Le père Clotaire Givry (1904–2006) est un prêtre lazariste, ancien missionnaire en Chine, persécuté après la promulgation de la nouvelle messe par ses supérieurs en raison de sa fidélité à la messe traditionnelle, qu’il dût continuer à célébrer clandestinement durant la nuit.
Le père Clotaire Givry en bref
- 3 juin 1904 : Naissance à Billy-sur-Aisne (02).
- 1922 : Entrée chez les lazaristes.
- 30 juin 1930 : Ordination sacerdotale, aussitôt envoyé en Chine, à Ningpo.
- 1937 : Muté à Tinghai (toujours en Chine), dont il devient supérieur en 1948.
- 1953 : Expulsé de Chine par les communistes (Mao Zedong).
- 1953–1955 : Séjour à Tunis.
- 1955 : Retour en France.
- 1964 : Devient résidant à la Maison Mère des lazaristes, rue de Sèvres, et confesse à la chapelle miraculeuse de la rue du Bac. Il devient alors le soutien spirituel de nombreuses âmes.
- Août 1972 : Commence à célébrer clandestinement la messe traditionnelle durant la nuit.
- 4 novembre 2006 : décès à l’age de 102 ans et obsèques à la Maison Mère (où saint Vincent de Paul fonda les lazaristes).
Les lignes qui suivent, écrites par le père Givry, font comprendre la souffrance
et la profondeur spirituelle de ce prêtre, « confesseur » de la messe de toujours.
L’heure sainte de la grande prière sans barrières ni frontières. Toutes les dimensions (verticale, horizontale, latérale, marginale) de la prière, qui s’achève et se perfectionne dans le saint sacrifice.
Idée générale
Louange, gloire et amour soient rendus au Très-Haut, Dieu de sainteté…
Paix, salut et béatitude soient accordés aux hommes pécheurs.
Puisse ma pauvre prière, unie à celle de l’Église, identifiée à celle du Sauveur, monter comme un encens d’agréable odeur jusqu’à la très sainte Trinité, et faire descendre sur tous les hommes les trésors connus et cachés de la divine miséricorde… Par Jésus-Christ, Fils de Dieu, notre frère et rédempteur.
Daigne le Seigneur accepter de mes mains indignes le sacrifice de son Fils pour la gloire de son nom, pour notre avantage, celui de l’Église et du monde entier.
Texte de l’offertoire de la messe de saint Pie V. Pourquoi l’avoir supprimé et remplacé par des formules si plates et si vides de sens ?
Introduction
Jésus-Christ est à la fois Dieu et homme. On peut donc le considérer tour à tour, soit comme terme de prière (d’adoration, de louange ou de demande), si l’on s’adresse à lui comme au Fils possédant la nature divine, avec le Père et le Saint-Esprit ; soit encore comme moyen d’intercession, si on le considère surtout comme le médiateur unique et nécessaire entre Dieu et les hommes.
Vu que nos prières, en elles-mêmes, ne méritent pas d’être écoutées et moins encore exaucées, il est toujours possible et salutaire de les unir à celles des âmes ferventes, des anges et des saints, de l’Église et de Marie Immaculée, pour adorer, remercier, invoquer Jésus-Christ, le Verbe incarné, que la foi nous fait découvrir, notamment dans l’eucharistie et le saint sacrifice de la messe.
Mais la prière la plus excellente et finalement la plus efficace consiste à s’unir à Jésus lui-même, pour ne faire qu’un avec lui, afin de pouvoir comme lui et par lui rendre à son Père tout amour et toute gloire. Telle est la justice essentielle et primordiale, dont l’âme du prêtre, plus encore que toute autre, devrait avoir faim et soif.
Cet hommage, offert par le Christ immolé sur la croix et renouvelé à l’autel, est absolument parfait et digne des perfections divines. Il dépasse infiniment tout ce que la créature peut offrir de meilleur à son Créateur. Maître souverain et Père infiniment bon, il permet d’espérer fermement, et il invite à demander, avec une confiance humble mais audacieuse, ce que la bonté miséricordieuse du Dieu Sauveur veut bien accorder de plus précieux et de plus désirable à tous les hommes pour qui Jésus est mort sur la croix.
I. Remarques préliminaires
1. — La voix populaire affirme et l’expérience confirme que « la perfection n’est pas de ce monde ». Il faut y tendre sans cesse, si l’on veut faire de sa vie une réussite, au moins devant Dieu, sinon devant les hommes, ce qui n’a qu’une importance très relative. Mais on doit se résigner à n’être jamais parfait ici-bas. Car la faiblesse humaine oblige à rester toujours, par quelque côté, inférieur à son idéal. Plus celui-ci est élevé, et plus on est condamné à constater qu’on en est encore très éloigné, quoi que l’on fasse avec la meilleure volonté du monde, même avec la grâce de Dieu. Cela se vérifie notamment en ce qui concerne la prière et la pratique de la vertu.
Autant dire que les pages qui suivent traduisent plutôt un désir, qui doit être concrétisé par un effort quotidien. Ce n’est pas encore, ce ne sera peut-être jamais une réalité qui serait déjà pleinement possédée, ni encore moins une victoire définitivement acquise.
Si étonnant que cela puisse paraître, il a fallu des semaines de travail acharné, soutenu par une volonté tenace, tentée parfois de découragement, pour rédiger ce texte, qui laisse encore beaucoup à désirer. Le pauvre homme qui a cru devoir prendre cette peine n’a pas voulu faire un essai littéraire, qui serait d’ailleurs très contestable comme tel. Son but était de se tracer une sorte de programme qui l’encourage, qui l’oblige même, à combattre le formalisme, la médiocrité, la routine, pour réaliser quelque progrès dans sa prière et dans sa vie, pour mieux chercher et trouver la grâce du Seigneur, afin de la faire rayonner davantage.
Il souhaite par conséquent qu’on ait la charité de prier pour qu’il réussisse à se rapprocher le plus possible de cet idéal de prière plus parfaite et de vie plus sainte qu’il a essayé de décrire dans ces pages. Mieux encore, car il n’est pas le seul en cause, il espère vivement qu’en ce temps de crise du sacerdoce, on priera instamment pour l’Église entière. Plus que jamais, il est urgent de supplier le Seigneur d’accorder à ses prêtres assez de mémoire et surtout d’esprit surnaturel pour se rappeler et mettre en pratique la recommandation de l’évêque qui les a ordonnés « prêtres pour l’éternité ». » Ayez l’intelligence des mystères que vous célébrez ! Vivez de façon à vous en rendre dignes ! » (Traduction large de la célèbre formule : « Intelligite quod agitis ! Imitemini quod tractatis ! »)
2. — Sachant que le « moi » n’est pas aimable, même quand il n’est pas haïssable, l’auteur de ces pages aurait voulu se faire oublier davantage, en employant la troisième personne au lieu de la première, pour se désigner lui-même. Il s’y est essayé, mais il s’est vu forcé d’y renoncer, afin d’éviter d’alourdir son style déjà trop chargé et de nuire à la clarté de son exposé. Un peu d’indulgence aidera sans doute ses lecteurs à l’en excuser.
En revanche, si depuis toujours il recherche et apprécie les formules de prières riches en doctrine et en piété, il n’aime guère celles qui semblent inspirées par un égocentrisme naïf et inconscient où l’égoïsme risque de tenir trop de place. Les expressions telles que « je », « moi », encore « je » et toujours « moi », quand elles sont trop fréquentes, provoquent en lui une sorte d’allergie. C’est pourquoi il essaie soit de les réciter au pluriel, lorsque c’est possible ; soit de « mettre le prochain dans sa propre peau » ou, si l’on préfère, de se « mettre lui-même dans la peau du prochain ». Autrement dit, autant que faire se peut, il englobe, dans sa louange ou dans sa demande, tous ceux et celles qui, comme lui et peut-être plus que lui, ont besoin des grâces qui font l’objet de ses prières.
3. — Le titre de ce modeste travail fut inspiré par celui d’une célèbre « messe sur le monde », rédigée par un religieux très connu[1]. Mais c’est le seul point commun entre ces deux « messes ». L’auteur de celle-ci refuse catégoriquement toute autre ressemblance avec celle-là. Il a simplement cherché dans ces pages à définir une prière qui n’ait rien de panthéiste, ni de moderniste, et qui soit vraiment « catholique » dans toute la force du terme.
4. — On trouvera peut-être qu’il y a trop de répétitions dans le texte qui suit. Mais peut-il en être autrement, quand on n’est pas écrivain ni théologien, et qu’on traite un sujet aussi vaste, aussi riche que la messe, qui suppose les mystères de l’incarnation, de la rédemption, de l’application de la grâce et du salut des âmes ? Et puisqu’il s’agit de prière et non de littérature, ne convient-il pas de redire souvent à Dieu les mêmes louanges et les mêmes demandes, pourvu qu’on y mette toute la ferveur possible ? Jésus agonisant au jardin des Oliviers, par condescendance pour notre faiblesse, a bien voulu s’astreindre à répéter les mêmes formules. Saint Matthieu rapporte en effet (Mt 24, 43) : Il laissa les Apôtres endormis et, « s’en allant de nouveau, pria pour la troisième fois, redisant les mêmes paroles ». C’est donc peut-être le cas de répéter la formule célèbre :
L’amour n’a qu’un mot : en le disant toujours, il ne le répète jamais[2].
