisé en pasteur ! » « Mais, mais… » balbutia le prêcheur. « Silence ! Meurtrier de tes frères, SORS D’ICI TE DIS-JE ! » Vif comme l’éclair, l’homme de Dieu fendit la foule médusée, ouvrit la double porte de l’église, pendant que la voix mielleuse du micro devenait haineuse et saccadée : « Qui es-tu pour oser faire cela ? » … « Je suis François Xavier fils d’Ignace de Loyola, apôtre de Notre Seigneur Jésus Christ ; je suis ici de par Sa Divine permission et en Son Saint Nom je te commande, ainsi qu’à tous ces imposteurs qui occupent le Sanctuaire, de quitter immédiatement ce lieu ! » Dans la nef, tous retenaient leur souffle. Les ministres du partage et de la parole, la religieuse chanteuse, le diacre permanent, d’abord frappés de stupeur comme des voleurs pris en flagrant délit, se dirigèrent ensuite, lentement puis de plus en plus vite, terrifiés, vers la sortie.
Alors, Saint François Xavier monta en chaire et s’adressa aux fidèles :
« La Volonté de Dieu, mes bien chers frères, est votre sanctification. Mais vous ne pouvez vous sanctifier hors de la grâce de l’unique Sauveur, Notre Seigneur Jésus Christ. L’illusoire dignité de l’homme, déchu, ne peut être la voie de votre salut, comme, hélas, de faux pasteurs le prêchent, défiant l’avertissement de notre divin Maître : « Sine Me, nihil », Sans Moi vous ne pouvez rien ». C’est pourquoi la mission de l’Église est de vous donner Jésus Christ ; si l’homme ne veut plus connaître Jésus et Jésus crucifié, il court à sa perte, et avec lui la société toute entière. IL FAUT QU’IL RÈGNE !
Le Cœur de notre Sainte Mère l’Église, c’est l’Autel du Saint Sacrifice, et non cette misérable table, dressée devant vous par des novateurs impies. Je monterai à l’Autel de Dieu, comme je le fis ici au Portugal, puis en Afrique, en Inde, au Japon, il y a quatre siècles « ad majorem gloriam Dei et salutem animarum » et célébrerai la Sainte Messe à cette immuable intention de la Gloire de la Trinité Sainte et du salut éternel des âmes. Ainsi, dans cette église, la chrétienté refleurira, puis gagnera tous les Sanctuaires de votre Patrie qui méritera de nouveau son titre de « nation fidelissima ».
Rendez grâces à Dieu, bien chers fidèles ; qu’en cette douce Fête de l’Immaculée Conception de notre Mère du Ciel, un hymne de reconnaissance s’élève de vos cœurs vers le Très Haut qui, dans Son Infinie Miséricorde, a daigné vous appeler à une si noble reconquête. Ainsi soit-il. »
« Ainsi soit-il ! » reprirent les fidèles.
Puis le saint se dirigea vers la sacristie où Domingos, le cœur inondé de joie, lui prépara ses plus beaux ornements.
…« Voilà, mon Père, ce ne fut qu’un rêve, hélas ; quand je me réveillai, la réalité me parut bien dure !»…
« Allons courage, mon ami. La réalité, après tout, n’est pas si différente : Dieu et tous les saints ne sont-ils pas avec nous ? Saint François Xavier intercède pour nous, tous les saints du Ciel nous envient ! Si Dieu le permettait, ils seraient en première ligne, à nos côtés !»
Ces paroles réconfortèrent le jeune homme, tandis que l’abbé, méditatif, contemplant son crucifix, se surprit à lui adresser cette prière : « Tout de même, Seigneur, si Vous en laissiez revenir un ou deux, un saint Paul, un saint Vincent Ferrier !»…
Illustrations : Grégoire Mathieu
- Énorme édifice bancaire de Lisbonne.[↩]