Sainte ou misérable ? L’année du Jubilé à l’épreuve de la miséricorde

I – 1965–2015 : le sens d’un Jubilé

1. Depuis le 8 décembre der­nier, le Jubilé extra­or­di­naire publié par le Pape François suit son cours. Le suc­ces­seur de saint Pierre a choi­si cette date d’ouverture « pour la signi­fi­ca­tion qu’elle revêt dans l’histoire récente de l’Eglise » [1]. L’intention avé­rée du Souverain Pontife est en effet d’ouvrir la Porte Sainte « pour le cin­quan­tième anni­ver­saire de la conclu­sion du Concile œcu­mé­nique Vatican II ». Ceci est désor­mais chose faite ; et ceci explique le sens pro­fond de la démarche : dans la ligne du der­nier concile, cette Année Jubilaire, vécue dans la misé­ri­corde, a pour but de repous­ser « toute forme de dis­cri­mi­na­tion » [2]. François s’en est d’ailleurs clai­re­ment expli­qué [3], en fai­sant expli­ci­te­ment réfé­rence à ses pré­dé­ces­seurs. Lors de l’ouverture du concile Vatican II, Jean XXIII a pris soin d’avertir les fidèles catho­liques que « l’Epouse du Christ pré­fère recou­rir au remède de la misé­ri­corde, plu­tôt que de bran­dir les armes de la sévé­ri­té ». A ces pro­pos tenus par le Pape, firent écho ceux de son suc­ces­seur Paul VI, lors de la clô­ture du même concile : « La vieille his­toire du bon Samaritain a été le modèle et la règle de la spi­ri­tua­li­té du Concile ». Dans l’Evangile, cette his­toire est une para­bole, qui indique de manière ima­gée ce qu’est la misé­ri­corde. Cinquante ans plus tard, le Pape François ne fait donc que per­sé­vé­rer, avec tout l’éclat et toute la publi­ci­té média­tique que com­porte l’initiative d’un Jubilé, dans la nou­velle optique adop­tée par Jean XXIII et Paul VI. « Le pre­mier devoir de l’Église », a‑t-​il répé­té tout récem­ment [4], « n’est pas celui de dis­tri­buer des condam­na­tions ou des ana­thèmes mais il est celui de pro­cla­mer la misé­ri­corde de Dieu, d’appeler à la conver­sion et de conduire tous les hommes au salut du Seigneur ».

2. Quelle misé­ri­corde ? Quelle conver­sion ? Quel salut ? Et donc fina­le­ment, quelle indul­gence ? Ce sont les ques­tions qui se posent de plus en plus, à la conscience des catho­liques, depuis cin­quante ans. Et l’ouverture du récent Jubilé en sou­ligne toute l’urgence.

II – La vraie miséricorde [5]

3. La misé­ri­corde est une ver­tu, dis­tincte de toute autre, car ayant son objet et son motif propres. L’objet de la misé­ri­corde consiste à sou­la­ger la misère d’autrui. Le motif de la misé­ri­corde est le fait de consi­dé­rer cette misère d’autrui comme la sienne.

L’objet de la miséricorde.

4. La misère est un mal, et dans l’ordre des choses humaines, le mal se divise adé­qua­te­ment entre le péché et la peine. La dif­fé­rence capi­tale entre ces deux sortes de maux est que le péché est com­mis, alors que la peine est subie. Tout mal invo­lon­tai­re­ment subi [6] est en effet une peine, puisque tout mal est pré­ci­sé­ment subi en consé­quence du péché, ori­gi­nel ou per­son­nel, dont il est le juste châ­ti­ment pro­vi­den­tiel. Tout mal volon­tai­re­ment com­mis est un péché, puisque tout mal est pré­ci­sé­ment com­mis à l’encontre de la loi divine éter­nelle. A consi­dé­rer les choses dans toute leur pré­ci­sion, on com­prend alors que le péché et la peine s’op­posent : un même mal ne peut pas être à la fois l’un et l’autre sous le même rap­port, parce qu’il ne peut être à la fois sous le même rap­port com­mis et subi. En res­tant dans cette ligne de pré­ci­sion, nous dirons que le péché, parce qu’il est un mal com­mis volon­tai­re­ment, et dans la mesure pré­cise où il l’est, appelle de soi la jus­tice et donc le châ­ti­ment ou la peine ; la peine, au contraire, parce qu’elle est un mal que l’on subit, à l’encontre de sa propre volon­té, peut sus­ci­ter la misé­ri­corde, dans la mesure où le péché qui l’a méri­tée devient de la part du pécheur objet de regret effi­cace, c’est à dire de pénitence.

