Face à face

Deux catho­li­cismes dits « de Tradition » se font face

Pourquoi les deux pèlerinages de Chartres marchent-​ils en sens inverse ?

1. D’après le compte ren­du don­né sur le site de « Renaissance catho­lique » [1], le nombre de par­ti­ci­pants au der­nier pèle­ri­nage de Pentecôte Paris-​Chartres a sen­si­ble­ment pro­gres­sé : on y dénombre en effet 14 000 par­ti­ci­pants, avec une moyenne d’âge de 21 ans. Les fidèles de Mgr Lefebvre, quant à eux, ont ras­sem­blé aux mêmes dates, mais en sens inverse, 4 000 mar­cheurs. Le compte ren­du en déduit que « deux catho­li­cismes » se font désor­mais face.


2. On aurait pu s’attendre à ce qu’une asso­cia­tion telle que Renaissance catho­lique fît ain­si allu­sion au face-​à-​face inau­gu­ré il y a exac­te­ment trente ans, au len­de­main de la consé­cra­tion épis­co­pale du 30 juin 1988, lorsque, pour la Pentecôte 1989, les orga­ni­sa­teurs du tra­di­tion­nel pèle­ri­nage de Chartres déci­dèrent d’adopter désor­mais une marche de Chartres à Paris, en sens inverse de l’itinéraire sui­vi jusqu’ici. Cette inver­sion s’expliquait, pour lors, en rai­son même des sacres d’Écône, eux-​mêmes ren­dus néces­saires par l’aggravation de la crise de l’Église.

3. L’inversion fut en effet l’un des signes les plus visibles de la divi­sion accom­plie au sein de l’Église par le concile Vatican II, dont les réformes ont mis et mettent encore gra­ve­ment en péril la foi catho­lique. Car, Rome refu­sant d’accorder à Mgr Lefebvre les vrais moyens d’accomplir l’opération sur­vie de la Tradition, et de résis­ter effi­ca­ce­ment à ces réformes néfastes et indues, le fon­da­teur de la Fraternité Saint Pie X se vit dans l’obligation de pas­ser outre aux inter­dits du Saint-​Siège et de consa­crer des évêques sans man­dat pon­ti­fi­cal, afin de se don­ner ces moyens indis­pen­sables, dans la plus par­faite obéis­sance à l’esprit de l’Église.

Les catho­liques dési­reux de recou­rir à ces moyens pour demeu­rer fidèles à l’Église, dans sa foi, dans son culte et dans sa dis­ci­pline, virent là l’expression de la volon­té divine et sui­virent l’initiative du pré­lat d’Écône. Ceux qui ne s’y recon­nurent pas pré­fé­rèrent faire confiance aux pro­messes du Motu pro­prio Ecclesia Dei afflic­ta, du 2 juillet 1988, par lequel le Pape Jean-​Paul II mani­fes­tait la volon­té de conser­ver aux catho­liques ayant jusqu’ici sui­vi Mgr Lefebvre « leurs tra­di­tions spi­ri­tuelles et litur­giques », mais ce, à la lumière du pro­to­cole rédi­gé le 5 mai pré­cé­dent, par lequel le car­di­nal Ratzinger deman­dait à Mgr Lefebvre de recon­naître le bien-​fondé des réformes entre­prises par Vatican II.

Le n° 6 du Motu pro­prio le pré­cise d’ailleurs clai­re­ment, lorsqu’il explique quelle est la mis­sion de la com­mis­sion pon­ti­fi­cale Ecclesia Dei mise sur pied par le Pape : il s’agit « de col­la­bo­rer avec les évêques, les dicas­tères de la Curie romaine et les milieux inté­res­sés, dans le but de faci­li­ter la pleine com­mu­nion ecclé­siale des prêtres, des sémi­na­ristes, des com­mu­nau­tés reli­gieuses ou des reli­gieux indi­vi­duels ayant eu jusqu’à pré­sent des liens avec la Fraternité fon­dée par Mgr Lefebvre et qui dési­rent res­ter unis au suc­ces­seur de Pierre dans l’Église catho­lique. » Cette pleine com­mu­nion doit s’entendre en fonc­tion du pré­sup­po­sé éta­bli au n° 5 : « L’ampleur et la pro­fon­deur des ensei­gne­ments du Concile Vatican II requièrent un effort renou­ve­lé d’approfondissement qui per­met­tra de mettre en lumière la conti­nui­té du Concile avec la Tradition, spé­cia­le­ment sur des points de doc­trine qui, peut-​être à cause de leur nou­veau­té, n’ont pas encore été bien com­pris dans cer­tains sec­teurs de l’Église. »

4. Telle fut l’origine pro­fonde de la divi­sion au sein de la mou­vance de la Tradition [2]. Et les deux sens inverses de la marche pèle­rine s’expliquent ain­si : pour ne pas ren­con­trer les fidèles de la nou­velle mou­vance désor­mais dite Ecclesia Dei, les fidèles de la Fraternité Saint Pie X déci­dèrent de conduire leur pèle­ri­nage non plus de Paris à Chartres, mais de Chartres à Paris.