II. Dans le silence de la nuit
Pendant plusieurs années, j’avais dit la messe, sans la participation des fidèles, dans l’église où j’exerçais mon ministère. Au début, aucun problème ne s’était posé, sauf l’ennui causé par le bruit des prières que l’on récitait autour de moi. Mais peu à peu. la mise en marche du « renouveau » liturgique provoqua des difficultés qu’il est inutile de préciser. Pour sortir de cette impasse, je décidai un beau matin de célébrer dans des conditions plus favorables au recueillement : dès le lendemain, j’ai recommencé à offrir le saint sacrifice… au milieu de la nuit.
En effet, cette habitude n’était pas nouvelle pour moi. Vingt ans plus tôt, je m’étais vu forcé de monter à l’autel… sur le plancher de ma chambre et dans la plus stricte intimité, très longtemps avant le lever du soleil. Cette inoubliable situation, prolongée pendant de longs mois, m’exposait à la tentation de récidiver à la première occasion. Ainsi, deux motifs m’incitèrent à reprendre une pratique nocturne, adoptée jadis par nécessité. D’abord, le souvenir personnel d’événements dramatiques qui m’ont marqué et presque traumatisé jusqu’à la fin de mes jours. Bientôt, cependant, prévalut en moi le désir de trouver plus de recueillement et de faire de cette heure sainte par excellence, le condensé de mes prières, de mes oraisons et le sommet de ma vie spirituelle ; pour tout dire, une véritable messe nocturne sur le monde… N’est-ce pas la grande prière qui doit surpasser toutes les autres en qualité, en plénitude, en profondeur, en extension et, par suite, en efficacité ?
S’il était nécessaire d’expliquer, sinon de justifier cette habitude qu’on pourrait taxer de caprice ou d’originalité, voici quelle serait ma défense : cette façon d’agir ne gêne personne ; elle ne fait de tort à personne ; elle ne prive en rien les fidèles qui, auparavant déjà, n’avaient pas l’occasion d’assister à ma messe. En outre, la réforme liturgique a donné au célébrant assez de liberté pour choisir à son gré telle prière ou pour modifier tel détail. On est tenté de le regretter, quand on constate la licence qui en découle. Certains prêtres abusent de cette latitude, au point de manquer parfois de respect à l’eucharistie et de scandaliser les fidèles. Personnellement, je ne vois pas la raison qui devrait m’interdire d’user de cette même liberté, puisque je n’ai d’autre intention que de mieux célébrer et de rendre ma dévotion à la messe plus consciente, plus profonde, plus missionnaire et, j’espère, plus fructueuse.
Rien de précis quant à l’heure de cette célébration clandestine. Elle se situe, selon les caprices de mon premier réveil, entre minuit et trois heures, rarement plus tard, et le plus souvent vers deux heures du matin. Le moment venu, lampe de poche en main et carte du monde sous le bras, je sors de chambre « en douceur », pour ne pas donner l’éveil, même au voisin qui ne serait pas endormi. Je parcours les corridors sur la pointe des pieds. Je parviens comme une ombre à l’autel apprêté dès la veille au soir. Je me prépare alors à dire la messe dans la tranquillité favorable à une communion plus intime avec Jésus crucifié, avec Marie debout au pied de la croix, avec l’Église et le monde entier. Pourquoi pas ? Il s’agit en effet de renouveler et d’exploiter au maximum… dans sa double dimension verticale et horizontale… l’unique sacrifice de louange et de supplication offert par le Christ-Sauveur. .. au nom et au profit de tous mes frères les hommes !
III. Rien de plus excellent que Jésus immolé sur la croix
Dans la religion, rien n’est plus grand que Jésus-Christ ; en Jésus-Christ, rien n’est plus grand que son sacrifice ; dans son sacrifice, rien n’est plus grand que son dernier soupir.
Cette pensée de Bossuet est digne de son auteur : remarquable par sa simplicité et sa profondeur, elle exprime assez bien l’enseignement de l’Église sur les mystères de l’incarnation et de la rédemption. Jésus-Christ est à la fois vrai Dieu et homme parfait. L’union dite hypostatique, qui réunit dans la personne du Verbe incarné les natures divine et humaine, confère à celle-ci une dignité infinie. Il s’ensuit que la moindre des prières, des paroles, des actions de Jésus rend à son Père un hommage absolument digne de lui, de sa sainteté, de son « immense majesté » comme nous le chantions jadis dans le Te Deum. Elle peut en même temps expier tous les péchés et conduire tous les hommes au port du salut et du bonheur sans fin.
Mais celui qui est infiniment riche en miséricorde (Ep 2, 4) a voulu faire beaucoup plus et mieux : en vertu de l’amour absolument exceptionnel qu’elles supposent et manifestent, la passion et la mort du Sauveur ajoutent à ses mérites déjà infinis une surabondance de richesses spirituelles, un trésor littéralement inépuisable de grâces rédemptrices. Par son sacrifice volontairement accepté, Jésus crucifié a rendu à la Sainte Trinité incomparablement plus de gloire et d’honneur que tous les péchés du monde n’ont pu et ne pourront jamais lui en ravir. L’excès des souffrances et des humiliations qu’il endura pour nous, démontre clairement l’excès de l’amour que Dieu nous porte. Cette preuve surabondante de sa bonté miséricordieuse permet d’espérer, de demander et d’obtenir la profusion de grâces capable de satisfaire aux besoins spirituels de tous les hommes de tous les temps.
L’épuisement prévisible de l’énergie de la matière préoccupe justement les techniciens et les planificateurs de l’avenir. Par contre, la source d’énergie spirituelle jaillissant de la Passion et du cœur percé de Jésus ne risque pas de s’appauvrir, encore moins de s’épuiser. Tous les pécheurs, tous les saints possibles et imaginables pourront aller, jusqu’à la fin des temps, y puiser largement, sans jamais la diminuer. C’est le cas de dire, après saint Paul « Là où le péché abondait, la grâce a surabondé » (Rm 5, 20).
Or, d’après la doctrine traditionnelle de l’Église, la messe rappelle et reproduit, sans effusion de sang, le sacrifice sanglant du calvaire. Le prêtre conscient de ce qu’il fait à l’autel ne saurait oublier la première messe offerte par le souverain prêtre lui-même. Jésus la célébra en deux parties distinctes mais inséparables, dont chacune est d’une importance capitale et d’une efficacité prodigieuse, sans commune mesure avec les richesses de ce monde. A la Cène du Jeudi saint, il institua l’eucharistie et le sacerdoce, pour perpétuer son sacrifice à travers les âges : le Vendredi saint, l’Agneau sans tache s’immola sur la croix, en présence de sa Mère, de saint Jean, de quelques saintes femmes, et d’une foule curieuse, indifférente ou hostile.
Ces principes devraient rester présents à mon esprit et m’aider à monter à l’autel avec plus de confiance encore que d’humilité. D’une part, il est vrai, la conscience de ma triste qualité de pécheur si souvent infidèle à la grâce m’oblige à me proclamer indigne de paraître devant la sainteté divine, à reconnaître que je ne mérite pas d’être écouté, et moins encore de trouver grâce à ses yeux.
Mais, d’autre part, le caractère sacerdotal, reçu pour toujours à l’ordination, fait de moi un autre Christ. Il est d’ailleurs superflu de se lancer dans des recherches interminables, comme certains croient devoir le faire. Ma dignité de prêtre est une raison plus que suffisante pour oublier ou dépasser ma misère, et pour dilater ma confiance jusqu’à la limite du possible, puisque rien n’est impossible à Dieu (Le 1, 37).
Car ce que je présente au Seigneur quand je célèbre les saints mystères, ce n’est pas ma pauvre prière qui, en stricte justice, mériterait plutôt d’être rejetée ; c’est la prière des saints du ciel et de la terre ; c’est la louange et la supplication de l’Église dont je suis le ministre, indigne sans doute, mais cependant agréé par condescendance ; c’est la prière du cœur douloureux et immaculé de Marie, corédemptrice et médiatrice secondaire auprès de son Fils ; enfin, infiniment au-dessus de ces intercessions déjà si précieuses, ce sont la prière, les souffrances, l’amour, les mérites infinis de l’unique et nécessaire médiateur. Je lui suis identifié comme prêtre, précisément pour offrir à son Père ce très digne sacrifice d’expiation, d’adoration et de réconciliation.
Il y a donc dans cette certitude un motif de confusion pour le pécheur incorrigible que je suis et que je resterai toujours. Il y a plus encore un sujet d’admiration, de reconnaissance et d’amour à l’égard de celui qui a daigné me témoigner une incompréhensible prédilection, en se servant de moi pour opérer cette merveille d’amour miséricordieux.
C’est pourquoi, conscient d’avoir reçu cette miséricorde, alors que je le méritais si peu et que j’en fais si mauvais usage, je me sens d’autant plus obligé de la prêcher aux pécheurs avec douceur et conviction, pour qu’ils n’en doutent pas ; de les aider à la recevoir dans le sacrement de pénitence, tout en les exhortant à s’en rendre dignes. Enfin, je dois l’invoquer inlassablement pour ceux qui en ont d’autant plus besoin qu’ils n’ont pas conscience d’être pécheurs, ou qu’ils refusent de demander pardon.
