Il y a un demi-siècle, le pape Paul VI imposait à toute l’Eglise une réforme liturgique au nom du Concile qui venait de s’achever. Ainsi naissait la messe de Vatican II. Il convient de parcourir l’histoire du missel romain, puisque cette réforme prétend s’inscrire dans la continuité avec le passé. Le recul historique permettra de comprendre l’inanité de cette prétention.
L’élaboration du missel romain s’étale sur plusieurs siècles. Même si les éléments essentiels, requis à l’accomplissement du saint sacrifice de la messe, ont toujours été présents, ils ont été progressivement enchâssés dans des rites qui permettent de les appréhender et d’en saisir le sens profond.
Au commencement de l’Eglise : les trois premiers siècles
Les textes du Nouveau Testament relatent l’institution de la sainte Eucharistie au soir du Jeudi saint. C’est le repas pascal, la Pâque nouvelle, qui instaure la nouvelle Alliance dans le Sang précieux du Christ. Le jour choisi pour le renouveler est le dimanche, le jour de la Résurrection. La Didachè, dès la fin du premier siècle, parle du « jour dominical du Seigneur », et saint Justin l’atteste au IIe siècle.
Les textes évangéliques mentionnent aussi la « fraction du pain » qui traduit un élément essentiel de ce culte nouveau, l’accomplissement du commandement du Seigneur : « Faites ceci en mémoire de moi ». Les Actes montrent cette cérémonie s’accomplissant dans des maisons privées : « Le premier jour de la semaine, comme nous étions assemblés pour la fraction du pain… » (Ac 20, 7).
Les premiers édifices réservés au culte apparurent assez rapidement, dès le IIe siècle. La plus ancienne église a été retrouvée à Doura-Europos, sur l’Euphrate ; elle est datée de 232 environ. A Rome, il faut attendre le début du IIIe siècle pour trouver des traces documentaires d’édifices cultuels chrétiens. Mais en dehors de la première apologie de saint Justin (mort en 165), cette époque ne fournit aucune précision sur le déroulement du culte chrétien ni sur les prières employées. Voici le passage très connu du saint apologiste :
« Au jour que l’on appelle “jour du Soleil”, tous se réunissent en un même lieu ; on lit les Mémoires des Apôtres ou les écrits des prophètes, aussi longtemps que c’est possible. Puis, quand le lecteur a fini, le président de l’assemblée prend la parole pour nous admonester et nous exhorter à imiter ces beaux enseignements. Ensuite, nous nous levons tous ensemble et nous adressons (à Dieu) des prières ; et, lorsque nous avons achevé la prière, on apporte du pain, du vin, et de l’eau, et le président, pareillement, fait monter prières et actions de grâce, de son mieux, et le peuple exprime son accord en proclamant l’Amen. Puis on fait pour chacun la distribution et le partage de l’eucharistie ; on envoie leur part aux absents par l’intermédiaire des diacres ».
Du IVe au VIe siècle
Le IVe siècle voit la fin des persécutions. Désormais autorisé, le christianisme peut enfin déployer son culte public dans des édifices qui lui sont réservés : ce sont les premières basiliques. Nous possédons des documents assez nombreux de cette époque sur la célébration eucharistique. D’après cette littérature, il apparaît que la plus ancienne et la seule anaphore[1] usitée à Rome est le canon romain. Il y a donc dès cette époque une unité dans la liturgie eucharistique romaine.
La messe commençait par une préparation au sacrifice avec lectures, psaumes, chants d’hymnes, homélie à laquelle assistaient les catéchumènes. Elle est suivie de la célébration réservée aux fidèles avec offertoire, chant du Sanctus, canon, fraction et communion. L’Introït a été ajouté au VIe siècle. Le Kyrie eleison a été emprunté à la liturgie grecque dès le IVe siècle. A la même époque, le Gloria est passé de l’Office divin – la récitation des psaumes – à la messe. A partir du VIe siècle est attesté le fait qu’il n’y avait à Rome que deux lectures : l’épître et l’évangile.
