1. La Commission Pontificale Ecclesia Dei fête cette année son trentième anniversaire, puisqu’elle a été instituée le 2juillet 1988 par le Pape Jean-Paul II, dans le Motu proprio Ecclesia Dei afflicta, qui a donné son nom à la dite Commission. Les consécrations épiscopales accomplies par Mgr Lefebvre à Écône, le 30 juin de lamême année, en furent l’occasion immédiate. Le texte du Motu proprio s’étend longuement sur la portée de ces consécrations (aux n°1–5) avant d’instituer la Commission et d’en définir le rôle (au n°6).
2. Au n°1, les sacres épiscopaux sont présentés par le Saint-Siège comme un motif de tristesse pour l’Église, du fait que cet acte consacre l’échec de tous les efforts déployés jusqu’ici par le Pape « pour assurer la pleine communion avec l’Église de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X ». Il est donc clair que, aux yeux de Jean-Paul II, ce ne sont pas les sacres du 30 juin 1988 qui ont mis à mal la communion de la Fraternité avec l’Église. Le problème de la « pleine communion » se posait auparavant – « jusqu’ici » – et ce n’est pas l’acte liturgique accompli par Mgr Lefebvre, pris dans sa portée disciplinaire, qui a suscité cette difficulté déjà ancienne. La consécration épiscopale n’a fait qu’aggraver le contentieux et rendre plus difficile encore la conclusion d’un accord, en créant un motif supplémentaire de désaccord. Mais le désaccord obéit fondamentalement à des motifs différents et bien plus profonds que le motif d’ordre disciplinaire. Les numéros suivants, 3 et 4, font d’ailleurs la distinction entre la portée de l’acte consécratoire, pris en lui-même (au n°3) et les motifs beaucoup plus profonds qui se trouvent à la racine du litige opposant la Fraternité au Saint-Siège (au n°4).
3. Le numéro 3 situe l’acte du 30 juin dans sa portée disciplinaire, mais en faisant appel aux données de la nouvelle ecclésiologie, introduites par le concile Vatican II. Il y est dit, en effet, que la consécration d’évêques sans mandat pontifical, commise à l’encontre de la volonté explicite du Souverain Pontife, constitue par elle-même une désobéissance formelle, « en une matière très grave et d’une importance capitale pour l’unité de l’Église, puisqu’il s’agit de l’ordination d’évêques par laquelle se perpétue sacramentellement la succession apostolique ». Qu’il s’agisse là – en règle générale – d’une désobéissance très grave, la doctrine traditionnelle de l’Église l’a toujours affirmé. Que la gravité de cette désobéissance provienne de l’importance de la matière dans laquelle il est désobéi, nul n’en a jamais douté. Ce qui est nouveau, et conséquent à Vatican II, c’est la raison qui est donnée de cette importance. L’ordination des évêques constitue une matière importante parce que c’est là que « se perpétue sacramentellement la succession apostolique ». Cette nouveauté repose sur une équivoque foncière, qui est l’une des racines profondes de la nouvelle ecclésiologie.
4. La succession est le moyen nécessaire à la perpétuité de la hiérarchie, grâce auquel de nouveaux prélats sont établis à la place de leurs défunts prédécesseurs, pour constituer toujours la même personne juridique qu’eux, personne juridique c’est-à-dire revêtue du même pouvoir. Mais dans l’Église, le pouvoir des ministres du Christ est précisément double : pouvoir d’ordre ou pouvoir de sanctifier en réalisant de manière valide les sacrements ; pouvoir de juridiction ou pouvoir de gouverner en établissant des lois. Quel pouvoir est donc transmis par l’ordination sacramentelle des évêques ? Toute la Tradition de l’Église répond qu’il s’agit uniquement du pouvoir d’ordre, non du pouvoir de gouverner, lequel est donné par le Pape, indépendamment du rite de la consécration. Et la succession apostolique est d’abord la perpétuité de ce pouvoir de gouverner, perpétuité de l’autorité juridique,qui est au fondement de l’unité sociale de l’Église [1]. Dire,comme le fait Vatican II [2], et, à sa suite, le Motu proprio Ecclesia Dei afflicta, que la succession apostolique se perpétue sacramentellement par le sacre épiscopal, c’est faire dépendre directement du Christ, au détriment du Pape, le double pouvoir épiscopal d’ordre et de juridiction. Si, en effet, le pouvoir de gouverner est donné et reçu par le sacre, l’autorité du Pape ne saurait intervenir que pour en régler l’exercice, non pour en être la source existentielle et le conférer dans son essence. Accorder une telle importance au sacre épiscopal, en voyant en lui l’origine directe et immédiate de toute autorité dans l’Église, c’est réduire à l’extrême la portée du Primat du Pape, voulue par le Christ. C’est faire du Collège épiscopal (dont le Pape n’est plus que la « tête ») l’instance suprême dans l’Église, du fait même que, par la consécration sacramentelle, chacun des membres de ce Collège tient son pouvoir directement du Christ.
