Messe nocturne sur le monde

Le père Clotaire Givry (1904–2006) est un prêtre laza­riste, ancien mis­sion­naire en Chine, per­sé­cu­té après la pro­mul­ga­tion de la nou­velle messe par ses supé­rieurs en rai­son de sa fidé­li­té à la messe tra­di­tion­nelle, qu’il dût conti­nuer à célé­brer clan­des­ti­ne­ment durant la nuit.

Le père Clotaire Givry en bref

  • 3 juin 1904 : Naissance à Billy-​sur-​Aisne (02).
  • 1922 : Entrée chez les lazaristes.
  • 30 juin 1930 : Ordination sacer­do­tale, aus­si­tôt envoyé en Chine, à Ningpo.
  • 1937 : Muté à Tinghai (tou­jours en Chine), dont il devient supé­rieur en 1948.
  • 1953 : Expulsé de Chine par les com­mu­nistes (Mao Zedong).
  • 1953–1955 : Séjour à Tunis.
  • 1955 : Retour en France.
  • 1964 : Devient rési­dant à la Maison Mère des laza­ristes, rue de Sèvres, et confesse à la cha­pelle mira­cu­leuse de la rue du Bac. Il devient alors le sou­tien spi­ri­tuel de nom­breuses âmes.
  • Août 1972 : Commence à célé­brer clan­des­ti­ne­ment la messe tra­di­tion­nelle durant la nuit.
  • 4 novembre 2006 : décès à l’age de 102 ans et obsèques à la Maison Mère (où saint Vincent de Paul fon­da les lazaristes).

Les lignes qui suivent, écrites par le père Givry, font com­prendre la souf­france
et la pro­fon­deur spi­ri­tuelle de ce prêtre, « confes­seur » de la messe de toujours.

L’heure sainte de la grande prière sans bar­rières ni fron­tières. Toutes les dimen­sions (ver­ti­cale, hori­zon­tale, laté­rale, mar­gi­nale) de la prière, qui s’a­chève et se per­fec­tionne dans le saint sacrifice. 

Idée générale

Louange, gloire et amour soient ren­dus au Très-​Haut, Dieu de sain­te­té…
Paix, salut et béa­ti­tude soient accor­dés aux hommes pécheurs.
Puisse ma pauvre prière, unie à celle de l’Église, iden­ti­fiée à celle du Sauveur, mon­ter comme un encens d’a­gréable odeur jusqu’à la très sainte Trinité, et faire des­cendre sur tous les hommes les tré­sors connus et cachés de la divine misé­ri­corde… Par Jésus-​Christ, Fils de Dieu, notre frère et rédempteur.

Daigne le Seigneur accep­ter de mes mains indignes le sacri­fice de son Fils pour la gloire de son nom, pour notre avan­tage, celui de l’Église et du monde entier.

Texte de l’offertoire de la messe de saint Pie V. Pourquoi l’avoir sup­pri­mé et rem­pla­cé par des for­mules si plates et si vides de sens ?