Mon rôle de prêtre ne saurait donc se borner à consacrer et à distribuer le corps et le sang du Sauveur, comme le ferait un fonctionnaire soucieux d’observer son règlement pour ne pas s’attirer d’ennuis et ne pas compromettre son avancement. Si je veux n’être pas trop inférieur à ma sublime fonction de sacrificateur, une noble ambition m’est indispensable : me revêtir du Christ, comme le demande saint Paul à différentes reprises (Rm 13, 14 ; Ga 3, 27 ; Ep 4, 24 ; Col 3, 10). D’où l’obligation au Christ se résume dans la conformité à la volonté de son Père, dans la recherche d’une union plus intime et d’un amour plus généreux, dans le souci constant de sa gloire et du salut des âmes. Il va de soi que ce désir, s’il est sincère et profond, a tendance à s’exprimer en tous temps et en tous lieux, par les différentes formes de la prière. Mais c’est en premier lieu la messe de chaque jour (ou de chaque nuit !) qui permet au prêtre, et même aux fidèles, de ramener au zénith l’union à Dieu et la recherche de l’infini.
Me voilà donc, à l’autel plus que partout ailleurs, identifié à Jésus, Fils du Dieu très saint et sauveur des hommes pécheurs. Je puis donc compter sur une grâce toute spéciale pour bien jouer mon rôle de porte-parole » entre le Créateur et ses créatures, de « chargé d’affaires » humaines et célestes, d’« ambassadeur » entre le Sauveur et les rachetés. Dès lors, je puis, au nom du Christ, offrir à la Sainte Trinité un hommage adéquat à toutes les perfections divines et une supplication qui réponde à tous les besoins des hommes. Pourquoi ne demanderais-je pas, pour mes semblables et pour moi-même, une mesure débordante de grâces, qui soit proportionnée à l’immensité de la misère humaine et aux inépuisables richesses de l’amour miséricordieux ?
Si j’ai vraiment conscience qu’à l’autel je ne fais qu’un avec Jésus crucifié, je ne puis faire moins que de compatir à ses souffrances, de partager sa pensée, sa prière et son amour pour son Père et pour ses frères qui, par sa grâce, sont devenus les miens.
En ces minutes aussi précieuses que fugitives, puis-je refuser de lui prêter, que dis-je ? de lui donner ma voix, mon cœur et mon âme, pour glorifier par lui la Sainte Trinité, mais aussi pour partager et soutenir la prière de mes frères qui prient de leur côté, dans des conditions qui sont souvent pénibles et même éprouvantes ? Puis-je également « laisser tomber » ceux qui ne prient pas, tous ces malheureux inconscients de leurs misères, morales et spirituelles, qui les retiennent loin de Dieu, sans le moindre désir de se rapprocher de lui, bien au contraire ?
Aucun doute n’est donc plus permis : quand je suis à l’autel, je tiens la place du Sauveur pour renouveler son sacrifice et en demander l’application. La logique de la foi et de la charité me demande alors des efforts soutenus pour éviter les distractions et combattre la routine qui se glissent dans les actions les plus saintes. D’où la nécessité de bien soigner la préparation et l’action de grâces, pour faire de la messe le centre et le sommet de ma vie spirituelle. Je n’en serai que plus à même de regarder et de voir les hommes comme Jésus les voyait du haut de la croix, de les aimer un peu comme il les aimait, de prier comme il priait pour eux.
IV. Le monde aux pieds de Jésus crucifié
Je ne voudrais pas faire l’original, quand des fidèles assistent à ma messe. Mais quand je célèbre seul au cours de la nuit, je place la carte du monde sous mes yeux devant le crucifix. Je ne saurais dire combien cela rend plus facile ma prière qui acquiert, de ce fait, une dimension mondiale. A tort ou à raison, je crois alors englober la terre entière dans le regard, la prière et l’amour du divin crucifié.
Face à la carte de notre planète, je puis me représenter, au moins globalement, l’humanité tout entière en marche vers sa destinée. Elle fait penser soit à une mer agitée et démontée sous le souffle violent de la tempête ; soit à la marée en perpétuel mouvement de flux et de reflux ; soit encore à la lave brûlante et rougeoyante d’un volcan en éruption, comme ceux que les vulcanologues ont réussi à filmer en Afrique et ailleurs. Scène impressionnante pour qui la voit de loin sur l’écran ! Spectacle dangereux et terrifiant pour qui le contemple de près !
Ces comparaisons ne visent pas à déprécier, tant s’en faut, ce qu’il y a de grand, de beau et d’admirable dans l’œuvre du Créateur de l’univers. Les merveilles de la nature, des règnes végétal et animal, de l’infiniment grand et de l’infiniment petit nous invitent à chanter avec enthousiasme la gloire, la puissance et la beauté de leur auteur. Mais quiconque possède un atome de charité ne peut ignorer les épreuves de toutes sortes et les conditions souvent dramatiques dans lesquelles, bon gré, mal gré, nos frères les hommes sont condamnés à vivre, à souffrir et à mourir.
Il suffit en effet d’avoir « le souci des autres » pour découvrir une réalité complexe et mouvante, qui réunit ou même confond les extrêmes les plus opposés. En voici quelques aspects : le bouillonnement des aspirations souvent frustrées et sans cesse renaissantes vers un bonheur fugitif et trompeur ; la poussée irrésistible des besoins, réels ou factices, qui restent fréquemment insatisfaits ; la « faim sacrée de l’or », la ruée vers le plaisir, le pouvoir, la gloire, vers tout ce qui satisfait un instant l’orgueil, l’égoïsme, la sensualité de la bête humaine ; la nécessaire répétition, à longueur de vie, des travaux monotones et pénibles, des corvées inévitables de l’existence ; l’affrontement des opinions, des convictions, des idéologies, des intérêts violemment opposés, jusqu’à pousser au crime et à la guerre : il faudrait même dire les guerres interminables, accompagnées et suivies elles-mêmes de leur cortège inséparable de privations, de destructions, de souffrances, de sang versé, de morts violentes par centaines de milliers, sinon par millions ; la cavalcade de toutes les épreuves déprimantes, au point de provoquer la dépression nerveuse ou même le suicide ; les exigences tyranniques des passions avilissantes ; avec tout cela, les cataclysmes provoqués par les forces aveugles de la nature ou par la criminelle volonté de brutes à faces humaines… Telle est, en résumé, l’interminable litanie des conditions de vie et des souffrances multiformes de l’humanité toute entière.
Quelle est donc la réaction de tant d’infortunés, entraînés, comme des fétus de paille, dans ce tourbillon indescriptible, dans ce flot irrésistible qui, lentement ou rapidement, mais immanquablement, les pousse vers la mort ?
Les uns, et c’est le petit nombre, s’efforcent péniblement d’accepter, de valoriser, de sanctifier même les vicissitudes de leur existence par des prières ferventes, par un amour sincère et généreux, par la conformité à la volonté de Dieu et l’union à Jésus souffrant. Ce sont les mieux partagés et les plus enviables, car ils savent par la foi que leurs épreuves ne sont pas vaines, et ils trouvent dans l’espérance et l’amour divin le courage de porter leur croix à la suite du maître.
Les autres, c’est-à-dire la grande majorité, subissent leur triste sort avec fatalisme, à moins que ce ne soit avec désespoir. Car beaucoup sont ulcérés par la révolte contre ce qu’ils croient être l’injustice de leur destin. Parfois même leur exaspération les excite à la haine aveugle et dynamique, qui ne s’éteindra qu’avec la flamme de leur vie, mais qui survivra, hélas, dans leurs héritiers ou leurs disciples !
Heureusement, voici qu’un rayon de lumière céleste vient éclairer ce tableau si sombre et si peu réjouissant. Car sur cette humanité, admirable, moutonnière ou pitoyable, s’élève la croix qui sauve le monde… C’est pour tous les hommes que Jésus offre à son Père son douloureux sacrifice… C’est pour eux encore que le prêtre à l’autel peut et doit prolonger la prière compatissante et vivifiante du Sauveur !
Alors, plus que jamais, mes yeux devraient donc, en quelque sorte, être les yeux de Jésus pour suivre le déroulement de tant de drames vécus par la foule des gens livrés, souvent sans défense, à la souffrance et au péché. Mon pauvre cœur devrait battre à l’unisson des cœurs de Marie immaculée et surtout de son Fils, qui ont tant aimé les pécheurs et tant souffert pour leur salut. Ainsi, dans chaque parole inspirée, dans chaque formule du missel, je pourrais plus facilement saisir la richesse doctrinale et la multitude d’applications que le Saint-Esprit y a déposées pour l’instruction, la consolation, le réconfort et le salut de tous. Si seulement j’étais plus saint et plus uni au Christ, chaque prière de l’Église passant par mes lèvres, telle une flèche porteuse de la bénédiction divine, partirait dans toutes les directions, à l’adresse de ceux, connus ou inconnus, à qui elle peut profiter.