5. Selon les données de la Tradition, la consécration épiscopale donne seulement le pouvoir d’ordre, non le pouvoir de juridiction et c’est pourquoi consacrer un évêque sans l’autorisation du Pape représente en soi une désobéissance, mais non un schisme, car une telle consécration ne saurait avoir pour effet de communiquer l’autorité de gouvernement. Et d’ailleurs, la plupart du temps sinon toujours, un schisme est ordinairement antérieur à des consécrations épiscopales accomplies sans mandat pontifical, car il est en la cause. Ainsi, le gouvernement communiste chinois a‑t-il procédé à des consécrations d’évêques, après avoir d’abord désavoué le principe même de l’autorité du Pape. Et ces évêques consacrés se sont vus ensuite attribuer, de la part du gouvernement,un pouvoir de juridiction que leur sacre ne leur avait pas encore obtenu. Dans la nouvelle optique de Vatican II, consacrer des évêques équivaudrait à communiquer non seulement le pouvoir de sanctifier mais encore le pouvoir même de gouverner, avec toute l’autorité sociale qu’il implique dans l’Église ; c’est pourquoi, lorsque cette consécration est accomplie sans l’aval de l’évêque de Rome, « tête » du Collège, auquel il appartient tout de même de régler l’exercice du pouvoir épiscopal, à défaut de le communiquer dans son essence, elle constitue en elle-même un acte schismatique, c’est-à-dire le refus direct de la communion ecclésiale et, à travers elle, du fameux « ministère pétrinien », c’est-à-dire de ce qu’il reste encore de la primauté de l’évêque de Rome, après Vatican II. Jusqu’ici, une telle consécration, même gravement illicite, ne représentait pas en tant que telle ce refus et pour autant ne constituait pas en elle-même un acte de schisme. Désormais, depuis Vatican II, elle constitue un acte schismatique. C’est pourquoi, on ne saurait considérer que la consécration épiscopale accomplie par MgrLefebvre le 30 juin 1988 « constitue en elle-même un véritable refus de la primauté de l’évêque de Rome », sans admettre par le fait même l’un des principaux fondements de la nouvelle ecclésiologie. Prétendre que la consécration accomplie sans mandat pontifical représente « en elle-même » un acte schismatique et un refus de la primauté du Pape, c’est professer une ecclésiologie étrangère aux données de la Tradition, ecclésiologie collégialiste et novatrice. Le supposé « schisme » d’Écône est donc révélateur d’une divergence profonde dans la définition de l’Église.
6. Autrement plus graves sont les motifs plus profonds qui sont évoqués au n°4 du Motu proprio. « À la racine de cet acte schismatique », est-il dit, « on trouve une notion incomplète et contradictoire de la Tradition. »Retenons d’abord ici le reproche de la contradiction. Celle-ci proviendrait du fait que « personne ne peut rester fidèle à la Tradition en rompant le lien ecclésial avec celui à qui le Christ, en la personne de l’apôtre Pierre, a confié le ministère de l’unité dans son Église ». Le reproche est lancé à la figure de Mgr Lefebvre, mais il l’est par ceux-là mêmes qui sont les premiers à rompre le fameux lien ecclésial, en s’affranchissant des enseignements de leurs prédécesseurs. Comment en effet Jean-Paul II peut-il prétendre rester en communion avec les Papes Léon XIII, saint Pie X, Pie XI et Pie XII en accomplissant à deux reprises (1986 et 2002) la scandaleuse cérémonie d’Assise ? Le principe même de cette démarche œcuménique et interreligieuse est explicitement condamné par l’Encyclique Mortalium animos du 6 janvier 1928, à peine soixante ans avant les sacres d’Écône. Au cours de l’homélie du 30 juin 1988, MgrLefebvre répondait déjà au reproche qui lui serait lancé deux jours plus tard. « Il me semble entendre, mes bien chers frères, il me semble entendre la voix de tous ces papes depuis Grégoire XVI, Pie IX, Léon XIII, saint Pie X, Benoît XV, Pie XI, Pie XII, nous dire : Depuis le concile, ce que nous avons condamné, voici que les autorités romaines l’adoptent et le professent. Comment est-ce possible ? Nous avons condamné le libéralisme ; nous avons condamné le communisme, le socialisme, le modernisme, le sillonnisme, toutes ces erreurs que nous avons condamnées, voilà maintenant qu’elles sont professées, soutenues, par les autorités de l’Église. Est-ce possible ! » La « notion contradictoire de la Tradition » est donc imputable à la Rome actuelle, à cette Rome dite « conciliaire » du fait même qu’elle se revendique du concile Vatican II, dont les enseignements sont contraires à la Tradition de l’Église. Et si cette notion « contradictoire » de la Tradition est la racine profonde du schisme,celui-ci est pour l’instant à Rome, à cette Rome actuelle qui rompt avec la Rome de toujours. Le schisme ne saurait être à Écône, qui se démarque de cette Rome actuelle pour demeurer fidèle à la Rome de toujours.