Introduction

Jésus-​Christ est à la fois Dieu et homme. On peut donc le consi­dé­rer tour à tour, soit comme terme de prière (d’adoration, de louange ou de demande), si l’on s’adresse à lui comme au Fils pos­sé­dant la nature divine, avec le Père et le Saint-​Esprit ; soit encore comme moyen d’intercession, si on le consi­dère sur­tout comme le média­teur unique et néces­saire entre Dieu et les hommes.
Vu que nos prières, en elles-​mêmes, ne méritent pas d’être écou­tées et moins encore exau­cées, il est tou­jours pos­sible et salu­taire de les unir à celles des âmes fer­ventes, des anges et des saints, de l’Église et de Marie Immaculée, pour ado­rer, remer­cier, invo­quer Jésus-​Christ, le Verbe incar­né, que la foi nous fait décou­vrir, notam­ment dans l’eucharistie et le saint sacri­fice de la messe.
Mais la prière la plus excel­lente et fina­le­ment la plus effi­cace consiste à s’u­nir à Jésus lui-​même, pour ne faire qu’un avec lui, afin de pou­voir comme lui et par lui rendre à son Père tout amour et toute gloire. Telle est la jus­tice essen­tielle et pri­mor­diale, dont l’âme du prêtre, plus encore que toute autre, devrait avoir faim et soif.
Cet hom­mage, offert par le Christ immo­lé sur la croix et renou­ve­lé à l’autel, est abso­lu­ment par­fait et digne des per­fec­tions divines. Il dépasse infi­ni­ment tout ce que la créa­ture peut offrir de meilleur à son Créateur. Maître sou­ve­rain et Père infi­ni­ment bon, il per­met d’espérer fer­me­ment, et il invite à deman­der, avec une confiance humble mais auda­cieuse, ce que la bon­té misé­ri­cor­dieuse du Dieu Sauveur veut bien accor­der de plus pré­cieux et de plus dési­rable à tous les hommes pour qui Jésus est mort sur la croix.

I. Remarques préliminaires

1. — La voix popu­laire affirme et l’expérience confirme que « la per­fec­tion n’est pas de ce monde ». Il faut y tendre sans cesse, si l’on veut faire de sa vie une réus­site, au moins devant Dieu, sinon devant les hommes, ce qui n’a qu’une impor­tance très rela­tive. Mais on doit se rési­gner à n’être jamais par­fait ici-​bas. Car la fai­blesse humaine oblige à res­ter tou­jours, par quelque côté, infé­rieur à son idéal. Plus celui-​ci est éle­vé, et plus on est condam­né à consta­ter qu’on en est encore très éloi­gné, quoi que l’on fasse avec la meilleure volon­té du monde, même avec la grâce de Dieu. Cela se véri­fie notam­ment en ce qui concerne la prière et la pra­tique de la ver­tu.
Autant dire que les pages qui suivent tra­duisent plu­tôt un désir, qui doit être concré­ti­sé par un effort quo­ti­dien. Ce n’est pas encore, ce ne sera peut-​être jamais une réa­li­té qui serait déjà plei­ne­ment pos­sé­dée, ni encore moins une vic­toire défi­ni­ti­ve­ment acquise.
Si éton­nant que cela puisse paraître, il a fal­lu des semaines de tra­vail achar­né, sou­te­nu par une volon­té tenace, ten­tée par­fois de décou­ra­ge­ment, pour rédi­ger ce texte, qui laisse encore beau­coup à dési­rer. Le pauvre homme qui a cru devoir prendre cette peine n’a pas vou­lu faire un essai lit­té­raire, qui serait d’ailleurs très contes­table comme tel. Son but était de se tra­cer une sorte de pro­gramme qui l’encourage, qui l’oblige même, à com­battre le for­ma­lisme, la médio­cri­té, la rou­tine, pour réa­li­ser quelque pro­grès dans sa prière et dans sa vie, pour mieux cher­cher et trou­ver la grâce du Seigneur, afin de la faire rayon­ner davan­tage.
Il sou­haite par consé­quent qu’on ait la cha­ri­té de prier pour qu’il réus­sisse à se rap­pro­cher le plus pos­sible de cet idéal de prière plus par­faite et de vie plus sainte qu’il a essayé de décrire dans ces pages. Mieux encore, car il n’est pas le seul en cause, il espère vive­ment qu’en ce temps de crise du sacer­doce, on prie­ra ins­tam­ment pour l’Église entière. Plus que jamais, il est urgent de sup­plier le Seigneur d’accorder à ses prêtres assez de mémoire et sur­tout d’esprit sur­na­tu­rel pour se rap­pe­ler et mettre en pra­tique la recom­man­da­tion de l’évêque qui les a ordon­nés « prêtres pour l’éternité ». » Ayez l’intelligence des mys­tères que vous célé­brez ! Vivez de façon à vous en rendre dignes ! » (Traduction large de la célèbre for­mule : « Intelligite quod agi­tis ! Imitemini quod trac­ta­tis ! »)