La préface nous fait proclamer qu’il est souverainement digne et juste d’offrir au Père céleste, par son divin Fils, les hommages de la création tout entière, en union avec les anges et les saints de la terre et du ciel. Il n’en est pas moins convenable et même indispensable d’acquitter ce devoir de louange et de gratitude au nom de tous ceux qui sont inconscients ou insouciants, ou encore incapables de le remplir. Car, sans aucun doute, ils s’empresseraient de reconnaître leur créateur ; de rendre à leur Père amour pour amour ; de recourir, humbles et confiants, à leur sauveur, s’ils pouvaient seulement soupçonner la profonde vérité exprimée par un illustre converti, qui l’avait expérimentée avant de l’écrire :
Vous nous avez créé pour vous, ô mon Dieu, et notre cœur est inquiet et reste insatisfait, aussi longtemps qu’il ne vous a pas trouvé. [Saint Augustin, Confessions.]
V. Les quatre fins du sacrifice
La préoccupation dominante de tout enfant de Dieu, à plus forte raison de toute personne consacrée, devrait être la gloire de son Père céleste et le bonheur éternel de ses frères. Ce désir est une composante essentielle de la faim et de la soif de la justice que Notre-Seigneur a béatifiées (Mt 5, 6). Il entretient dans l’âme l’esprit de prière, qui se traduit nécessairement par les différentes formes de la prière. Son mouvement, semblable à celui d’un balancier, oscille sans cesse de la glorification à la supplication. Il s’agit, d’une part, de glorifier le Seigneur pour ce qu’il est et ce qu’il fait ; d’autre part, d’invoquer sa bonté miséricordieuse, pour obtenir toutes les grâces nécessaires aux hommes coupables ou indigents.
Dès lors, rien de plus facile, de plus logique et de plus profitable que d’utiliser la méthode que les théologiens appellent les quatre fins du sacrifice. On désigne par ce terme l’adoration, le remerciement, la demande du pardon et des bienfaits indispensables au salut. Toute prière traduit l’une ou l’autre de ces intentions primordiales. On ne voit pas comment il pourrait en être autrement.
Personnellement, je ne connais pratiquement pas d’autre façon de prier ou de faire oraison. Qui plus est, j’y vois un sujet de consolation et d’encouragement. Car je suis bien obligé d’admettre que je suis très éloigné de la sainteté. Le souvenir de mes péchés passés, la constatation de mes trop nombreuses infidélités quotidiennes, l’absence presque totale de pénitences corporelles et d’œuvres apostoliques ou charitables : voilà qui suffit largement à me convaincre pour toujours de ma pauvreté spirituelle et de mon impuissance à tout bien.
Cette évidente nullité de ma vie sacerdotale ne m’interdit pourtant pas d’exceller au moins en un domaine. Certes, ma prière en elle-même ne vaut rien devant Dieu, puisqu’elle est celle d’un pécheur. Mais l’union de foi et d’amour à Jésus peut lui communiquer une dignité et une efficacité incomparables, sans commune mesure avec ma petitesse, et voici pourquoi.
La prière de l’homme-Dieu s’est élevée, pour ainsi dire, jusqu’à la hauteur du Très-Haut, jusqu’au niveau de l’infini ; elle a glorifié dignement les perfections divines ; elle a scruté et exploité les trésors secrets de l’amour miséricordieux en faveur de tous les hommes. Pour que ma pauvre prière plaise au Seigneur et mérite d’obtenir ses grâces, il est nécessaire et il suffit de m’unir de toute mon âme à Jésus, qui m’aidera à prolonger et à faire mienne sa propre prière de Fils de Dieu et de sauveur du monde.
Le problème qui se pose à moi, comme à tout fidèle et à toute âme consacrée, est de m’unir à Jésus pour mieux l’imiter et, tout d’abord autant que possible, pour prier comme lui, avec lui et par lui. Voilà pourquoi il me semble profitable de proposer maintenant une explication des quatre fins du sacrifice. Si imparfaite qu’elle puisse être, elle me permettra d’améliorer la qualité de ma prière et d’en obtenir plus de grâces pour le prochain et pour moi-même. Et tout d’abord, quelle idée dois-je me faire de l’adoration et comment puis-je la pratiquer ?
L’adoration
C’est ce qu’il y a de plus nécessaire, mais hélas ! de plus rare ici-bas. Car c’est l’hommage auquel Dieu seul a droit et qui, par suite, doit lui être strictement réservé.
L’adoration est le culte d’estime, de révérence, de louange, de soumission et d’amour, élevé au suprême degré possible et imaginable. Parvenu à ce niveau, il ne convient plus qu’à Dieu seul. Ce n’est pas de sa part orgueil ni égoïsme, mais justice et sainteté et le revendiquer pour lui seul, à l’exclusion de tout ce qui n’est pas lui. « Je ne céderai ma gloire à aucun autre » (Is 42, 6). D’où il suit qu’un chrétien ne devrait jamais dire qu’il « adore » une créature si chère soit-elle, et encore moins une chose profane.
Adorer, c’est donc remplir le devoir le plus sacré, le plus impérieux, le plus indispensable, mais aussi le plus négligé. Car ce n’est pas seulement s’incliner ou se prosterner physiquement devant un maître, fut-il le plus grand de tous. C’est chanter avec enthousiasme la gloire de l’Être suprême et infiniment parfait : Dieu unique en trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit.
C’est aussi reconnaître et proclamer qu’il est le principe et la fin de tout, la vérité et le bien absolu, le maître souverain de l’histoire, de la vie et de la mort ; le Père infiniment riche en majesté, en puissance, en sainteté, en bonté, en miséricorde. D’où le soin qu’il faut prendre à ne jamais séparer l’humble respect de la confiance audacieuse et de l’amour sans réserve qui lui sont dus, et qu’il réclame pour notre bonheur.
En bonne logique, adorer, c’est encore admettre en théorie le souverain domaine de Dieu sur toute créature ; c’est, en pratique, se soumettre sans réserve à sa très sainte volonté ; c’est s’abandonner avec confiance, sinon avec joie, à son incompréhensible et parfois déroutante, mais infaillible Providence. Or, cette soumission et cet abandon sont l’expression la plus excellente de l’amour, qui résume et perfectionne toutes les autres vertus.
Lui seul en effet est l’Éternel, le Tout-Puissant, le Très-Haut, le Saint des saints, l’Être transcendant qui domine et dépasse infiniment tous les êtres de sa création. Il faut souligner que ces termes sont à prendre au sens le plus absolu : en face de lui, tout ne peut être que contingent, relatif et subordonné à sa souveraineté sans limites.
En conséquence, si claire que soit notre intelligence de sa divinité et de son gouvernement qu’on appelle Providence, elle n’atteindra jamais la profondeur ni la hauteur de son Être infini ; elle restera toujours obscurité devant sa lumière impénétrable pour nous ici-bas.
Si haut que montent vers lui l’estime et la révérence des esprits angéliques et des plus grands génies, elle ne parviendra jamais au niveau de son incompréhensible excellence.
Si loin que puissent aller notre amour et notre dévouement à son service, ils seront toujours inférieurs à sa bonté miséricordieuse.
Si totale que soit notre soumission, elle sera toujours, par quelque côté, indigne de la sainteté divine. Quoi qu’elle fasse, la créature est incapable d’offrir au Seigneur un hommage absolument digne de lui. Mais cette conviction, loin de nous décourager, devrait au contraire augmenter en nous l’humilité, et plus encore la confiance, puisque nous avons un Sauveur qui remédie à notre indignité et à notre impuissance dans l’ordre du salut.
L’adoration ainsi comprise a toujours été impérieusement réclamée par Dieu, aussi bien dans l’ancien que le nouveau Testament. On y constate que ses plus grands et plus fidèles serviteurs l’ont pratiquée avec un soin jaloux au cours de leur vie ; ils l’ont exigée de leurs contemporains comme condition des bénédictions divines. Le père Auvray l’a clairement démontré dans son livre récent L’Adoration, publié par « l’apostolat des éditions ».
C’est encore ce même culte qui est demandé aux chrétiens. Dans le domaine spirituel, on pourrait l’appeler le premier « impératif catégorique ». C’est sans doute pour cette raison que le Saint-Esprit a inspiré aux auteurs sacrés, puis à l’Église, tant de textes et de formules liturgiques qui, dans l’office divin et la sainte messe, expriment le respect, la louange, la confiance et l’amour : tous ces élans et sentiments se résument en un seul terme : l’adoration.
Hélas ! comme il est difficile à l’homme, ancien ou moderne, de mettre le vrai Dieu au-dessus de tout et de « l’adorer en esprit et en vérité » (Jn 4, 23) ! Assurément, on ne se prosterne plus devant le veau d’or de la même façon que les juifs pendant la traversée du désert. Mais on le courtise et on l’adore de bien d’autres façons. Les idoles de l’Antiquité ont cédé la place à d’autres fausses divinités, qui ne sont pas moins exigeantes ni tyranniques, puisqu’on leur sacrifie tout le reste : l’argent, la jouissance, le pouvoir, et toutes les passions qui réduisent l’homme à l’esclavage. Il faudrait y ajouter la fascination de la science, de la technique, du progrès, de la violence, du terrorisme, du marxisme, etc. De sorte que le Seigneur se voit plus que jamais refuser l’adoration, à laquelle il tient avant tout. Il est toujours le grand inconnu et méconnu, quand il n’est pas combattu avec acharnement comme l’ennemi n° 1 du bonheur des hommes, lui qui voudrait rendre heureux tous ses enfants !