5. La misère, objet de la misé­ri­corde, est pré­ci­sé­ment le mal subi d’une peine. Il n’y a donc pas à dis­tin­guer, du point de vue de la misé­ri­corde, entre le pécheur (qui méri­te­rait la misé­ri­corde) et le péché (qui serait à réprou­ver), par exemple entre l’homosexuel et l’homosexualité, ou l’adultère et … l’adultère ! En tant que tel, le pécheur se défi­nit comme celui qui com­met volon­tai­re­ment le péché, l’homosexuel comme celui qui com­met volon­tai­re­ment l’acte contre nature, l’adultère comme celui qui com­met volon­tai­re­ment l’injustice d’une infi­dé­li­té à l’égard de son conjoint. Le pécheur en tant qu’il pèche volon­tai­re­ment mérite la même répro­ba­tion que son péché et c’est pour­quoi il ne mérite aucune misé­ri­corde. La dis­tinc­tion est pos­sible à un autre niveau, puisque des aspects dif­fé­rents peuvent se ren­con­trer dans les mêmes choses. Un péché, qui est for­cé­ment volon­taire, peut dépendre en même temps que du consen­te­ment libre, de bien des fac­teurs qui y ont pous­sé et qui sont fai­blesse, infir­mi­té : par là s’in­tro­duit de l’in­vo­lon­taire qui dimi­nue le péché ; par ce côté, il cesse d’être un mal com­mis pour deve­nir un mal subi, et donc une misère, et il appelle plu­tôt l’ex­cuse et le par­don, la misé­ri­corde. Par consé­quent, s’il y a une dis­tinc­tion à faire, elle a lieu entre le péché et la misère, entre le pécheur et le misé­rable, entre l’homosexualité (ou l’homosexuel) et l’infirmité d’une concu­pis­cence contre nature, entre l’adultère et l’infirmité d’une concu­pis­cence mal­heu­reu­se­ment trop com­mune. Par acci­dent, le pécheur (et non son péché) peut être objet de misé­ri­corde, non pas dans la mesure où il com­met volon­tai­re­ment une action mau­vaise, mais en tant qu’il subit invo­lon­tai­re­ment le poids d’une concu­pis­cence mau­vaise, qui le pousse mal­gré lui à contre­dire les injonc­tions de la loi divine. Voilà en quel sens il est vrai de dire que nous devons plu­tôt plaindre le pécheur et le secou­rir que nous indi­gner et le condam­ner. C’est que nous le pre­nons ici for­mel­le­ment par le côté où il est misère, par le côté où il nous parait avoir des excuses ; nous l’ex­pli­quons par tout ce qui a pu s’in­tro­duire en lui d’in­vo­lon­taire. Et nous le pre­nons aus­si par le côté où, éven­tuel­le­ment, il déteste l’action mau­vaise qu’il a com­mise et cherche à la répa­rer. A tous ces points de vue, mais à ces points de vue seule­ment, la misé­ri­corde peut viser à sou­la­ger la misère du pécheur.

Le motif de la miséricorde.

6. Le motif de la misé­ri­corde est tou­jours le fait de consi­dé­rer la misère d’autrui comme la sienne propre. Cela est facile à com­prendre, si l’on se sou­vient que la misé­ri­corde est fon­da­men­ta­le­ment une tris­tesse, et que l’on ne sau­rait « avoir mal au cœur » devant la misère d’autrui, à moins qu’elle ne nous touche. Et la misère nous touche, parce que nous la par­ta­geons, c’est à dire lorsque nous la fai­sons nôtre. Toute la ques­tion est alors de savoir pour­quoi nous fai­sons nôtre cette misère d’autrui.

