La nouvelle version de la 6e demande du Notre Père « Ne nous laisse pas entrer en tentation » : qu’en penser ?

Conformément à I’Instruction Liturgiam authen­ti­cam publiée le 7 mai 2001 par la Congrégation pour le culte divin, I’Association Episcopale Liturgique pour les pays Francophones a révi­sé la tra­duc­tion de la Bible uti­li­sée pour la litur­gie en fran­çais. Le texte final tar­dant à être pro­mul­gué, les évêques fran­çais ont déci­dé que Ia tra­duc­tion cor­ri­gée du Notre Père entre­rait en vigueur dès le 3 décembre 2017, pre­mier dimanche de I’Avent. Dans cette nou­velle ver­sion, la 6ème demande du Notre Père a été refor­mu­lée ain­si : « Ne nous laisse pas entrer en ten­ta­tion ».

Histoire des variations

Jusqu’en 1966, les catho­liques qui priaient Ie Notre Père en fran­çais disaient : « Ne nous lais­sez pas suc­com­ber à la tentation ».

Cette tra­duc­tion, com­mu­né­ment reçue et apprise dès le caté­chisme, avait peu d’in­ci­dences litur­giques. On l’u­ti­li­sait pour le bap­tême et la confir­ma­tion, mais pas pour Ia messe puisque Ia litur­gie était en latin. L’ouverture de la litur­gie aux langues ver­na­cu­laires a chan­gé Ia donne. Le Notre Père est désor­mais réci­té tous les jours par ceux qui assistent à Ia messe. Afin de pré­ser­ver l’u­ni­té litur­gique, il fut déci­dé qu’une tra­duc­tion offi­cielle des­ti­née à I‘usage litur­gique serait réalisée.

Publiée en 1966, cette tra­duc­tion litur­gique modi­fie l’é­non­cé de la 6ème demande du Notre Père qui devient : « Ne nous sou­mets pas à la ten­ta­tion ». Apparue pour la pre­mière fois en 1922 sous la plume d’un pro­tes­tant ano­nyme, cette for­mu­la­tion est adop­tée par Ia Bible de Jérusalem dans les années 50 et par la Traduction (Ecuménique de la Bible (TOB) dans les années 70.

Si beau­coup d’exé­gètes se féli­citent d’une for­mule qui, outre sa dimen­sion œcu­mé­nique, colle de près à la ver­sion grecque de l’Évangile, un prêtre fran­çais ne par­tage pas leur enthou­siasme : l’ab­bé Jean Carmignac (1914–1986). Prêtre du dio­cèse de Paris, fin connais­seur des manus­crits de Qumrân, I’abbé Carmignac refuse cette nou­velle tra­duc­tion en rai­son de son carac­tère blas­phé­ma­toire. Renvoyé de l’é­glise Saint-​Sulpice, il trouve refuge en I’église Saint- François-​de-​Sales où il célèbre Ia messe en pri­vé et en latin jus­qu’à sa mort. Privé de pré­di­ca­tion et de caté­chisme, il se consacre au minis­tère de la confes­sion et à celui de la direc­tion spirituelle.

Pour sai­sir les rai­sons qui ont ame­né l’ab­bé Carmignac à refu­ser la tra­duc­tion du Notre Père impo­sée en 1966 il faut consul­ter la thèse de doc­to­rat qu’il a consa­crée au Notre Père et qu’il a sou­te­nue le 29 jan­vier 1969 à l’Institut catho­lique de Paris. En juillet 1969, la mai­son Letouzey et Ané en a publié le texte com­plet sous le titre « Recherches sur le Notre Père ». En 1971, les Éditions de Paris en impriment Ia ver­sion abré­gée inti­tu­lée « A l’é­coute du Notre Père ».

Voyons ce que l’ab­bé Carmignac y écrit de la 6ème demande du Notre Père.

Un dilemne et des expédients

L’abbé Carmignac com­mence par énon­cer le dilemme que doivent affron­ter les tra­duc­teurs ‑anciens et modernes- du Notre Père :

« Si Dieu exerce le moindre rôle posi­tif dans la ten­ta­tion, Il ne peut plus être infi­ni­ment saint, puis­qu’il contri­bue par la ten­ta­tion à inci­ter au péché, et il ne peut plus être infi­ni­ment bon, puis­qu’il contri­bue à entraî­ner ses enfants de la terre vers Le plus grand des mal­heurs : et si, d’autre part, Dieu n’exerce aucun rôle posi­tif dans La ten­ta­tion, c’est l’in­sul­ter que de lui deman­der de ne pas faire un mal qu’il n’a pas l’in­ten­tion de réaliser. »

Pour échap­per au dilemme, les tra­duc­teurs recourent à deux types d’expédients.