Je serais inexcusable, si je restais indifférent à cette lamentable carence de l’adoration, source de tant de maux pour les hommes de notre temps, comme elle le fut pour les juifs de l’ancien Testament. Le spectacle ou la pensée de tant de gens qui prostituent leur âme devant des idoles de toutes sortes, voilà qui doit m’inciter à combler cette lacune. Mon activité missionnaire fut hélas ! réduite à peu de chose. Mais le Seigneur a bien voulu m’accorder une compensation : celle de prier avec une ardeur soutenue. Que de fois j’ai transformé en prières itinérantes mes randonnées dans la campagne païenne ! Quand je passais auprès des tombeaux des païens, avec quelle ferveur j’adorais et remerciais le Créateur pour ces morts qui ne l’avaient pas connu, et qui n’avaient pas pu lui rendre hommage ! Je n’oubliais pas pour autant de supplier le Sauveur de se faire connaître et aimer par les habitants de ces régions.
Maintenant encore, aucune forme de prière ne m’est plus facile ni plus intense que celle-ci : dans mes déplacements, j’offre à Dieu force louanges et supplications au nom et à la place des inconnus que je côtoie, que je croise, ou dont j’aperçois les habitations en cours de route. Apparemment, beaucoup parmi eux n’ont guère de préoccupations spirituelles, et c’est le rôle du prêtre de s’inquiéter de leur salut. Mais il va sans dire longuement que je puis donner à cette prière une extension mondiale, en regardant la carte du monde, surtout pendant la sainte messe.
L’esprit de prière étant une sorte de charisme qui ne court pas les rues et que moi-même je n’ai pas reçu en plénitude, je ne saurais mieux faire que de supplier le Saint-Esprit d’accorder aux fidèles et surtout aux prêtres l’« appétit d’adoration ». Dom Marmion a voulu désigner par cette expression le désir profond et insatiable de louer et d’adorer Dieu au nom de ceux qui négligent ou refusent d’accomplir ce devoir primordial. Encore faut-il que, dans ce domaine comme dans les autres, je ne me laisse pas prendre au piège de l’illusion, au point de croire que les belles paroles dispensent de l’effort et suffisent à tout. Je dois au contraire les prendre au sérieux, et m’efforcer d’en vivre avec conviction et profondeur.
Voilà pourquoi, à tout moment de la journée, et surtout quand je célèbre la messe, mon rôle, mon devoir, ma mission principale, c’est de prier, sans perdre de vue ceux qui ne le font pas. Mais sachant que ma prière ne vaut rien, je dois l’unir à celle de l’Église, des saints et de Marie immaculée. Mieux encore, j’ai tout avantage à m’approprier les mérites infinis de Jésus par la foi et l’amour, en vue de faire mienne la propre prière du Fils de Dieu devenu homme pour nous sauver. Lui seul est l’adorateur parfait. Il est à la fois ou tour à tour, terme et moyen de glorification et de supplication.
Ainsi, dans la mesure où sa grâce et ma collaboration me permettent de m’identifier à lui et de prolonger sa prière, il me devient possible et même facile d’offrir au Père céleste un hommage adéquat, et tout d’abord une adoration parfaitement égale à son infinie Majesté. Par le fait même, je deviens capable de réparer mes propres lacunes et déficiences, ainsi que l’oubli, le mépris, les blasphèmes, voire la haine de tous ceux qui profanent leur dignité d’hommes et de chrétiens dans l’adoration des faux dieux.
Tel est le premier moyen qui m’est offert, et que je dois exploiter au maximum, pour compenser avantageusement mon universelle médiocrité. Voici maintenant le second qui s’appelle…
L’action de grâces
Tout homme bien élevé remercie en souriant le passant inconnu qui vient de lui fournir le moindre renseignement.
Quiconque possède un peu de noblesse au cœur se fait un agréable devoir de témoigner sa gratitude pour les services rendus, pour le soutien matériel, pour le réconfort moral ou spirituel, pour l’affection dont il est l’objet de la part de son prochain. L’ingratitude au contraire est l’indice d’une âme bassement égoïste ; de plus, elle tarit la source de la bienfaisance.
En ce qui me concerne, si je pouvais dresser la liste complète de tous les secours, naturels et surnaturels, que j’ai reçus de la bonté divine, directement ou indirectement, mon cœur déborderait de joie au point d’en être accablé. Je ne saurai qu’au Ciel combien j’ai été aimé, guidé et protégé de toutes manières et en toutes circonstances. Mais dès maintenant, je dois reconnaître que le Seigneur m’a témoigné un amour de prédilection. Si je pose la question : « Que lui rendrai-je pour tous ses bienfaits ? », j’avoue que je suis radicalement incapable de le remercier dignement.
Mais voici, qu’avant même d’être résolu, ce problème prend une dimension mondiale, puisque mon sacerdoce fait de moi, en quelque sorte, le représentant de Dieu auprès de mes frères et inversement. Quand je prie, surtout à l’autel, je ne puis perdre de vue les trois milliards d’hommes qui vivent sur la terre. Parmi eux, beaucoup sont déjà les enfants du Père céleste : les autres sont appelés à le devenir. Tous sont ses créatures et donc ses obligés. Car ils lui sont tous redevables d’un nombre incalculable de bienfaits. C’est dire qu’un universel tribut de reconnaissance devrait sans cesse monter de la terre jusqu’au Ciel.
Malheureusement, la plupart des hommes ne savent pas ou ne veulent pas remercier. L’inconscience, l’ignorance, l’égoïsme et, pour tout dire, l’ingratitude du plus grand nombre sont la règle générale. Sur dix lépreux guéris par Notre-Seigneur, un seul eut la pensée et le courage d’aller remercier son guérisseur. Cette proportion est symptomatique : elle se maintient, quand elle n’est pas pire encore, à travers le temps et l’espace. Selon toute apparence, la gratitude est le fait d’une infime minorité. Tout se passe comme si le Créateur et Père des hommes comptait presque autant d’ingrats qu’il a de créatures et d’enfants privilégiés. Que faire pour combler cette lamentable lacune ?
Il a plu au Seigneur de m’accorder un cœur qui garde bonne mémoire et juste appréciation des bienfaits reçus. A défaut d’autres qualités, je dois le remercier d’abord de celle-là, car elle me permet de cultiver avec soin, dans le jardin de mon âme, cette plante si rare, hélas ! qui s’appelle la reconnaissance. Il y a une dette à payer à tous les bienfaiteurs, surtout lorsqu’il s’agit du plus grand d’entre eux qui est, en un sens, l’unique bienfaiteur. En effet, les causes secondes, c’est-à-dire les événements, les personnes et les secours extérieurs ne sont, en définitive, que les instruments plus ou moins conscients de la divine Providence.
Il est triste de constater que cette dette est si mal payée et ce devoir si mal rempli par la plupart des hommes. Mais cette affligeante constatation m’encourage à développer en moi cette forme de dévotion qui consiste à ne jamais me lasser de dire merci à Dieu pour les bienfaits dont on oublie ou néglige de le remercier.
Raison de plus pour me mettre et « rester toujours en action de grâces ». On trouve cette expression plusieurs fois dans le missel, notamment à la postcommunion de la messe de saint Jean Bosco et celle du dimanche après l’Ascension. Elle signifie que la reconnaissance doit se traduire par une meilleure utilisation des bienfaits reçus et par des efforts soutenus de fidélité aux inspirations du Saint-Esprit. Mais il est clair que la gratitude, si elle est sincère et profonde, s’épanouit spontanément dans de ferventes actions de grâces.
Se sentant comblée, accablée et presque écrasée sous le poids des faveurs divines, sainte Thérèse d’Avila s’était souvent demandé comment remercier le Seigneur pour tout ce qu’elle avait reçu de lui. Une lumière intérieure lui fit comprendre un jour que le saint sacrifice de la messe permet d’offrir des remerciements et des hommages dignes de la grandeur, de la sainteté, de la bonté infinies. Cette question et cette réponse fournissent la solution du problème qui doit aussi nous préoccuper. Il vaut donc la peine d’écouter et de retenir l’important message transmis par la grande Thérèse, docteur de l’Église. Quoi que fassent les âmes les plus avancées sur « le chemin de la perfection », elles resteront toujours forcément au pied du mur… de l’impuissance à glorifier Dieu d’une manière absolument digne de lui. Seul le Verbe incarné a pu, pendant sa vie mortelle, offrir à son Père le culte de réparation, d’adoration, de remerciement adéquat à ses perfections infinies. Seul, par conséquent, son sacrifice offert sur la croix et renouvelé sur l’autel donne à la créature la possibilité de le remercier comme il convient pour tous les bienfaits connus et inconnus, particuliers et généreux, personnels et communautaires.
Prêtre et victime de son sacrifice. Jésus s’est fait eucharistie, c’est-à-dire remerciement vivant et personnifié, pour payer toutes nos dettes et subvenir à notre impuissance. Il est donc nécessaire, mais il suffit de le recevoir, de nous unir à lui, de faire nôtre sa prière avec foi et amour pour dire à son Père un merci digne de son amour infini, et pour bien commencer ici-bas l’action de grâces éternelle.
La supplication en vue du pardon
L’adoration et le remerciement constituent pour ainsi dire la dimension « verticale » de la prière. Celle qu’on pourrait appeler « horizontale » consiste à implorer la miséricorde de Dieu pour obtenir son pardon, et sa libéralité pour demander tous les autres dons nécessaires ou utiles.