7. Il existe une cer­taine misé­ri­corde natu­relle, huma­ni­taire ou phi­lan­thro­pique, en ver­tu de laquelle tout homme aime natu­rel­le­ment son sem­blable et par­tage donc sa misère, qui est celle du genre humain en tant que tel. Cette misé­ri­corde repose en défi­ni­tive sur un lien objec­tif et réel (c’est à dire qui ne dépend ni de notre connais­sance ni de notre affec­tion, sen­sible ou volon­taire) et qui motive une ten­dance qua­si­ment spon­ta­née de la nature humaine. On dit pré­ci­sé­ment de ceux qui la contre­disent qu’ils sont « déna­tu­rés ». Cette ten­dance pousse tout homme nor­ma­le­ment consti­tué à prê­ter son assis­tance à toute per­sonne en dan­ger, à tout per­sonne subis­sant un mal, et le refus de cette assis­tance consti­tue même dans cer­tains cas un délit, sanc­tion­né par la loi humaine posi­tive, expli­ci­tant en l’occurrence le droit natu­rel. Mais pour être natu­relle et radi­ca­le­ment invis­cé­rée en tout homme, cette misé­ri­corde fait abs­trac­tion de la connais­sance des racines pro­fondes du mal. Le mal subi, qu’est la misère, ne lui appa­raît pas de prime abord comme la consé­quence du mal com­mis, qu’est le péché. Et c’est jus­te­ment faute de connaître le rap­port qui existe entre les deux que cette ten­dance natu­relle à l’homme court tou­jours le risque de se méprendre.

8. La misé­ri­corde sur­na­tu­relle va beau­coup plus loin ; elle sup­pose la cha­ri­té. Le motif pour lequel nous vou­lons ici sou­la­ger la misère est en effet l’amitié qui nous rat­tache à Dieu, selon la grâce. Pour l’amour de Dieu, elle veut sou­la­ger tous ceux que peut atteindre la misère, misère spi­ri­tuelle et cor­po­relle à la fois. Et elle voit dans cette misère, qui atteint le pro­chain, la consé­quence du péché, elle voit dans le mal subi la résul­tante du mal com­mis. Et elle voit donc aus­si la juste mesure selon laquelle il convient de pro­cé­der pour sou­la­ger la peine encou­rue : c’est la mesure selon laquelle le péché qui jus­ti­fie l’infliction de cette peine cesse d’être vou­lu par celui qui l’a com­mis, dans la mesure où le pécheur déteste son péché, dans la mesure aus­si où le pécheur a des cir­cons­tances atté­nuantes. Ou du moins dans la mesure où l’exercice de la misé­ri­corde, qui entend dimi­nuer ou même sup­pri­mer le mal d’une peine, ne contre­dit pas les exi­gences de la jus­tice, qui entend neu­tra­li­ser le mal d’un péché. Et toute la ques­tion est jus­te­ment là …

III – La vraie miséricorde et la justice [7]

9. La jus­tice est la volon­té constante et per­pé­tuelle de rendre à cha­cun ce qui lui est dû. Elle a donc pour but de régler nos rap­ports avec autrui. Et elle peut le faire de deux manières : soit avec autrui consi­dé­ré indi­vi­duel­le­ment, soit avec autrui consi­dé­ré comme membre d’une socié­té. Il y a donc deux formes de jus­tice : la jus­tice par­ti­cu­lière et la jus­tice géné­rale ou légale. La jus­tice par­ti­cu­lière rend ce qui lui est dû à un indi­vi­du pris en tant qu’individu. Elle peut le faire en ren­dant à cet indi­vi­du ce qui lui est dû soit de la part d’un autre indi­vi­du (c’est alors la jus­tice com­mu­ta­tive) soit de la part de la socié­té (c’est alors la jus­tice dis­tri­bu­tive). La jus­tice géné­rale ou légale rend au bien com­mun de la socié­té ce qui lui est dû par cha­cun de ses membres. Car le bien de chaque ver­tu, de celles qui ordonnent l’homme envers soi-​même, ou de celles qui l’ordonnent envers d’autres indi­vi­dus, doit être rap­por­té au bien com­mun auquel nous ordonne cette jus­tice. De cette manière, les actes de toutes les ver­tus peuvent rele­ver de la jus­tice en ce que celle-​ci ordonne l’homme au bien com­mun. Et en ce sens la jus­tice est une ver­tu géné­rale. Et parce que c’est le rôle de la loi de nous ordon­ner au bien com­mun, cette jus­tice dite géné­rale est appe­lée jus­tice légale : car, par elle, l’homme s’accorde avec la loi qui ordonne les actes de toutes les ver­tus au bien commun.