2. — Sachant que le « moi » n’est pas aimable, même quand il n’est pas haïs­sable, l’auteur de ces pages aurait vou­lu se faire oublier davan­tage, en employant la troi­sième per­sonne au lieu de la pre­mière, pour se dési­gner lui-​même. Il s’y est essayé, mais il s’est vu for­cé d’y renon­cer, afin d’é­vi­ter d’alourdir son style déjà trop char­gé et de nuire à la clar­té de son expo­sé. Un peu d’indulgence aide­ra sans doute ses lec­teurs à l’en excu­ser.
En revanche, si depuis tou­jours il recherche et appré­cie les for­mules de prières riches en doc­trine et en pié­té, il n’aime guère celles qui semblent ins­pi­rées par un égo­cen­trisme naïf et incons­cient où l’égoïsme risque de tenir trop de place. Les expres­sions telles que « je », « moi », encore « je » et tou­jours « moi », quand elles sont trop fré­quentes, pro­voquent en lui une sorte d’allergie. C’est pour­quoi il essaie soit de les réci­ter au plu­riel, lorsque c’est pos­sible ; soit de « mettre le pro­chain dans sa propre peau » ou, si l’on pré­fère, de se « mettre lui-​même dans la peau du pro­chain ». Autrement dit, autant que faire se peut, il englobe, dans sa louange ou dans sa demande, tous ceux et celles qui, comme lui et peut-​être plus que lui, ont besoin des grâces qui font l’ob­jet de ses prières.

3. — Le titre de ce modeste tra­vail fut ins­pi­ré par celui d’une célèbre « messe sur le monde », rédi­gée par un reli­gieux très connu[1]. Mais c’est le seul point com­mun entre ces deux « messes ». L’auteur de celle-​ci refuse caté­go­ri­que­ment toute autre res­sem­blance avec celle-​là. Il a sim­ple­ment cher­ché dans ces pages à défi­nir une prière qui n’ait rien de pan­théiste, ni de moder­niste, et qui soit vrai­ment « catho­lique » dans toute la force du terme.

4. — On trou­ve­ra peut-​être qu’il y a trop de répé­ti­tions dans le texte qui suit. Mais peut-​il en être autre­ment, quand on n’est pas écri­vain ni théo­lo­gien, et qu’on traite un sujet aus­si vaste, aus­si riche que la messe, qui sup­pose les mys­tères de l’incarnation, de la rédemp­tion, de l’application de la grâce et du salut des âmes ? Et puisqu’il s’agit de prière et non de lit­té­ra­ture, ne convient-​il pas de redire sou­vent à Dieu les mêmes louanges et les mêmes demandes, pour­vu qu’on y mette toute la fer­veur pos­sible ? Jésus ago­ni­sant au jar­din des Oliviers, par condes­cen­dance pour notre fai­blesse, a bien vou­lu s’astreindre à répé­ter les mêmes for­mules. Saint Matthieu rap­porte en effet (Mt 24, 43) : Il lais­sa les Apôtres endor­mis et, « s’en allant de nou­veau, pria pour la troi­sième fois, redi­sant les mêmes paroles ». C’est donc peut-​être le cas de répé­ter la for­mule célèbre :

L’amour n’a qu’un mot : en le disant tou­jours, il ne le répète jamais[2].