Primo, ils édul­corent le mot ten­ta­tion pour ne pas entrer en contra­dic­tion avec le texte de saint Jacques ; « Dieu ne sau­rait être ten­té de mal et lui-​même ne tente per­sonne » (Jac l, 13). Certains assor­tissent le mot ten­ta­tion d’une glose léni­fiante (« qui est au-​dessus de nos forces », « que nous ne pou­vons pas sup­por­ter »). D’autres ramènent la ten­ta­tion à une simple épreuve, car, à la dif­fé­rence de la ten­ta­tion qui sol­li­cite au mal et attire au péché, I’épreuve mani­feste et amé­liore nos dis­po­si­tions intimes.

Secundo, ils modulent la por­tée du verbe pour réduire Ia res­pon­sa­bi­li­té de Dieu dans Ia ten­ta­tion. Les uns trans­posent la phrase de l’ac­tif au pas­sif – (ne nous intro­duit pas dans Ia ten­ta­tion devient » fais que nous ne soyons pas ten­tés » – en sorte que I’auteur de Ia ten­ta­tion n’est plus nom­mé. Les autres intro­duisent une nuance per­mis­sive dans la forme ver­bale – « faire entrer » devient « lais­ser entrer » – : Dieu ne veut pas le mal mais Il Ie per­met. Les der­niers penchent pour I’idée d’a­ban­don : Dieu aban­don­ne­rait Ie ten­té à sa ten­ta­tion comme Il aban­donne le pécheur à son péché (Rom 1,28 et 9, 18 ; 2 Thes 2, I l).

Parfois, les deux types d’ex­pé­dients sont com­bi­nés pour rendre accep­table la for­mu­la­tion de la 6ème demande du Notre Père : « Ne per­met­tez pas que nous soyons sou­mis à une épreuve ou une ten­ta­tion que nous ne pou­vons pas sou­te­nir » (Raïssa Maritain, Notes sur le Pater).

Retrouver le sens des mots

Bien loin de céder ces expé­dients, I’abbé Carmignac s’ef­force de redon­ner aux mots qui com­posent la 6ème demande du Notre Père leur sens véritable.

Le mot ten­ta­tion signi­fie tou­jours l’ex­ci­ta­tion au mal ou la sol­li­ci­ta­tion au péché dans le Nouveau Testament. En outre, la res­pon­sa­bi­li­té du démon dans la ten­ta­tion ne fait aucun doute, puis­qu’à deux reprises il est dési­gné comme le ten­ta­teur par excel­lence (Mt 4, 3 ; I Thes 3,5). Enfin, la 6ème demande du Notre Père s’in­sère entre le par­don du mal pas­sé – les offenses et la déli­vrance du mal futur. Elle a donc pour objet le mal pré­sent, à savoir le péché qui résulte du consen­te­ment don­né à la tentation.

Le verbe grec uti­li­sé dans la 6ème demande du Notre Père signi­fie « faire venir, faire entrer, ame­ner, intro­duire ». Il est uti­li­sé 130 fois dans le Nouveau Testament et signi­fie tou­jours la même chose : « par­ti­ci­per à quelque chose ». Le véri­table péril n’est donc pas d’être expo­sé à la ten­ta­tion, mais d’y consentir.

La néga­tion conte­nue dans la demande ne porte pas sur la cause mais sur I’effet. Ce que nous deman­dons, ce n’est pas d’être exempts de ten­ta­tion, mais d’être sou­te­nus par Ia grâce divine afin de ne pas y suc­com­ber. Telle est bien la prière que Notre Seigneur adresse au Père pour ses Apôtres : « Je ne vous demande pas de les ôter du monde, mais de les gar­der du mal. » (Jn 17, 15). Telle est la demande que nous adres­sons à Dieu pour tous et cha­cun d’entre nous.

Evaluer les versions

Forts de ces cri­tères, il nous est désor­mais pos­sible d’é­va­luer les dif­fé­rentes tra­duc­tions de la 6ème demande du Notre Père.

La for­mule tra­di­tion­nelle – (« ne nous lais­sez pas suc­com­ber à la ten­ta­tion » – est cor­recte du point de vue théo­lo­gique, mais prend quelques liber­tés avec le texte grec.

La for­mule de 1966 – « ne nous sou­mets pas à la ten­ta­tion » – porte remède à cet incon­vé­nient, mais, ce fai­sant, Dieu devient l’au­teur de la tentation.

La for­mule de 2017 – « ne nous laisse pas entrer en ten­ta­tion » reste très fidèle au texte grec, mais dimi­nue sans l’ex­clure la res­pon­sa­bi­li­té de Dieu dans la tentation.

Cette nou­velle for­mule est sans conteste un pro­grès par rap­port à celle de 1966, mais elle n’au­rait cer­tai­ne­ment pas satis­fait I’abbé Carmignac (cf. A l’é­coute du Notre Père, p. 72–74).

Abbé François KNITTEL, FSSPX