10. La jus­tice dis­tri­bu­tive implique le pou­voir de punir par des châ­ti­ments, afin de pré­ser­ver l’ordre social. En effet, la socié­té rend (en tant que telle et par l’intermédiaire de l’autorité) ce qui lui est dû à l’individu fau­teur de désordre. Or, ce qui est dû de la part de la socié­té à un fau­teur de désordre est pré­ci­sé­ment la peine, ou le châ­ti­ment, qui réta­blit l’ordre. Parmi ces châ­ti­ments figure en bonne place la dis­cri­mi­na­tion, c’est à dire le fait de ne pas jouir de la même liber­té d’action publique que les autres membres de la socié­té. Comme tout châ­ti­ment, la dis­cri­mi­na­tion n’est pas un mal mais un bien, du point de vue pré­cis du bien com­mun, dont elle pré­serve l’ordre. C’est à dire qu’elle est un bien pour tous, car elle est le moyen requis pour pré­ser­ver effi­ca­ce­ment le bien com­mun de la ver­tu contre le mau­vais exemple du vice. Elle est aus­si en quelque manière un mal, (le mal de peine dont nous avons par­lé) pour celui qui la subit. Ce mal invo­lon­tai­re­ment subi par le dis­cri­mi­né (et par lui seul) est sa misère, dont la misé­ri­corde pour­ra s’occuper pour y remé­dier. Mais ce n’est pas le mal de faute, le péché volon­tai­re­ment com­mis par l’autorité qui inflige la peine et impose la dis­cri­mi­na­tion (comme le serait un pré­ten­du manque de cha­ri­té ou de misé­ri­corde). Et ce n’est pas non plus le mal de peine invo­lon­tai­re­ment subi par la socié­té, c’est au contraire son bien, car c’est œuvre de jus­tice. Il y a donc une dif­fé­rence for­melle, au sein de la même réa­li­té : ce qui est un bien du point de vue du bien com­mun (et en tant que bien, objet de la jus­tice par­ti­cu­lière, dis­tri­bu­tive) est mal de peine du point de vue du bien par­ti­cu­lier (et en tant que mal de peine, objet de la misé­ri­corde). Il appar­tient à la jus­tice géné­rale (ou légale) d’harmoniser les deux. Ce qui veut dire qu’il y a une dépen­dance de la misé­ri­corde et de la jus­tice par­ti­cu­lière à l’égard de la jus­tice géné­rale. Celle-​ci ordonne entre elles la jus­tice par­ti­cu­lière et la misé­ri­corde et le prin­cipe de cet ordre est le bien com­mun. C’est en se pla­çant à ce point de vue supé­rieur du bien com­mun que l’on ordonne comme il faut la misé­ri­corde et la jus­tice, au sein d’une même socié­té. Ce qui signi­fie que dans la sainte Eglise comme dans la socié­té civile les exi­gences du bien com­mun res­te­ront tou­jours la règle et la mesure de la misé­ri­corde. Et n’ayons garde d’oublier que le bien com­mun par excel­lence, mesure de tout autre, est le bien divin, Dieu lui-​même, en qui jus­tice et misé­ri­corde s’identifient sans se confondre.

IV – La fausse miséricorde du Concile et de François.