II. Dans le silence de la nuit

Pendant plu­sieurs années, j’avais dit la messe, sans la par­ti­ci­pa­tion des fidèles, dans l’église où j’exerçais mon minis­tère. Au début, aucun pro­blème ne s’était posé, sauf l’ennui cau­sé par le bruit des prières que l’on réci­tait autour de moi. Mais peu à peu. la mise en marche du « renou­veau » litur­gique pro­vo­qua des dif­fi­cul­tés qu’il est inutile de pré­ci­ser. Pour sor­tir de cette impasse, je déci­dai un beau matin de célé­brer dans des condi­tions plus favo­rables au recueille­ment : dès le len­de­main, j’ai recom­men­cé à offrir le saint sacri­fice… au milieu de la nuit.
En effet, cette habi­tude n’é­tait pas nou­velle pour moi. Vingt ans plus tôt, je m’étais vu for­cé de mon­ter à l’autel… sur le plan­cher de ma chambre et dans la plus stricte inti­mi­té, très long­temps avant le lever du soleil. Cette inou­bliable situa­tion, pro­lon­gée pen­dant de longs mois, m’exposait à la ten­ta­tion de réci­di­ver à la pre­mière occa­sion. Ainsi, deux motifs m’incitèrent à reprendre une pra­tique noc­turne, adop­tée jadis par néces­si­té. D’abord, le sou­ve­nir per­son­nel d’événements dra­ma­tiques qui m’ont mar­qué et presque trau­ma­ti­sé jus­qu’à la fin de mes jours. Bientôt, cepen­dant, pré­va­lut en moi le désir de trou­ver plus de recueille­ment et de faire de cette heure sainte par excel­lence, le conden­sé de mes prières, de mes orai­sons et le som­met de ma vie spi­ri­tuelle ; pour tout dire, une véri­table messe noc­turne sur le monde… N’est-ce pas la grande prière qui doit sur­pas­ser toutes les autres en qua­li­té, en plé­ni­tude, en pro­fon­deur, en exten­sion et, par suite, en effi­ca­ci­té ?
S’il était néces­saire d’expliquer, sinon de jus­ti­fier cette habi­tude qu’on pour­rait taxer de caprice ou d’originalité, voi­ci quelle serait ma défense : cette façon d’agir ne gêne per­sonne ; elle ne fait de tort à per­sonne ; elle ne prive en rien les fidèles qui, aupa­ra­vant déjà, n’avaient pas l’occasion d’assister à ma messe. En outre, la réforme litur­gique a don­né au célé­brant assez de liber­té pour choi­sir à son gré telle prière ou pour modi­fier tel détail. On est ten­té de le regret­ter, quand on constate la licence qui en découle. Certains prêtres abusent de cette lati­tude, au point de man­quer par­fois de res­pect à l’eucharistie et de scan­da­li­ser les fidèles. Personnellement, je ne vois pas la rai­son qui devrait m’interdire d’user de cette même liber­té, puisque je n’ai d’autre inten­tion que de mieux célé­brer et de rendre ma dévo­tion à la messe plus consciente, plus pro­fonde, plus mis­sion­naire et, j’espère, plus fruc­tueuse.
Rien de pré­cis quant à l’heure de cette célé­bra­tion clan­des­tine. Elle se situe, selon les caprices de mon pre­mier réveil, entre minuit et trois heures, rare­ment plus tard, et le plus sou­vent vers deux heures du matin. Le moment venu, lampe de poche en main et carte du monde sous le bras, je sors de chambre « en dou­ceur », pour ne pas don­ner l’éveil, même au voi­sin qui ne serait pas endor­mi. Je par­cours les cor­ri­dors sur la pointe des pieds. Je par­viens comme une ombre à l’autel apprê­té dès la veille au soir. Je me pré­pare alors à dire la messe dans la tran­quilli­té favo­rable à une com­mu­nion plus intime avec Jésus cru­ci­fié, avec Marie debout au pied de la croix, avec l’Église et le monde entier. Pourquoi pas ? Il s’agit en effet de renou­ve­ler et d’exploiter au maxi­mum… dans sa double dimen­sion ver­ti­cale et hori­zon­tale… l’unique sacri­fice de louange et de sup­pli­ca­tion offert par le Christ-​Sauveur. .. au nom et au pro­fit de tous mes frères les hommes !

III. Rien de plus excellent que Jésus immolé sur la croix

Dans la reli­gion, rien n’est plus grand que Jésus-​Christ ; en Jésus-​Christ, rien n’est plus grand que son sacri­fice ; dans son sacri­fice, rien n’est plus grand que son der­nier soupir.