7. Il est alors facile de dissiper l’autre aspect du reproche apparemment encouru par Mgr Lefebvre. Sa notion de la Tradition serait « incomplète » parce qu’elle ne tiendrait pas suffisamment compte « du caractère vivant de la Tradition ». En réalité, cette Tradition vivante n’existe pas. C’est une contradiction dans les termes et c’est l’une des inventions du concile Vatican II, en rupture avec tout le Magistère antérieur de l’Église. Le Motu proprio croit pouvoir justifier cette idée faussée d’une Tradition vivante en s’appuyant sur le fameux n°8 de la constitution Dei Verbum, d’après lequel « cette Tradition qui vient des Apôtres progresse dans l’Église, sous l’assistance du Saint-Esprit ; en effet, la perception des réalités aussi bien que des paroles transmises s’accroît, soit par la contemplation et l’étude des croyants qui les méditent en leur cœur, soit par l’intelligence intérieure qu’ils éprouvent des réalités spirituelles, soit par la prédication de ceux qui, avec la succession épiscopale, ont reçu un charisme certain de vérité. Ainsi l’Église, tandis que les siècles s’écoulent, tend constamment vers la plénitude dela divine vérité, jusqu’à ce que soient accomplies en elle les paroles de Dieu ». Le concile établit ici la confusion entre la Tradition, qui est la transmission des vérités révélées par Dieu, accomplie par le Magistère, et la perception de ces mêmes vérités par les fidèles qui les reçoivent de la prédication du Magistère. Autre est la transmission, autre est la perception de ce qui est transmis. La perception a lieu, et de mieux en mieux ; elle progresse, effectivement et d’abord grâce à la prédication du Pape et des évêques. Mais la transmission ne progresse pas au sens où l’Église ne posséderait pas encore de manière définitive la plénitude de la vérité. Nous en voulons ici pour preuve ce qu’affirme avec autorité le concile Vatican I : « D’autre part, la doctrine de foi que Dieu a révélée n’a pas été proposée comme une découverte philosophique à faire progresser par la réflexion de l’homme, mais comme un dépôt divin confié à l’Épouse du Christ pour qu’elle le garde fidèlement et le présente infailliblement. En conséquence, le sens des dogmes sacrés qui doit être conservé à perpétuité est celui que notre Mère la sainte Église a présenté une fois pour toutes et jamais il n’est loisible de s’en écarter sous le prétexte ou au nom d’une compréhension plus poussée[3].» Et le Serment antimoderniste de saint Pie X, évoquant le « charisme certain de la vérité » dont bénéficie l’épiscopat catholique, déclare qu’il a été donné à la hiérarchie enseignante « pas pour qu’on tienne ce qu’il semble meilleur et plus adapté à la culture de chaque âge de pouvoir tenir, mais pour que jamais on ne croie autre chose, ni qu’on ne comprenne autrement la vérité absolue et immuable prêchée depuis le commencement par les apôtres » [4]. Avec cette conception évolutionniste de la Tradition vivante, le concile a ouvert la porte à « l’herméneutique de la réforme », dont Benoît XVI s’est fait le théoricien dans son Discours du 22 décembre2005[5].