La préface avant le canon est très ancienne, antérieure au IVe siècle ; elle est suivie du Sanctus. La cérémonie de la fraction du pain intervenait à la fin du canon, pendant le chant de l’Agnus Dei. Le Pater qui la suivait a été remis par saint Grégoire le Grand comme conclusion du canon, conformément à la coutume grecque. Le Libera nos après le Pater est connu de toutes les liturgies. Le baiser de paix suivait la fraction. La communion se faisait au pain consacré et au calice, sans que l’on soit sûr du mode exact employé. Après la bénédiction le diacre chantait l’Ite missa est pour congédier les fidèles.
Du VIe au XIe siècle
De saint Grégoire le Grand, pape de 590 à 604, à saint Grégoire VII (1073–1085), une évolution se produit qui consiste essentiellement dans l’introduction d’éléments empruntée à la liturgie franque. La Gaule avait reçu la foi de Rome ainsi que sa liturgie. Mais une certaine francisation de la liturgie romaine conduisit à l’adoption, par le missel romain, de traditions particulières propres au domaine franc.
Charlemagne et ses lettrés furent en grande partie à l’origine de cette hybridation. S’ils imposèrent les usages romains dans le royaume franc, les apports locaux furent nombreux. À cette époque le chant grégorien connut un grand développement.
La réforme grégorienne entreprise par saint Léon IX (1002–1054) et achevée par Urbain II (1088–1099), sous l’influence de papes d’origine germanique, introduisit les livres romano-francs à Rome même, tout en leur ajoutant des éléments romains. La centralisation qui résulta de la réforme grégorienne consolida définitivement la liturgie romaine ainsi enrichie.
Les livres liturgiques du XIIIe siècle, ancêtres des livres tridentins, sont issus de ce double mouvement d’hybridation : l’introduction d’éléments francs dans le romain à l’époque carolingienne, et l’ajout d’éléments romains dans le romano-franc, lors de la réforme grégorienne.
Ce qui ressort de l’examen des manuscrits liturgiques disponibles, c’est la grande ressemblance générale de ces rites avec le rite tridentin. Il existe cependant de nombreux rites secondaires, variables selon les lieux. Mais toujours se manifeste, à intervalles réguliers, le souci de l’unité liturgique. Il résulte du devoir de veiller à l’orthodoxie, mais aussi de la volonté d’éviter un foisonnement qui pourrait vite tourner en anarchie.
Du XIIe au XIVe siècle
Le missel de la Curie romaine est bien fixé dès le XIe siècle. A partir du XIIe siècle, un esprit de « réforme » s’efforce de réduire la multiplication des compositions et de restreindre certaines coutumes, surtout dans l’Office divin. Ce mouvement peut se constater tant dans les Ordres religieux – Chartreux, Cîteaux, Prémontrés – que chez les séculiers. La réforme liturgique de Cîteaux est la plus notable. L’on visait, au sein de chaque Ordre, à une unification. Cela eut pour résultat de faire progresser l’harmonisation de la liturgie dans l’ensemble du monde romain.
Au XIIIe siècle il existait encore plusieurs formes du missel romain à Rome même : celle du Latran, de la Basilique libérienne, de Sainte-Marie Majeure, et d’autres encore. Il faut souligner que les différences étaient très faibles. Mais c’est finalement le missel de la Curie qui s’imposera. Et vers 1230 l’état du missel romain ne sera quasiment plus modifié.
Les discussions autour de la transsubstantiation, avec notamment la condamnation des erreurs de Pierre Abélard (1079–1142), et l’expansion du culte eucharistique amenèrent l’élévation de l’hostie, d’abord à Paris au début du XIIIe siècle, puis celle du calice. Elles se généraliseront à la fin du même siècle. C’est à cette époque que saint Thomas d’Aquin composa l’Office et la Messe du Saint-Sacrement.