11. Depuis le concile Vatican II, nous dit Jean XXIII, « l’Epouse du Christ estime que plu­tôt que de condam­ner elle répond mieux aux besoins de notre époque en met­tant davan­tage en valeur les richesses de sa doc­trine ». Plus exac­te­ment, nous dit encore Paul VI, « des erreurs ont été dénon­cées. Oui, parce que c’est l’exigence de la cha­ri­té comme de la véri­té mais, à l’a­dresse des per­sonnes, il n’y eut que rap­pel, res­pect et amour ». L’erreur et le mal sont dénon­cées comme tels, mais les per­sonnes sont consi­dé­rées comme si elles étaient hors de leur atteinte. Ou du moins comme si la consi­dé­ra­tion de la véri­té et de la bon­té qui se trouvent en elles devait pri­mer sur la part d’erreur et de mal. Paul VI évoque même un « cou­rant d’af­fec­tion et d’ad­mi­ra­tion » vis-​à-​vis de ces per­sonnes. Il y a donc une inver­sion de rap­port : jusqu’ici les exi­gences de la jus­tice l’emportaient au for externe public sur celles de la misé­ri­corde, car la gra­vi­té du péché l’emportait sur celle de la peine, et donc la néces­si­té d’imposer des dis­cri­mi­na­tions pour pré­ser­ver la socié­té du péché com­mis par les per­sonnes l’emportait sur le sou­ci de faire misé­ri­corde aux per­sonnes membres de la socié­té. Désormais, le sou­ci de recon­naître et de pro­mou­voir le bien des per­sonnes l’emporte sur le sou­ci de pro­té­ger le bien com­mun de la socié­té. Ou plu­tôt, le bien com­mun de la socié­té est confon­du avec la somme des biens par­ti­cu­liers des per­sonnes membres de la socié­té. Le concile a vou­lu enté­ri­ner les acquis de la pen­sée moderne et posi­tion­ner pour cela l’Eglise au sein d’une socié­té per­son­na­liste et pluraliste.

12. Le pro­pos du Pape François rejoint donc ici par­fai­te­ment celui du concile Vatican II : « Que cette Année Jubilaire, vécue dans la misé­ri­corde, […] repousse toute forme de dis­cri­mi­na­tion ». Le concile n’avait-il pas dit en effet : « Toute forme de dis­cri­mi­na­tion tou­chant les droits fon­da­men­taux de la per­sonne, qu’elle soit sociale ou cultu­relle, qu’elle soit fon­dée sur le sexe, la race, la cou­leur de la peau, la condi­tion sociale, la langue ou la reli­gion, doit être dépas­sée et éli­mi­née, comme contraire au des­sein de Dieu » [8] ; « L’Église réprouve donc, en tant que contraire à l’esprit du Christ, toute dis­cri­mi­na­tion ou vexa­tion dont sont vic­times des hommes en rai­son de leur race, de leur cou­leur, de leur condi­tion ou de leur reli­gion » [9] ; « Le pou­voir civil doit veiller à ce que l’égalité juri­dique des citoyens, qui relève elle-​même du bien com­mun de la socié­té, ne soit jamais lésée, de manière ouverte ou occulte, pour des motifs reli­gieux, et qu’entre eux aucune dis­cri­mi­na­tion ne soit faite » [10]. La décla­ra­tion sur la liber­té reli­gieuse pose la non-​discrimination en prin­cipe. Ce prin­cipe se jus­ti­fie lui-​même par la pré­émi­nence du bien par­ti­cu­lier sur le bien com­mun. Et par le fait même, Dignitatis huma­nae érige la misé­ri­corde (qui a pour objet de remé­dier à la peine, en tant qu’elle consti­tue le mal d’un par­ti­cu­lier) au des­sus de la jus­tice (qui a pour objet l’infliction de la peine, en tant qu’elle consti­tue le bien de tous).

13. Il devrait pour­tant être évident (et ce le fut jusqu’ici pen­dant vingt siècles) que le pou­voir de la socié­té civile comme le pou­voir ecclé­sias­tique ont l’un et l’autre le devoir d’imposer des dis­cri­mi­na­tion à l’encontre de ceux dont les péchés menacent l’ordre public, ne serait-​ce que parce qu’ils repré­sentent un scan­dale, c’est à dire une occa­sion de péché. Discrimination qui doit s’imposer en rai­son de la condi­tion sociale ou reli­gieuse des fau­teurs de trouble. Condition reli­gieuse s’il s’agit d’un culte public contraire à la vraie reli­gion. Condition sociale s’il s’agit d’un com­por­te­ment contraire à la loi divine natu­relle (union matri­mo­niale illé­gi­time ; unions homo­sexuelles). Le concile réprouve à l’inverse toute forme de dis­cri­mi­na­tion : le bien abso­lu­ment requis pour pré­ser­ver l’ordre social est éli­mi­né, sous pré­texte qu’il repré­sente le mal tout rela­tif d’une peine (donc une misère) pour les per­sonnes. Et cette éli­mi­na­tion se fait au nom du « pri­mat de la misé­ri­corde » [11]. Mais du fait même qu’elle met le bien par­ti­cu­lier au des­sus du bien com­mun, celle-​ci est redé­fi­nie dans un sens per­son­na­liste, étran­ger à la doc­trine tra­di­tion­nelle de l’Eglise.