En effet les créatures pécheresses que nous sommes tous ont besoin de multiples bienfaits de tout ordre, et tout d’abord d’être pardonnées.
Si j’interroge mon passé, que de péchés commis ! Si j’examine ma vie quotidienne, que de déficiences et de manquements à l’amour ! De ce fait, à ne considérer que la justice divine, me voilà débiteur insolvable. Mes regrets, mes prières et mes sacrifices sont par eux-mêmes radicalement incapables de satisfaire celui que j’ai tant de fois offensé.
Que dire alors, si je regarde l’humanité tout entière ! Le poids, déjà si lourd de mes fautes, devrait être multiplié par celui des hommes qui ont vécu, qui vivent et vivront sur la terre. Qui donc pourrait compter le nombre et apprécier la gravité des péchés commis chaque jour… en un an… en un siècle… depuis le commencement jusqu’à la fin du monde ? Qui surtout serait capable d’offrir au juge souverain une réparation satisfaisante pour tant de crimes, de méfaits, d’indifférence, de mépris, d’hostilité allant parfois jusqu’à la haine, dont les hommes se rendent coupables en retour des bienfaits reçus ? En face de la justice et de la sainteté de Dieu, il n’y a pas d’espoir de salut pour les pécheurs livrés à eux-mêmes, et tous les membres coupables de la famille humaine semblent voués à la perdition.
Mais, ô merveille ! ô bonheur ! En permettant le mal du péché, la Providence a prévu le remède capable de l’expier et de le réparer magnifiquement. « Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils » pour le sauver (Jn 3, 16). Jésus-Christ, l’homme parfait en qui habite la plénitude de la divinité » (Col 2, 9) « nous a aimés et s’est offert pour nous » (Gai 2, 20) aux souffrances aux humiliations, à la mort la plus cruelle. Alors qu’en stricte justice, il pouvait opérer le salut de tous par une prière, un acte d’amour, il voulut bien verser son sang infiniment précieux jusqu’à la dernière goutte. C’est dire que sa rédemption est non seulement suffi santé, mais surabondante.
Jésus crucifié par amour a payé si cher notre réhabilitation qu’il est beaucoup plus notre Sauveur que nous ne sommes pécheurs. D’après saint Jean (1, 2, 2) « Jésus-Christ le juste, est victime de propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais encore pour ceux du monde entier. » Ainsi, tous les péchés sans exception, peuvent être pardonnes : toutes les grâces de salut et de sanctification peuvent être demandées et obtenues pour nous-mêmes et pour nos frères. Il n’y a pas d’excès de confiance à craindre, puisque le Sauveur nous a témoigné l’excès de son amour, en acceptant des humiliations et des souffrances poussées jusqu’au paroxysme.
Au Ciel, le Christ glorieux continue sa prière en notre faveur. Il y est « toujours vivant et intercédant pour nous » auprès de son Père (He 7, 25). Sur l’autel, il renouvelle sans cesse son sacrifice de propitiation. C’est donc surtout pendant la sainte messe que notre confiance ne devrait pas avoir de bornes, puisque le Fils de Dieu fait homme de douleurs pour nous sauver n’a pas voulu mettre de limites à son amour pour les pécheurs.
Quant à la prière de demande, qui est la quatrième « fin du sacrifice », il semble inutile de la définir, car elle est développée longuement dans les pages qui suivent.
VI. Les assistants invisibles (aux yeux du corps… mais présents à ceux de l’âme)
Lorsque je célèbre la messe au milieu de la nuit, je suis apparemment tout à fait seul dans le sanctuaire, que je laisse volontairement plongé dans les ténèbres, à l’exception de l’autel. Aucun servant n’est là pour répondre à ma prière ; aucun fidèle ne participe à mon offrande solitaire et silencieuse. Pourtant, la flamme de la foi et de la charité que j’essaie de ranimer (c’est le moins que je puisse faire) me permet de distinguer, dans la pénombre, la double présence déjà signalée : il y a, d’une part, la sainte victime entourée par les anges. Elle est d’abord rappelée par le crucifix, et bientôt ramenée sur l’autel par la consécration ; d’autre part, les témoins, amis, indifférents ou hostiles, qui assistaient au sacrifice du Calvaire. Ils représentaient la foule des hommes, croyants ou incroyants, pour qui Jésus offrait à son Père sa passion douloureuse et sa mort infiniment précieuse.
L’obscurité, la solitude, la tranquillité, l’absence de toute préoccupation, même pastorale ; enfin le silence, devenu d’autant plus appréciable qu’il est plus rare et presque introuvable dans la célébration de la nouvelle messe : voilà qui favorise le recueillement et, par suite, une prise de conscience plus vive d’une assistance innombrable qu’aucun édifice de bois, de pierre, de béton ou de métal ne pourra jamais contenir.
Qu’ils le sachent ou non, qu’ils le veuillent ou non, tous les hommes sont concernés par le sacrifice de la croix renouvelé a chaque messe. L’Eglise nous le fait chanter au Credo : « C’est pour nous tous et pour notre salut que le Fils de Dieu est descendu du ciel, Il est né de la Vierge Marie par l’opération du Saint-Esprit ; il s’est fait homme, il a souffert sous Ponce Pilate, il est ressuscité et remonté au Ciel » pour y introduire tous les élus a sa suite.
C’est donc l’humanité tout entière que le prêtre a le droit et même le devoir de convoquer autour de Jésus crucifié et de rendre ainsi mystiquement présente autour de l’autel.
Dans cette optique surnaturelle du salut apporté à tous les hommes, le Dominus vobiscum qui me semblait auparavant ne s’adresser a personne et donc tomber dans le vide, m’ouvre désormais un horizon illimité ; du même coup, il acquiert une dimension mondiale d’une envergure sans égale et jusqu’alors insoupçonnée. Il est ainsi devenu l’expression d’un immense souhait de grâce et de bonheur pour tous les hommes.
Ce désir, qui est une manifestation de la charité authentique, tend naturellement a s’affaiblir, selon la loi de la pesanteur ; il pourrait même disparaître complètement par ma faute. D’où la nécessite de veiller à l’entretenir aussi sincère, aussi profond que possible, en l’exprimant habituellement par des supplications humbles et confiantes. Car après avoir glorifié le Seigneur parce qu’il le mérite et pour capter sa bienveillance, il importe de le supplier instamment de vouloir bien se faire connaître, par mes frères ignorants ou égarés, comme leur souverain bien et l’unique moyen d’atteindre leur destinée bienheureuse.
La diversité des races, des nations, des langues, des idéologies, des patries et des religions distingue et souvent oppose le nombre incalculable de mes contemporains. On peut discerner, parmi eux, plusieurs catégories susceptibles de bénéficier des avantages de la sainte messe. Ces différents groupes ne sont pas toujours séparés dans la vie courante. Ils ont toutefois, au nom de la justice et de la charité, le droit plus ou moins stricts « d’assister » et de « participer » au saint sacrifice offert pour eux dans la solitude de la nuit.
Pour guider la prière avec plus de clarté et l’empêcher de s’égarer, il semble préférable d’aller du connu a l’inconnu, du particulier au général. On peut ainsi, d’une certaine façon, passer en revue les groupes de personnes pour qui la prière est obligatoire, permise et souhaitable, suivant les cas. La liste en est si longue qu’il n’est pas possible de l’expliciter en détail chaque fois que je célèbre. C’est pourquoi je devrais relire fréquemment les demandes et intentions exposées ci-après ou me les rappeler dans la méditation pour les présenter au Seigneur.
- Il va de soi que ceux qui ont demandé la messe et offert l’honoraire ont droit à une « présence » privilégiée, on pourrait dire à une « place réservée », La priorité d’intention doit leur être jalousement assurée. C’est là un devoir de justice que le prêtre est tenu, en conscience, de remplir soigneusement. Ce qui implique l’obligation de tenir bien à jour le registre des messes qui lui ont été confiées.
Toutefois, priorité ne signifie pas exclusivité. En ce domaine spirituel où s’appliquent les mérites infinis du Sauveur, la messe est un trésor inépuisable. Ses applications peuvent être illimitées, à la différence des richesses matérielles, qui sont nécessairement limitées dans leur source et plus encore dans leur distribution. Cette seule pensée peut aider à porter la prière et ses bienfaits jusqu’au bout du monde, jusqu’à l’igloo de l’Esquimau ou la case du Noir-Africain. Si elle est vraiment inspirée par la charité du Christ, la prière du prêtre à l’autel est capable de jouer un rôle bénéfique non négligeable. D’autant qu’il ne coûte qu’un petit effort… - …pour élargir l’intention demandée (elle est parfois trop limitée à des intérêts exclusivement matériels) à tous les désirs légitimes, a tous les besoins, surtout spirituels, présents et futurs des donateurs. Rien ni personne n’empêche de prier en même temps pour les inconnus qui se trouvent dans le même cas, ou qui sont affrontés aux mêmes difficultés ou aux mêmes problèmes.
- …pour faire un « rappel d’intention » en faveur de ceux pour qui la messe a déjà été célébrée, et qui n’ont pas encore été exaucés, ou qui seraient soumis à d’autres épreuves.
- …pour verser « un acompte de prière » à ceux qui ont déjà demandé des messes non encore célébrées.