8. Tel est le motif profond pour lequel le Saint-Siège a condamné Mgr Lefebvre et son œuvre : la définition dela Tradition et du Magistère. Telle est aussi la raison profonde qui empêche encore la Fraternité Saint Pie X de pouvoir vraiment s’entendre dans le principe et donc aussi de pouvoir vraiment coopérer pastoralement dans les faits avec les différentes communautés de la mouvance dite « Ecclesia Dei ». Le n°5 du Motu proprio fondateur de la Commission pontificale du même nom déclare en effet que « l’ampleur et la profondeur des enseignements du Concile Vatican II requièrent un effort renouvelé d’approfondissement qui permettra de mettre en lumière la continuité du Concile avec la Tradition, spécialement sur des points de doctrine qui, peut-être à cause de leur nouveauté, n’ont pas encore été bien compris dans certains secteurs de l’Église ». C’est donc bien l’idée de la Tradition vivante, appliquée à Vatican II, dans toutes ses conséquences, qui réclame l’adhésion des fidèles et des prêtres au bénéfice desquels le Pape veut établir cette nouvelle Commission. Le n°6 précise ensuite que celle-ci a pour mission « de collaborer avec les évêques, les dicastères de la Curie romaine et les milieux intéressés, dans le but de faciliter la pleine communion ecclésiale des prêtres, des séminaristes, des communautés religieuses ou des religieux individuels ayant eu jusqu’à présent des liens avec la Fraternité fondée par Mgr Lefebvre et qui désirent rester unis au successeur de Pierre dans l’Église catholique en conservant leurs traditions spirituelles et liturgiques, à la lumière du protocole signé le 5 mai par le cardinal Ratzinger et Mgr Lefebvre ». Mais ce numéro doit s’entendre en fonction du précédent : « faciliter la pleine communion ecclésiale » ne peut se faire qu’en mettant en lumière la continuité du concile avec la Tradition, ce qui réclame l’adhésion à cette idée fausse et moderniste de la Tradition vivante et évolutionniste.
9. L’existence même de cette Commission Ecclesia Dei, dans le principe théologique et canonique de sa fondation, ainsi que dans son origine historique, présuppose la reconnaissance de l’absence de pleine communion chez tous ceux qui ont encore « des liens avec la Fraternité fondée par Mgr Lefebvre ». Et toutes les communautés qui se sont rattachées dans la normalité canonique à cette Commission – et que l’on désigne pour cela comme les « communautés Ecclesia Dei » – obéissent pareillement, dans leur logique initiale, au même présupposé. Il y a là une nécessité de droit, au niveau de ces communautés prises en tant que telles, indépendamment des bonnes pensées et des bonnes volontés qui peuvent animer les personnes membres de ces communautés ou liées à elles. Qu’il le pense ou non, qu’il le veuille ou non, du fait même de ce à quoi il adhère canoniquement, le membre d’une communauté Ecclesia Dei ou celui qui lui est lié atteste que la Fraternité Saint Pie X et ceux qui lui sont liés ne sont pas en pleine communion avec l’Église. Et le point important et décisif sur lequel il importe d’insister, c’est qu’en attestant cela, les communautés Ecclesia Dei attestent aussi par le fait même que la Fraternité Saint Pie X se fait « une notion incomplète et contradictoire de la Tradition » [6], qui la conduit à nier « la continuité du Concile Vatican II avec la Tradition » [7].
10. L’idée conciliaire de la Tradition vivante doit en définitive apparaître comme le véritable problème, la cause profonde de la division qui sévit encore parmi les catholiques perplexes. Et c’est finalement la Rome actuelle, encore attachée à ce Concile, et à ce postulat faux de la Tradition vivante, qui fomente et entretient ainsi la division, au détriment de la véritable catholicité.
Abbé Jean-Michel Gleize, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X
Sources : Courrier de Rome n° 614 d’octobre 2018 /La Porte Latine du 25 octobre 2018
- .Cf. l’article « Évêque de Rome » dans le numéro de mai 2014 du Courrier de Rome.[↩]
- .Constitution Lumen gentium, chapitre III, n°21.[↩]
- .Concile Vatican I, constitution Dei Filius, chapitre IV, DS3020.[↩]
- .SAINT PIEX, Motu proprio Sacrorum antistitum, DS 3549.[↩]
- .Cf. l’article « Magistère ou Tradition vivante » dans le numéro de février 2012 du Courrier de Rome.[↩]
- .Motu proprio Ecclesia Dei afflicta, n°4.[↩]
- .Motu proprio Ecclesia Dei afflicta, n°5.[↩]