14. Plus exac­te­ment, il s’agit d’une misé­ri­corde huma­ni­taire ou phi­lan­thro­pique, deve­nue inca­pable de sai­sir le lien qui rat­tache le mal du péché au mal de la peine. C’est parce que la peine est méri­tée par le péché qu’elle devient un bien : le bien com­mun d’une jus­tice com­mune à toute la socié­té et à toute l’Eglise. Faute de sai­sir ce lien, l’on ne ver­ra plus dans la dis­cri­mi­na­tion qu’un mal : le mal com­mun d’une injus­tice com­mune à tous les indi­vi­dus, à toute l’humanité. Il est clair que le dogme catho­lique « Hors de l’Eglise point de salut » exprime une dis­cri­mi­na­tion et passe par la condam­na­tion des « autres tra­di­tions reli­gieuses ». La nou­velle concep­tion héri­tée de Vatican II pos­tule que « la valeur de la misé­ri­corde dépasse les fron­tières de l’Eglise » [12] et conduit très logi­que­ment (quoiqu’implicitement) le Pape François à voir dans l’enseignement de ses pré­dé­ces­seurs une injus­tice, contraire à la misé­ri­corde : « Que cette Année Jubilaire, vécue dans la misé­ri­corde, favo­rise la ren­contre avec ces reli­gions et les autres nobles tra­di­tions reli­gieuses. Qu’elle nous rende plus ouverts au dia­logue pour mieux nous connaître et nous com­prendre. Qu’elle chasse toute forme de fer­me­ture et de mépris. Qu’elle repousse toute forme de vio­lence et de dis­cri­mi­na­tion » [13].

V – Quelle indulgence ?

15. L’aveuglement qui frappe ain­si depuis cin­quante ans les hommes d’Eglise, et jusqu’au pre­mier d’entre eux, repré­sente une grande misère. Mais nul doute que celle-​ci consti­tue la juste peine méri­tée par le grand péché com­mis lors du Concile : car, ne l’oublions pas, le libé­ra­lisme est un péché. Et c’est jus­te­ment ce péché du libé­ra­lisme qui se trouve au prin­cipe et au fon­de­ment de tout le Concile. Jean XXIII nous l’a dit et répé­té : « l’Epouse du Christ estime que plu­tôt que de condam­ner elle répond mieux aux besoins de notre époque en met­tant davan­tage en valeur les richesses de sa doc­trine ». Or, cela est exac­te­ment la reprise de l’erreur du libé­ra­lisme, condam­née par le pape Grégoire XVI, dans l’Encyclique Mirari vos : « Il est », disait-​il, « des hommes empor­tés par un tel excès d’im­pu­dence, qu’ils ne craignent pas de sou­te­nir opi­niâ­tre­ment que le déluge d’er­reurs qui découle de l’absence de condam­na­tions est assez abon­dam­ment com­pen­sé par la publi­ca­tion de quelque livre impri­mé pour défendre, au milieu de cet amas d’i­ni­qui­tés, la véri­té et la reli­gion » [14]. La fausse misé­ri­corde de François est la fille de la fausse liber­té de Jean XXIII et de Paul VI. Le Concile a accou­ché d’un monstre, et ce monstre est le châ­ti­ment de son péché, la puni­tion de ce mariage adul­tère entre les hommes d’Eglise et la Révolution. Cette puni­tion est la grande misère d’aujourd’hui. L’année qui a été pla­cée sous le signe de la misé­ri­corde a été en réa­li­té pla­cée sous le signe d’un châ­ti­ment et c’est pour­quoi elle est bien misé­rable. Non pas sainte mais misérable.

16. Nul doute que le Saint Père conserve, en tant que tel, c’est à dire en tant qu’il agit comme le véri­table suc­ces­seur de Pierre, le pou­voir de dis­pen­ser des indul­gences et que ce pou­voir demeure ce qu’il est, indé­pen­dam­ment de toutes les cir­cons­tances où il s’exerce. Et la Fraternité Saint Pie X, à la suite de son véné­ré fon­da­teur, a tou­jours eu soin d’opérer cette dis­tinc­tion entre le pou­voir du Pape et son exer­cice : « Nous ne récu­sons pas l’autorité du pape, mais ce qu’il fait » [15]. L’indulgence d’un Jubilé est la remise d’une peine. Sans doute. Mais il s’agit de la peine tem­po­relle que Dieu inflige au pécheur repen­tant, afin qu’il puisse faire péni­tence, et coopé­rer à son propre rachat, dans la dépen­dance du mérite du Christ. Autres sont les peines tem­po­relles, autres sont les « dis­cri­mi­na­tions » que l’autorité humaine a la charge d’infliger, afin de pré­ser­ver la socié­té contre la conta­gion du mau­vais exemple.