- …pour retirer de la banque de la miséricorde divine une compensation de dommages et intérêts pour les obligations de messes qui n’auraient pas été acquittées. soit par mon inadvertance involontaire, soit par suite de circonstances fâcheuses.
- Justice étant ainsi rendue, comme il se doit, avec un petit surcroît de charité, voici un second groupe « d’assistants » qui se recommande spécialement à mon intention. Il est formé par ceux que Dieu m’a confiés pour être en quelque sorte leur « père spirituel », que ce soit au sens strict ou large du mot. Comment pourrais-je, en effet, oublier ceux que j’appelle volontiers « mes enfants » ? Ils doivent rester « présents », non pas certes à ma mémoire souvent défaillante, ni à l’application de mon esprit forcément limitée, mais à mon cœur qui les a aimés et les aime encore, ainsi qu’à mon âme soucieuse de leurs intérêts éternels ; En un sens réel, je puis dire qu’ils sont là près de moi…
- Tous ceux qui, dans le passé, m’ont été confiés, comme paroissiens, dans les différents endroits où j’ai exercé le saint ministère. Hélas ! cette simple évocation remplit mon cœur de tristesse et d’inquiétude, car Dieu seul sait ce qu’ils sont devenus dans la tourmente dévastatrice, et de quels secours matériels et spirituels ils ont encore besoin, en cette vie ou dans l’autre ! Daigne le Seigneur avoir pitié de tous ces pauvres gens, qui sont beaucoup plus ses enfants que les miens ! Qu’il prenne également en pitié tous ceux qui sont sous le pressoir de l’injustice, de la tribulation, de la persécution !
- Tous ceux qui m’ont rencontré, comme auditeurs, dirigés habituels ou pénitents d’occasion, spécialement ceux dont je connais les besoins, les épreuves, les tentations, les faiblesses, etc. Certains d’entre eux peuvent également se trouver, à mon insu, dans la détresse, l’angoisse ou à l’article de la mort : dans ce cas, ils ont besoin de grâces spéciales, que nul ne songe à demander pour eux.
- Ceux à qui j’ai pu faire du bien ou rendre service… ceux à qui je dois amende honorable, pour n’avoir pas su ou pas voulu les aider, les édifier, les consoler, les porter à Dieu… ceux à qui j’ai pu faire du tort ou causer du scandale.
- Ont pareillement droit à une recommandation spéciale ceux à qui je dois de l’affection, de la reconnaissance : parents, proches, amis, bienfaiteurs de tout ordre ; en premier lieu, les personnes que je sais éloignées de Dieu et qui sont en grand danger de se perdre. Quel sujet d’inquiétude et d’angoisse ne doit pas faire naître et entretenir en moi le désir de leur salut éternel ! Et quelle incitation à la prière, qui s’avère d’autant plus indispensable que le recours à la miséricorde divine apparaît, sans conteste possible, comme le seul moyen d’obtenir leur conversion et leur salut !
VII. Corps visible et âme de l’Église
Le nombre des personnes que j’ai rencontrées ou que je connais est insignifiant en regard de la foule innombrable des hommes pour qui le Sauveur a prié, souffert et subi la mort. C’est pourquoi, en ce moment privilégié entre tous qu’est la messe, qui renouvelle le sacrifice du calvaire, « mont de la dilection », la conscience de mon indignité et de ma misère ne doit en aucune façon paralyser l’espérance de la miséricorde. Car la conviction que ma prière s’identifie à celle de l’Église et de Jésus m’interdit de laisser ma confiance se rétrécir à la petitesse de ma pauvre personne. Cette certitude au contraire m’invite à demander toutes les grâces qu’il est possible d’obtenir pour tous sans exception. On ne peut en effet souhaiter une occasion plus propice pour exploiter au maximum les mérites infinis de la passion du Christ, et la puissance de sa résurrection. Toute âme profondément croyante y trouve la manifestation de la divine miséricorde dont le Sauveur est la vivante et vivifiante personnification, ainsi que le gage assuré des grâces les plus précieuses et les plus nécessaires à tous et à chacun.
Si je veux être à la hauteur de mes sublimes fonctions à l’autel, je ne saurais borner ma prière à quelques intentions connues personnellement, si obligatoires, si saintes, si respectables soient-elles. Au moins au sens large du mot, c’est le monde entier ou plutôt, c’est l’Église entière que je dois recommander au Seigneur. D’abord, parce que c’est ma Mère et que j’ai reçu tant de bienfaits par son entremise. Ensuite, parce que ma prière sacerdotale peut lui être utile. Depuis le souverain pontife, qui porte une responsabilité écrasante, jusqu’au dernier des fidèles, tous les membres de l’Église ont des devoirs à remplir, des nécessités précises à satisfaire, des difficultés et des épreuves à supporter, peut-être même des faiblesses à se reprocher. Rien de cela ne peut me laisser indifférent, surtout lorsque je suis près du Sauveur et de sa sainte Mère, à la source des grâces qui les aideraient à pratiquer une fidélité sans défaillance.
A plus forte raison, si je pense à la situation actuelle et à la crise redoutable que traverse l’Église : je la vois, d’une part, livrée sans défense efficace aux agents de l’autodestruction qui, de l’intérieur, sapent hypocritement son dogme, sa morale, ses institutions et les valeurs traditionnelles. Ne faudrait-il pas que tous ses enfants, conscients du danger, se groupent autour d’elle pour la défendre par tous les moyens, à commencer par des prières instantes, pour supplier Dieu de lui accorder de rester fidèle à sa mission de salut dans le monde ? Mais, quel que soit le nombre de ceux qui prient pour leur Mère ainsi menacée, je dois être de leur côté et m’efforcer d’être parmi les plus fervents, les plus dignes de leur vocation.
Il serait inutile et même nuisible de m’égarer dans une recherche exhaustive d’intentions. Cela risquerait d’être pour moi une cause de distractions supplémentaires, dont je n’ai certes pas besoin. D’ailleurs, je puis facilement, dans le courant de la journée, détailler les louanges et les supplications à offrir au Seigneur. Il devient ainsi plus commode, pendant la messe, de résumer ma prière et de demander globalement les grâces de toutes sortes dont l’Église entière et chacun de ses membres ont besoin.
A ce propos, les textes scripturaires et liturgiques, ainsi que les occasions offertes par les circonstances, invitent le catholique digne de ce nom à sortir de lui-même et à mentionner tour à tour les différentes personnes qui composent l’Église : le Saint-Père, les évêques, les prêtres, les religieux et religieuses, les missionnaires, les aspirants au sacerdoce et à la vie consacrée ; les fidèles vivant dans le monde : enfants, jeunes, adultes, fiancés, époux, célibataires, veufs et veuves, travailleurs, vieillards, etc. A noter qu’une intention particulière peut être élargie à toutes les personnes qui se trouvent dans la même situation. Par exemple, si l’on célèbre la fête d’un saint fondateur ou membre d’un ordre religieux, rien n’empêche de prier pour cet ordre tout entier et pour ses œuvres ; si l’on dit la messe pour un défunt qui n’a peut-être plus besoin de suffrages, on peut appliquer l’intention secondaire aux âmes du purgatoire, qui pourront en profiter selon les desseins de Dieu.
En résumé, il s’agit de recommander à la bonté miséricordieuse du Seigneur tous ceux qui peuvent avoir besoin de quelque secours, matériel ou spirituel, car nul homme vivant sur la terre n’est assez saint, assez confirmé dans la vertu pour pouvoir se passer de la grâce : nulle créature humaine n’est assez indépendante pour être capable de vivre sans les attentions de la Providence.
En dehors des catholiques baptisés qui font partie du corps mystique du Christ et de l’Église visible déjà mentionnée, il y a le nombre vraisemblablement beaucoup plus grand encore des hommes qui constituent l’âme de l’Église. Sans doute, ils semblent échapper à son influence directe, et ils ne reconnaissent pas son autorité. Eux aussi, sans le savoir et le vouloir positivement, sont les enfants de Dieu au sens large du mot et les frères du Christ, au moins en puissance, puisque le Sauveur est mort pour eux comme pour nous. Ils sont donc les bénéficiaires possibles et désirables des grâces de pardon, de salut et de sainteté que Notre-Seigneur a méritées pour tous les descendants d’Adam.
Jésus crucifié étend ses bras sur l’humanité tout entière. Son cœur est ouvert à toute créature. Son amour embrasse tous les hommes sans exception. Ses mérites infinis et donc inépuisables sont applicables à chacun d’entre eux. A défaut de la sainteté qui la rendrait plus acceptable à la sainteté divine, ma prière à l’autel devrait prolonger celle de Jésus, de Marie et de l’Église. Pourquoi ne pas demander pour tous (frères séparés, musulmans, bouddhistes, païens et les autres) une abondante application des grâces que le Fils de Dieu fait homme par amour a payées si cher sur la croix ?
