Du compromis à la compromission : la logique d’un ralliement

« Ce sont les idées qui mènent le monde » dit l’a­dage, et il a bien rai­son. Un prin­cipe ne reste pas pure­ment théo­rique mais porte tou­jours avec lui des appli­ca­tions pra­tiques. Ainsi le prin­cipe de ral­lie­ment porte-​t-​il en lui la com­pro­mis­sion, l’ac­tua­li­té vient de nous en don­ner un exemple éclatant.

On entend pour­tant par­fois dire que toutes les com­mu­nau­tés plus ou moins « tra­dis », avec toute l’am­bigüi­té que porte ce mot, devraient s’u­nir dans un com­bat com­mun pour la défense de la Tradition de l’Eglise. Des mou­ve­ments ont même vu le jour, tel le fameux “Groupe de Réflexion Entre Catholiques”, afin de favo­ri­ser un rap­pro­che­ment : ce serait si beau si tous les tra­dis du monde pou­vaient se don­ner la main. On a l’im­pres­sion, à entendre ces voix sem­blables aux sirènes d’Ulysse, qu’il n’y a pas de dif­fé­rence impor­tante entre ces dif­fé­rentes ten­dances, mais tout au plus une dif­fé­rence de sensibilité.

Le point qui nous divise est pour­tant fon­da­men­tal : dans la crise actuelle qui secoue l’Eglise, peut-​on défendre la foi tout en se pla­çant sous l’au­to­ri­té de ceux qui l’at­taquent en ensei­gnant une doc­trine nou­velle ? A cette ques­tion, on constate sur le ter­rain que les ral­liés répondent en chœur Oui et s’im­posent en toutes leurs démarches d’a­voir l’a­val de l’é­vêque, alors que nous répon­dons Non, conti­nuant notre minis­tère même contre l’a­vis des évêques et du pape. Mais la foi est-​elle aus­si bien défen­due dans l’un et l’autre cas ? Plutôt qu’un long débat sur ce sujet oh com­bien brû­lant, exa­mi­nons plu­tôt les faits.

Au moment où parut le décret Ecclesia Dei Afflicta, ceux qui vou­lurent en béné­fi­cier pro­tes­tèrent que cela ne chan­ge­rait rien à leur com­bat. Loin de moi de vou­loir juger qui­conque, ni mettre en doute la bonne foi de ces pro­pos ou le zèle de ces prêtres, cepen­dant force est de consta­ter que leur liber­té de paroles a été consi­dé­ra­ble­ment entamée.

Ainsi tout récem­ment, lors de la cano­ni­sa­tion de Jean-​Paul II, pas une seule des congré­ga­tions ral­liées n’a pro­tes­té. C’est pour­tant un scan­dale consi­dé­rable : on cite en exemple un pape qui a mis en pra­tique l’œ­cu­mé­nisme de mul­tiples façons par quan­ti­té de gestes scan­da­leux, tel le bai­ser du coran ou la réunion d’Assise. Qu’adviendra-​t-​il des fidèles qui cher­che­ront à imi­ter de tels exemples ? Or face à ce scan­dale, pas un mot, pas un bruit ! Certains se sentent même obli­gés d’a­bon­der dans le sens de cette cano­ni­sa­tion et de s’en féli­ci­ter comme d’un évé­ne­ment heureux.

Voici en effet ce qu’é­crit mon­sieur l’ab­bé Ribeton, supé­rieur du District de France de la Fraternité Saint Pierre :

« Deux papes viennent d’être cano­ni­sés. Notre Fraternité, pla­cée sous le patro­nage de saint Pierre, se réjouit de la recon­nais­sance de la sain­te­té de deux de ses suc­ces­seurs. (…) Venu d’un pays où la foi était per­sé­cu­tée, Jean-​Paul II a appris aux catho­liques du monde entier à ne pas avoir peur de pro­cla­mer leur foi. (…) Celui dont l’Eglise a pro­cla­mé la sain­te­té ne cesse d’être Veilleur et de nous mon­trer le che­min qui conduit à la contem­pla­tion de la splen­deur de la Vérité » (Abbé Ribeton, Editorial de la Lettre aux amis et bien­fai­teurs n°75, juin 2014).

On serait ten­té de deman­der de quelle véri­té il s’a­git, car les Apôtres et Jean-​Paul II ne montrent mani­fes­te­ment pas le même chemin.