Innocent III (1198–1216) fit publier un Ordo missae, l’ordinaire de la messe papale, intégrant un cérémonial, c’est-à-dire la description des gestes et des mouvements de tous les ministres. Désormais la Chapelle papale devient le modèle et la référence. Et les livres de la Curie, largement diffusés, constituent la norme.
Les XVe et XVIe siècles
Le premier missel romain imprimé porte la date du 6 décembre 1474. Il fut réalisé à Milan. Il reproduit presque à l’identique le missel publié sous Nicolas III en 1277. L’imprimerie sera un nouvel élément de stabilisation du missel de la Curie, et va permettre une diffusion encore plus large.
Cependant, certains abus liturgiques liés à l’ignorance, mais aussi à l’influence de la Réforme protestante qui a introduit un esprit de libre examen jusque dans le clergé resté fidèle, vont nécessiter une mise au point disciplinaire. Ce sera le rôle du concile de Trente (1545–1563).
Ce concile qui s’était fixé pour but de lutter contre l’hérésie protestante et qui a promulgué de nombreux décrets dogmatiques, a aussi porté des décrets disciplinaires importants.
Les décrets dogmatiques du 17 septembre 1562 au cours de la XXIIe session, sur le saint sacrifice de la messe, auxquels il faut associer le décret Du catalogue des livres, du catéchisme, du bréviaire et du missel, de la XXVe session (4 décembre 1563), sont à l’origine de la codification tridentine de la liturgie.
Saint Pie V
Le concile de Trente avait préparé la révision des livres liturgiques, mais ne put achever le travail, ne disposant pas sur place des documents nécessaires. C’est pourquoi il confia au pape la réalisation de cette tâche. La solennité de cette assemblée, la réaffirmation des grands dogmes sur le sacrement de l’Eucharistie et le saint sacrifice de la messe, allaient donner un éclat particulier à cette révision.
Le travail ne consistait pas à composer un « nouveau missel », comme firent les auteurs du missel de Paul VI, sous prétexte de retrouver des formes anciennes disparues, par un « archéologisme en matière liturgique » pourtant dénoncé par Pie XII, dans Mediator Dei (1947). L’œuvre de saint Pie V consistait à revenir à la tradition en établissant la meilleure édition possible du missel romain par la comparaison des sources. Il se contenta de supprimer certaines messes votives, et de restaurer la célébration du dimanche qui avait tendance à s’effacer devant les fêtes. Cette restauration de la célébration du dimanche sera d’ailleurs reprise par la réforme de saint Pie X.
Le pape dominicain rendit le missel qu’il publia, obligatoire dans toutes les églises qui ne pouvaient pas prouver une ancienneté de 200 ans pour leurs liturgies particulières. La plupart des évêques et des chapitres acceptèrent le missel tridentin, alors même qu’ils pouvaient établir l’ancienneté suffisante de leurs textes propres et usages liturgiques locaux. Le missel « de saint Pie V » devint ainsi général. De nombreux rites propres subsistèrent cependant, source de futures confusions. Le missel sera édité en 1570.
Cette révision précisa aussi les rubriques décrivant toutes les cérémonies à accomplir au cours de la messe. Cette clarification sera confiée par la suite à la Congrégation des Rites qui sera désormais la gardienne du missel et donnera de précieuses réponses et de nombreux éclaircissements pendant quatre siècles. Cette codification des rubriques, qui reste le plus grand apport du missel tridentin, va contribuer à romaniser toute la liturgie latine.
Enfin, la diffusion de manuels expliquant les gestes liturgiques à accomplir, en s’appuyant sur la pratique de la Curie, permettra de diffuser l’esprit romain dans toute l’espace latin.
L’œuvre du concile de Trente fut parachevée par la promulgation de tous les livres liturgiques révisés entre 1568 et 1614 – bréviaire, missel, martyrologe, pontifical, cérémonial des évêques et rituel, tous romains – qui offriront un accès aisé au droit liturgique sous toutes ses formes.
Source : Fsspx.Actualités
- ce terme désigne le canon de la messe[↩]