Cette pen­sée de Bossuet est digne de son auteur : remar­quable par sa sim­pli­ci­té et sa pro­fon­deur, elle exprime assez bien l’enseignement de l’Église sur les mys­tères de l’incarnation et de la rédemp­tion. Jésus-​Christ est à la fois vrai Dieu et homme par­fait. L’union dite hypo­sta­tique, qui réunit dans la per­sonne du Verbe incar­né les natures divine et humaine, confère à celle-​ci une digni­té infi­nie. Il s’ensuit que la moindre des prières, des paroles, des actions de Jésus rend à son Père un hom­mage abso­lu­ment digne de lui, de sa sain­te­té, de son « immense majes­té » comme nous le chan­tions jadis dans le Te Deum. Elle peut en même temps expier tous les péchés et conduire tous les hommes au port du salut et du bon­heur sans fin.
Mais celui qui est infi­ni­ment riche en misé­ri­corde (Ep 2, 4) a vou­lu faire beau­coup plus et mieux : en ver­tu de l’amour abso­lu­ment excep­tion­nel qu’elles sup­posent et mani­festent, la pas­sion et la mort du Sauveur ajoutent à ses mérites déjà infi­nis une sur­abon­dance de richesses spi­ri­tuelles, un tré­sor lit­té­ra­le­ment inépui­sable de grâces rédemp­trices. Par son sacri­fice volon­tai­re­ment accep­té, Jésus cru­ci­fié a ren­du à la Sainte Trinité incom­pa­ra­ble­ment plus de gloire et d’honneur que tous les péchés du monde n’ont pu et ne pour­ront jamais lui en ravir. L’excès des souf­frances et des humi­lia­tions qu’il endu­ra pour nous, démontre clai­re­ment l’excès de l’amour que Dieu nous porte. Cette preuve sur­abon­dante de sa bon­té misé­ri­cor­dieuse per­met d’espérer, de deman­der et d’obtenir la pro­fu­sion de grâces capable de satis­faire aux besoins spi­ri­tuels de tous les hommes de tous les temps.
L’épuisement pré­vi­sible de l’énergie de la matière pré­oc­cupe jus­te­ment les tech­ni­ciens et les pla­ni­fi­ca­teurs de l’avenir. Par contre, la source d’énergie spi­ri­tuelle jaillis­sant de la Passion et du cœur per­cé de Jésus ne risque pas de s’appauvrir, encore moins de s’épuiser. Tous les pécheurs, tous les saints pos­sibles et ima­gi­nables pour­ront aller, jusqu’à la fin des temps, y pui­ser lar­ge­ment, sans jamais la dimi­nuer. C’est le cas de dire, après saint Paul « Là où le péché abon­dait, la grâce a sur­abon­dé » (Rm 5, 20).
Or, d’après la doc­trine tra­di­tion­nelle de l’Église, la messe rap­pelle et repro­duit, sans effu­sion de sang, le sacri­fice san­glant du cal­vaire. Le prêtre conscient de ce qu’il fait à l’autel ne sau­rait oublier la pre­mière messe offerte par le sou­ve­rain prêtre lui-​même. Jésus la célé­bra en deux par­ties dis­tinctes mais insé­pa­rables, dont cha­cune est d’une impor­tance capi­tale et d’une effi­ca­ci­té pro­di­gieuse, sans com­mune mesure avec les richesses de ce monde. A la Cène du Jeudi saint, il ins­ti­tua l’eucharistie et le sacer­doce, pour per­pé­tuer son sacri­fice à tra­vers les âges : le Vendredi saint, l’Agneau sans tache s’immola sur la croix, en pré­sence de sa Mère, de saint Jean, de quelques saintes femmes, et d’une foule curieuse, indif­fé­rente ou hos­tile.
Ces prin­cipes devraient res­ter pré­sents à mon esprit et m’aider à mon­ter à l’autel avec plus de confiance encore que d’humilité. D’une part, il est vrai, la conscience de ma triste qua­li­té de pécheur si sou­vent infi­dèle à la grâce m’oblige à me pro­cla­mer indigne de paraître devant la sain­te­té divine, à recon­naître que je ne mérite pas d’être écou­té, et moins encore de trou­ver grâce à ses yeux.