Pourtant en 1986, les prêtres fon­da­teurs de la Fraternité saint Pierre, étant encore tous membres de la Fraternité saint Pie X, ont approu­vé la pro­tes­ta­tion de mon­sei­gneur Lefebvre face à Assise. Et aujourd’­hui, ces mêmes prêtres acceptent que le pape d’Assise soit pro­cla­mé saint. Il est vrai que la posi­tion des congré­ga­tions et ins­ti­tuts dépen­dant de la com­mis­sion Ecclesia Dei ne leur laisse que peu de marge de manœuvre. Leur sur­vie est toute entière dans les mains des auto­ri­tés actuelles de l’Eglise, ces auto­ri­tés qui uti­lisent hélas leur pou­voir au ser­vice de l’œ­cu­mé­nisme, de la col­lé­gia­li­té, de la liber­té reli­gieuse et de toutes les théo­ries ensei­gnées par Vatican II. Une pro­tes­ta­tion véhé­mente contre tel ou tel scan­dale les expo­se­rait assu­ré­ment à perdre toutes les pré­cieuses auto­ri­sa­tions labo­rieu­se­ment obte­nues. Bien des fois dans le pas­sé, on a vu des évêques reve­nir sur des auto­ri­sa­tions don­nées, ou reti­rer des lieux de culte pour les don­ner à d’autres. En somme, la place de la Tradition dans l’Eglise conci­liaire est sem­blable à une réserve indienne : une auto­ri­sa­tion de sur­vie avec des limites à ne pas franchir.

Alors pour sur­vivre, il faut payer le prix du silence, voire don­ner des gages de bonne volon­té en louant les saints conci­liaires. Cela sup­pose d’o­pé­rer dis­crè­te­ment un tri sélec­tif car enfin, en dépit des pro­pos louan­geurs de l’ab­bé Ribeton invi­tant ses fidèles à suivre l’exemple de Jean-​Paul II, je ne pense pas qu’il aille jus­qu’à bai­ser lui-​même le Coran ou rece­voir la marque de Shiva.

Décidément, en matière doc­tri­nale, un com­pro­mis n’est pas pos­sible sans ver­ser tôt ou tard dans la com­pro­mis­sion. Se mettre sous une auto­ri­té encore moder­niste, c’est en accep­ter l’o­rien­ta­tion, au moins du bout des doigts. Une pre­mière conces­sion en entraîne d’autres, et l’on réa­lise après bien des années com­bien long a été le che­min par­cou­ru depuis l’ai­guillage initial.

Tirons main­te­nant les conclu­sions, car c’est bien enten­du à cela que je vou­lais en venir. Tout d’a­bord méfions-​nous du mirage du ral­lie­ment. L’exclusion que nous subis­sons est anor­male et vio­lente, aus­si voulons-​nous en sor­tir car cela n’a que trop duré. Mais tant que la situa­tion pré­sente se pro­longe, un tel retour ne sera pas pos­sible, à moins d’y sacri­fier la confes­sion de la foi, comme l’exemple de toutes les com­mu­nau­tés ral­liées en est hélas une triste confir­ma­tion. Pour per­sé­vé­rer dans cette confes­sion publique de la foi, ban­nir l’er­reur et pro­tes­ter contre les scan­dales, il ne faut pas se mettre entre les mains de ceux qui sont pré­ci­sé­ment les auteurs de ces scandales.

De cette oppo­si­tion de prin­cipe découle une consé­quence impor­tante quant au choix d’un lieu de messe. Il est mani­fes­te­ment faux de mettre sur le même pied les dif­fé­rents mou­ve­ments en faveur de la Tradition, mais il n’est pour­tant pas rare de voir des fidèles aller de droite et de gauche, selon les oppor­tu­ni­tés et les com­mo­di­tés. Ce serait com­pré­hen­sible s’il n’y avait que des dif­fé­rences de sen­si­bi­li­té, mais lors­qu’il y a une diver­gence de fond sur une ques­tion doc­tri­nale fon­da­men­tale, cela n’est pas cohé­rent. En effet, on ne va pas dans une paroisse comme à un dis­tri­bu­teur de bois­son fraîche. Lorsque l’on assiste à une messe, on s’as­so­cie au rite et l’on mani­feste exté­rieu­re­ment une union. C’est de là d’ailleurs que vient le nom de “com­mu­nion” don­né à la Sainte Eucharistie. Or il est évident que l’on ne peut pas être uni à deux posi­tions doc­tri­nales incom­pa­tibles en un point qui touche à la foi. Sur une ques­tion d’une telle impor­tance, il faut veiller à ne pas se lais­ser gui­der par des cri­tères affec­tifs, mais à exa­mi­ner la ques­tion sur le plan doc­tri­nal. L’acceptation d’un prin­cipe demande d’a­voir le cou­rage d’en tirer les appli­ca­tions. Si l’on refuse les consé­quences, on refu­se­ra bien­tôt le prin­cipe, sui­vant ce que dit saint Augustin : « A force de ne pas vivre comme on pense, on finit par pen­ser comme on vit ».

Certes, il serait de loin pré­fé­rable de pou­voir, comme par le pas­sé, aller à la messe à l’é­glise la plus proche, ces églises construites par nos pères pour ser­vir au culte catho­lique. Nous ne pou­vons pas nous satis­faire de la situa­tion actuelle, mais nous devons la sup­por­ter en atten­dant que la lumière brille à nou­veau à Rome. Ce jour vien­dra, nous en avons la cer­ti­tude, car les portes de l’en­fer ne pré­vau­dront pas.

Que la Vierge fidèle nous donne à tous cou­rage et persévérance.

Abbé Benoît Storez, prêtre de la FSSPX

Source : Le Belvédère n° 30 de sep­tembre 2014