5. Deux catho­li­cismes se font donc désor­mais face, depuis trente ans, au sein même de la mou­vance dite tra­di­tio­na­liste. Mais ce n’est pas à cette division-​là que songe aujourd’hui le site de Renaissance catho­lique. Son pro­pos envi­sage plu­tôt la divi­sion qui sévit entre d’une part « un catho­li­cisme vieillis­sant, socio­lo­gi­que­ment ins­tal­lé, bour­geois, rési­duel qui a d’autant plus pris son par­ti du monde tel qu’il est qu’il y a, confor­ta­ble­ment, trou­vé sa place : c’est le catho­li­cisme ins­ti­tu­tion­nel, domi­nant, de la confé­rence des évêques de France, de l’enseignement catho­lique » et d’autre part « un catho­li­cisme que, dans un pas­sion­nant essai inti­tu­lé Une contre-​révolution catho­lique : aux ori­gines de la Manif Pour Tous le socio­logue Yann Raison du Cleuziou a qua­li­fié de catho­li­cisme obser­vant : ce catho­li­cisme obser­vant, autre­fois on aurait dit intran­si­geant, se fixe comme objec­tif prio­ri­taire la trans­mis­sion inté­grale de la foi catho­lique et n’a pas renon­cé à fécon­der la socié­té civile des valeurs de l’Évangile ». Il n’est pas dif­fi­cile de com­prendre non seule­ment que le face à face auquel on songe ici est celui qui met aux prises les conci­liaires et les tra­di­tio­na­listes, mais encore que ces der­niers sont consi­dé­rés sans dis­tinc­tion aucune, comme si la divi­sion opé­rée par les sacres du 30 juin 1988 n’avait jamais exis­té. Elle n’est pas niée, mais elle n’est pas rap­pe­lée non plus. Elle est pas­sée sous silence.

6. Ce silence serait-​il oppor­tun ? Il serait vain – et détes­table – de res­sus­ci­ter arti­fi­ciel­le­ment des conflits obso­lètes, qui mettent seule­ment aux prises des per­sonnes. Mais il serait pareille­ment pré­ju­di­ciable – et tout aus­si détes­table – de perdre le dis­cer­ne­ment, et de renon­cer à éclai­rer les esprits, en mécon­nais­sant la pro­fon­deur de la crise et la gra­vi­té des erreurs [3]. Or c’est bien une erreur, et une erreur grave, qui empoi­sonne cette année le livret de pré­pa­ra­tion des chefs de cha­pitre au pèle­ri­nage de Pentecôte, orga­ni­sé pour mar­cher de Paris à Chartres [4]. Erreur grave, puisqu’elle porte sur la défi­ni­tion même de la chré­tien­té. La chré­tien­té fait par­tie de ces biens les meilleurs que la bon­té de Dieu nous a don­nés ici bas. Et comme l’exprime l’adage latin bien connu, cor­rompre ce qu’il y a de meilleur, c’est ce qu’il y a de pire – cor­rup­tio opti­mi pes­si­ma. Cette erreur est au centre et au cœur du bou­le­ver­se­ment intro­duit par le concile Vatican II, et c’est elle qui a accé­lé­ré dans la pra­tique la déchris­tia­ni­sa­tion mas­sive de nos socié­tés modernes. Voilà pour­quoi le silence ne nous semble pas opportun.

7. Il est vrai que les catho­liques aujourd’hui dits « de Tradition » ont pour point com­mun de se recon­naître dans la litur­gie célé­brée selon le rite de saint Pie V. Mais il est vrai aus­si que ce fait s’explique pour des rai­sons qui ne sont pas du tout les mêmes, selon que ces catho­liques dits « de Tradition » sont ceux de la mou­vance de la Fraternité Saint Pie X ou ceux de la mou­vance des com­mu­nau­tés Ecclesia Dei. Rien ne devrait empê­cher ces deux véri­tés de coexis­ter, et cela s’avère même néces­saire, puisqu’il y a là à pro­pre­ment par­ler non deux véri­tés, mais plus exac­te­ment les deux par­ties d’une seule et même véri­té. Étienne Gilson, qui avait le sens des nuances, n’hésitait pas à dire qu’une demi-​vérité ne vaut jamais une véri­té entière [5]. La véri­té entière, même si elle est attris­tante, est que, non­obs­tant le point com­mun de la litur­gie, le face-​à-​face des deux pèle­ri­nages résulte d’une pro­fonde diver­gence, entre les catho­liques dits « de Tradition » dans l’appréciation de la crise de l’Église et que cette diver­gence porte sur des points essen­tiels. Faudrait-​il néan­moins répé­ter, à la suite du Pape François, même si cela prend place dans un contexte dif­fé­rent, que ce qui unit ces catho­liques dits « de Tradition » est « beau­coup plus que ce qui les sépare » ? Nous ne le pen­sons pas.

Source : Courrier de Rome n°622

Notes de bas de page
  1. « Vers une contre-​Révolution catho­lique ? » publié à la page du 17 juin 2019 du « Blog/​Une », sur le site de Renaissance catho­lique.[]
  2. Voir à ce sujet l’article « Ecclesia Dei » dans le numé­ro d’octobre 2018 du Courrier de Rome[]
  3. Cf. l’article « Pour une cha­ri­té mis­sion­naire » dans le numé­ro d’octobre 2018 du Courrier de Rome.[]
  4. Cf. l’article « La vraie laï­ci­té, base de la chré­tien­té ? » dans le pré­sent numé­ro du Courrier de Rome.[]
  5. ÉTIENNE GILSON, D’Aristote à Darwin et retour, Vrin, 1971, p. 45.[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.