Mais, d’autre part, le carac­tère sacer­do­tal, reçu pour tou­jours à l’ordination, fait de moi un autre Christ. Il est d’ailleurs super­flu de se lan­cer dans des recherches inter­mi­nables, comme cer­tains croient devoir le faire. Ma digni­té de prêtre est une rai­son plus que suf­fi­sante pour oublier ou dépas­ser ma misère, et pour dila­ter ma confiance jusqu’à la limite du pos­sible, puisque rien n’est impos­sible à Dieu (Le 1, 37).
Car ce que je pré­sente au Seigneur quand je célèbre les saints mys­tères, ce n’est pas ma pauvre prière qui, en stricte jus­tice, méri­te­rait plu­tôt d’être reje­tée ; c’est la prière des saints du ciel et de la terre ; c’est la louange et la sup­pli­ca­tion de l’Église dont je suis le ministre, indigne sans doute, mais cepen­dant agréé par condes­cen­dance ; c’est la prière du cœur dou­lou­reux et imma­cu­lé de Marie, coré­demp­trice et média­trice secon­daire auprès de son Fils ; enfin, infi­ni­ment au-​dessus de ces inter­ces­sions déjà si pré­cieuses, ce sont la prière, les souf­frances, l’amour, les mérites infi­nis de l’unique et néces­saire média­teur. Je lui suis iden­ti­fié comme prêtre, pré­ci­sé­ment pour offrir à son Père ce très digne sacri­fice d’expiation, d’adoration et de récon­ci­lia­tion.
Il y a donc dans cette cer­ti­tude un motif de confu­sion pour le pécheur incor­ri­gible que je suis et que je res­te­rai tou­jours. Il y a plus encore un sujet d’admiration, de recon­nais­sance et d’amour à l’égard de celui qui a dai­gné me témoi­gner une incom­pré­hen­sible pré­di­lec­tion, en se ser­vant de moi pour opé­rer cette mer­veille d’amour misé­ri­cor­dieux.
C’est pour­quoi, conscient d’avoir reçu cette misé­ri­corde, alors que je le méri­tais si peu et que j’en fais si mau­vais usage, je me sens d’autant plus obli­gé de la prê­cher aux pécheurs avec dou­ceur et convic­tion, pour qu’ils n’en doutent pas ; de les aider à la rece­voir dans le sacre­ment de péni­tence, tout en les exhor­tant à s’en rendre dignes. Enfin, je dois l’invoquer inlas­sa­ble­ment pour ceux qui en ont d’autant plus besoin qu’ils n’ont pas conscience d’être pécheurs, ou qu’ils refusent de deman­der par­don.
Mon rôle de prêtre ne sau­rait donc se bor­ner à consa­crer et à dis­tri­buer le corps et le sang du Sauveur, comme le ferait un fonc­tion­naire sou­cieux d’observer son règle­ment pour ne pas s’attirer d’en­nuis et ne pas com­pro­mettre son avan­ce­ment. Si je veux n’être pas trop infé­rieur à ma sublime fonc­tion de sacri­fi­ca­teur, une noble ambi­tion m’est indis­pen­sable : me revê­tir du Christ, comme le demande saint Paul à dif­fé­rentes reprises (Rm 13, 14 ; Ga 3, 27 ; Ep 4, 24 ; Col 3, 10). D’où l’obligation au Christ se résume dans la confor­mi­té à la volon­té de son Père, dans la recherche d’une union plus intime et d’un amour plus géné­reux, dans le sou­ci constant de sa gloire et du salut des âmes. Il va de soi que ce désir, s’il est sin­cère et pro­fond, a ten­dance à s’exprimer en tous temps et en tous lieux, par les dif­fé­rentes formes de la prière. Mais c’est en pre­mier lieu la messe de chaque jour (ou de chaque nuit !) qui per­met au prêtre, et même aux fidèles, de rame­ner au zénith l’union à Dieu et la recherche de l’infini.