VIII. Faire en priant le tour des misères humaines
Beaucoup d’inconscients et d’égoïstes font de leur petit bonheur, personnel ou familial, l’unique objet de leurs désirs, de leurs soucis, de leurs efforts. Parce que l’épreuve les a épargnés, ils trouvent injustifiée et même ridicule l’expression qui fait de cette terre « une vallée de larmes ». Il n’empêche que pour beaucoup trop d’hommes l’existence ressemble souvent à un véritable chemin de croix. Le fait de fermer les yeux sur la souffrance du prochain n’empêche pas celui-ci de souffrir, bien au contraire. Mais un homme de cœur, surtout s’il est un bon chrétien, ne peut rester indifférent à cette affligeante réalité. Sans doute, il faut faire tout son possible pour consoler ceux qui pleurent et soulager ceux qui souffrent. Malheureusement, il n’est pas possible d’apporter à tous les affligés la consolation et le soulagement dont ils auraient besoin. Du moins le croyant a‑t-il la ressource de faire en priant le tour des misères humaines. Je ne sais qui a trouvé cette formule. Peu importe après tout, car il suffit qu’elle m’aide à prier et surtout à convoquer autour de l’autel la pitoyable procession de tous ceux qui souffrent dans leur corps, dans leur cœur et dans leur âme. Il n’est ni possible ni désirable de dresser alors la liste complète des affligés, dont chaque catégorie suffirait à constituer une grande armée aux effectifs presque innombrables. Mais je ne puis oublier dans mes prières les millions de gens qui sont éprouvés : les malades physiques et mentaux, les blessés, les opérés, les infirmes, les incurables, les agonisants, les prisonniers, les persécutés pour la justice, les victimes de la guerre… de la tyrannie marxiste… des accidents… des cataclysmes naturels et de toutes les passions destructrices (de la vertu et du bonheur humain).
D’autre part, je ne puis perdre de vue le nombre, connu de Dieu seul, de mes frères qui sont affligés de la plus grande de toutes les misères : le péché. Il ne peut être question de chercher à pénétrer clans le labyrinthe inextricable des maladies de l’âme. Mais quiconque est au courant de ce qui se passe dans les cœurs admettra sans peine que la misère spirituelle, comme celle des corps, est trop souvent comparable à une mer sans rivage et sans fond. De sorte que celui qui prie, s’il a vraiment la charité, n’a que l’embarras du choix pour trouver des intentions de prière à recommander au Seigneur pour le bien de son prochain.
Le drame du monde en proie à toutes sortes de tribulations m’invite donc à répéter à satiété les supplications que Jésus lui-même entendit fréquemment pendant sa vie mortelle, en voici le résumé :
Seigneur, ceux que vous aimez souffrent et sont malades, physiquement, moralement ou spirituellement. Je vous offre leurs croix, puisque beaucoup d’entre eux sont incapables de le faire eux-mêmes : daignez les alléger, les sanctifier au contact de la vôtre, qui est la source de toute grâce… Mieux que quiconque, vous connaissez la profondeur et l’étendue de leurs maux. Vous seul êtes assez puissant et assez bon pour y porter remède… Daigne votre cœur compatissant et miséricordieux avoir pitié d’eux tous, comme jadis il eut pitié des misérables qui ont eu la chance de vous rencontrer, la grâce de vous invoquer avec foi et confiance, et le bonheur d’être guéris !
IX. Justification de la prière confiante jusqu’à l’audace
L’audace qui porte lame confiante à demander le maximum possible n’est pas une témérité qui serait privée de fondement doctrinal. Elle est solidement basée sur des vérités incontestables, qu’il importe d’examiner au moins sommairement.
Sans se lasser ni s’épuiser notablement, le soleil répand autour de lui. parfois sans utilité apparente, des flots de lumière et de chaleur, qui rendent la vie possible sur la terre. C’est peut-être cette constatation qui a suggéré à saint Thomas d’Aquin cette profonde et consolante affirmation :
C’est le propre du bien de se communiquer ; c’est le propre du souverain bien de se communiquer d’une manière souveraine et digne des perfections divines.
Surtout si l’enfant de Dieu, animé d’une foi humble et confiante, sollicite sa bonté infinie ; surtout depuis qu’« il n’a pas épargné son propre Fils mais l’a livré pour nous tous, comment ne nous donnerait-il pas toutes choses avec lui ? » (Rm 8, 32).
Celui qui s’appuie sur Jésus-Christ, c’est-à-dire sur sa dignité de Fils de Dieu, sur sa parole infaillible, sur la perfection de son amour, sur la valeur et l’efficacité de son sacrifice, celui-là peut espérer être pleinement exaucé. On a dit avec raison : On obtient de Dieu tout autant qu’on espère, et qu’on ose demander. Pourquoi cela ? Parce que les perfections divines, entre autres la bonté et la miséricorde, ne sauraient être en aucun cas inférieures à l’idée que s’en fait l’esprit humain, qui est essentiellement borné. Autrement, la créature serait en quelque sorte supérieure à son Créateur, ce qui est à proprement parler impensable et inadmissible.
Le Père céleste, dont l’amour miséricordieux est tout-puissant, ne saurait accorder moins que ce que l’on demande. Il donnerait plus, si l’on avait des pensées plus dignes de lui, et si l’on osait demander davantage. Malheureusement, sa libéralité est trop souvent restreinte par nos déficiences, par notre manque de foi et de confiance.
Quel dommage de ne pas l’invoquer, en toute humilité et confiance, et de ne pas pousser l’audace jusqu’à lui demander le maximum possible ? Nous ne le méritons certes pas, mais il est disposé à le concéder à ceux qui en ont besoin. Sa bonté souveraine ne peut refuser d’exaucer ceux qui l’invoquent, quand ils font le plus grand honneur à celle de ses perfections qui la définit et le caractérise le mieux : son amour miséricordieux. S’il n’exauçait pas la prière de l’âme qui espère tout de lui, et qui lui offre les mérites de son Fils, il faudrait admettre, ce qui n’est pas admissible, qu’il n’est pas capable de tenir ses promesses. Elles sont formelles dans l’Évangile. En voici quelques-unes :
- Demandez et vous recevrez, frappez et l’on vous ouvrira ; cherchez et vous trouverez [Mt 5, 7, 7 ; Le 11, 9–13].
- [Vous n’avez pas pu expulser le démon] à cause de votre peu de foi. Car, en vérité, je vous le dis, si vous avez la foi gros comme un grain de sénevé, vous direz à cette montagne /‘Passe ici et elle y passera et rien ne vous sera impossible [Mt 17, 20–21 ; Mc 11, 23 ; Le 17, 6].
- Je vous le dis, tout ce que vous demanderez dans vos prières, croyez que vous l’avez reçu et vous l’obtiendrez [Mc 11, 24],
- Tout ce que vous demanderez en mon nom, je le ferai, pour que le Père soit glorifié dans le Fils [Jn 1, 15 ; Mt 7, 2].
- En vérité, en vérité, je vous le dis, ce que vous demanderez au Père, il vous le donnera en mon nom. Jusqu’ici, vous n’avez rien demandé en mon nom. Demandez et vous recevrez, afin que votre joie soit pleine Jn 14, 13, Mt 7, 7].
- Après s’être livré par amour pour nous à sa passion douloureuse et à la mort sur la croix, Jésus est ressuscité et monté au ciel, il y est toujours vivant et ne cesse d’intercéder pour nous [He 7, 25].
Sans cesse il offre à son Père ses plaies glorieuses et ses mérites infiniment précieux pour être la rançon de nos péchés et le gage de toutes les grâces dont tous les hommes ont besoin pour trouver Dieu et, avec lui, le bonheur éternel. S’il arrive trop souvent que nous obtenions si peu de grâces, n’est-ce pas, en premier lieu, parce que nous ne savons pas exploiter le trésor inépuisable que la foi met à notre disposition ?
Conclusion
Nous n’avons pas un grand prêtre incapable de compatir à nos faiblesses : il a connu absolument les mêmes épreuves que nous, hormis le péché. Approchons-nous donc avec assurance du trône de la grâce, afin d’obtenir miséricorde et de trouver la grâce d’un secours opportun [He 4].
La passion et la mort de Jésus sont la source de toutes grâces. La messe qui renouvelle son sacrifice en est, pour ainsi dire, le grand canal et la principale centrale de distribution. Aussi faut-il que la prière du prêtre à l’autel soit le prolongement de celle du Sauveur ; qu’elle n’en fasse qu’une avec la sienne. Quelle devienne louange enthousiaste des perfections divines, eu même temps que supplication instante, inlassable, insatiable, en faveur des malheureux, quelles que soient l’origine et la nature de leurs misères. Car on peut affirmer que si la sagesse de Dieu a permis l’immensité de la misère humaine, c’est pour mieux exercer sur les hommes l’infinité de sa miséricorde.
Par conséquent, que par mon humble ministère, la prière de Jésus s’élève confiante et audacieuse, jusqu’au trône de son Père ; et que ses « retombées », telle une pluie bienfaisante (ou une lave fertilisante), pénètrent aussi profondément et s’étendent aussi loin que la misère exerce ses ravages. Et que l’amour miséricordieux répande ses bienfaits partout où règnent le péché, la souffrance et la mort. Ainsi peut-on espérer que tous les hommes, même ceux qui vivent actuellement « dans les ténèbres », recevront et accueilleront pour leur plus grand bonheur, la lumière et la chaleur émises si généreusement par le soleil de justice, Notre-Seigneur Jésus-Christ (Mt 4, 2).
Sources : Texte publié en 1976 par H. et J. Paulet dans la revue Tradition et Progrès sous la signature anonyme : « un prêtre catholique » /Revue Le Sel de la Terre n°50, Automne 2004.