17. Et qu’est-ce jus­te­ment qu’une « peine » pour le Pape François ? « Le Jubilé », nous dit-​il [16], « amène la réflexion sur l’indulgence ». Réflexion vaine car impuis­sante, depuis que le der­nier Concile a fal­si­fié les défi­ni­tions pré­cises de la théo­lo­gie tra­di­tion­nelle : à la dif­fé­rence des pré­cé­dentes, cette Année jubi­laire voit l’obscurcissement de la notion même d’indulgence, car la fal­si­fi­ca­tion porte pré­ci­sé­ment sur la notion même de misé­ri­corde, qui est l’un des prin­cipes fon­da­men­taux sur les­quels doit repo­ser la notion catho­lique d’indulgence.

18. La grande espé­rance des catho­liques pas­se­ra tou­jours par la péni­tence : un mot qui n’apparaît jamais, pas une seule foi, d’un bout à l’autre de la Bulle d’indiction de ce Jubilé. Nous vou­lons pour­tant demeu­rer dans cette espé­rance, et c’est pour­quoi, une fois de plus, hélas, « nous ne récu­sons pas l’autorité du pape, mais ce qu’il fait ». Nous récu­sons cette notion faus­sée, libé­rale et moder­niste, de la misé­ri­corde. Nous récu­sons cet obs­cur­cis­se­ment de la notion même d’indulgence. Nous récu­sons tout ce qui, à tra­vers l’initiative de ce Jubilé déci­dé­ment extra­or­di­naire, peut faire réfé­rence au poi­son mor­tel du libé­ra­lisme, intro­duit dans la sainte Eglise par le der­nier Concile, depuis cin­quante ans. Et nous adhé­rons de tout cœur à la vraie doc­trine tra­di­tion­nelle, nous pro­fes­sons l’exacte notion de la vraie misé­ri­corde, qui est au fon­de­ment de toutes les indul­gences pon­ti­fi­cales, en union avec tous les saints de l’Eglise catho­lique, en union avec tous les saints Papes qui nous ont trans­mis le vrai tré­sor de la vraie foi, gage du salut éter­nel de nos âmes.

Abbé Jean-​Michel Gleize, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X, Professeur au sémi­naire Saint-​Pie X d’Ecône

Notes de bas de page
  1. Misericordiae Vultus, n° 4[]
  2. MV, n° 23[]
  3. MV, n° 4.[]
  4. François, « Discours de clô­ture pour le Synode extra­or­di­naire sur la famille », le same­di 24 octobre 2015.[]
  5. Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, 2a2ae, ques­tion 30 ; Jacques Ramirez, De cari­tate, t. II, n° 922–988 ; Michel-​Marie Labourdette, « Cours de théo­lo­gie morale », ad locum.[]
  6. Le mal phy­sique du corps, comme la mort, les coups et les bles­sures, la mala­die, la vieillesse, la pau­vre­té ; le mal spi­ri­tuel de l’âme comme la soli­tude ou le peu d’amis, la sépa­ra­tion d’avec sa famille, le déshon­neur, la fai­blesse d’esprit ; le mal de la concu­pis­cence et celui de la ten­ta­tion, qui poussent l’un comme l’autre au péché. []
  7. Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, ques­tions 58 et 61. []
  8. Gaudium et spes, § 29, n° 2.[]
  9. Nostra aetate, n° 5.[]
  10. Dignitatis huma­nae, n°6.[]
  11. MV, n° 20.[]
  12. MV, n° 23.[]
  13. MV, n° 23.[]
  14. Grégoire XVI, Encyclique Mirari vos du 15 août 1832. []
  15. Mgr Lefebvre, Fideliter n° 66, p. 28.[]
  16. MV, n° 22.[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.