Me voi­là donc, à l’autel plus que par­tout ailleurs, iden­ti­fié à Jésus, Fils du Dieu très saint et sau­veur des hommes pécheurs. Je puis donc comp­ter sur une grâce toute spé­ciale pour bien jouer mon rôle de porte-​parole » entre le Créateur et ses créa­tures, de « char­gé d’affaires » humaines et célestes, d’« ambas­sa­deur » entre le Sauveur et les rache­tés. Dès lors, je puis, au nom du Christ, offrir à la Sainte Trinité un hom­mage adé­quat à toutes les per­fec­tions divines et une sup­pli­ca­tion qui réponde à tous les besoins des hommes. Pourquoi ne demanderais-​je pas, pour mes sem­blables et pour moi-​même, une mesure débor­dante de grâces, qui soit pro­por­tion­née à l’immensité de la misère humaine et aux inépui­sables richesses de l’amour misé­ri­cor­dieux ?
Si j’ai vrai­ment conscience qu’à l’autel je ne fais qu’un avec Jésus cru­ci­fié, je ne puis faire moins que de com­pa­tir à ses souf­frances, de par­ta­ger sa pen­sée, sa prière et son amour pour son Père et pour ses frères qui, par sa grâce, sont deve­nus les miens.
En ces minutes aus­si pré­cieuses que fugi­tives, puis-​je refu­ser de lui prê­ter, que dis-​je ? de lui don­ner ma voix, mon cœur et mon âme, pour glo­ri­fier par lui la Sainte Trinité, mais aus­si pour par­ta­ger et sou­te­nir la prière de mes frères qui prient de leur côté, dans des condi­tions qui sont sou­vent pénibles et même éprou­vantes ? Puis-​je éga­le­ment « lais­ser tom­ber » ceux qui ne prient pas, tous ces mal­heu­reux incons­cients de leurs misères, morales et spi­ri­tuelles, qui les retiennent loin de Dieu, sans le moindre désir de se rap­pro­cher de lui, bien au contraire ?
Aucun doute n’est donc plus per­mis : quand je suis à l’autel, je tiens la place du Sauveur pour renou­ve­ler son sacri­fice et en deman­der l’application. La logique de la foi et de la cha­ri­té me demande alors des efforts sou­te­nus pour évi­ter les dis­trac­tions et com­battre la rou­tine qui se glissent dans les actions les plus saintes. D’où la néces­si­té de bien soi­gner la pré­pa­ra­tion et l’action de grâces, pour faire de la messe le centre et le som­met de ma vie spi­ri­tuelle. Je n’en serai que plus à même de regar­der et de voir les hommes comme Jésus les voyait du haut de la croix, de les aimer un peu comme il les aimait, de prier comme il priait pour eux.

IV. Le monde aux pieds de Jésus crucifié

Je ne vou­drais pas faire l’o­ri­gi­nal, quand des fidèles assistent à ma messe. Mais quand je célèbre seul au cours de la nuit, je place la carte du monde sous mes yeux devant le cru­ci­fix. Je ne sau­rais dire com­bien cela rend plus facile ma prière qui acquiert, de ce fait, une dimen­sion mon­diale. A tort ou à rai­son, je crois alors englo­ber la terre entière dans le regard, la prière et l’amour du divin cru­ci­fié.
Face à la carte de notre pla­nète, je puis me repré­sen­ter, au moins glo­ba­le­ment, l’humanité tout entière en marche vers sa des­ti­née. Elle fait pen­ser soit à une mer agi­tée et démon­tée sous le souffle violent de la tem­pête ; soit à la marée en per­pé­tuel mou­ve­ment de flux et de reflux ; soit encore à la lave brû­lante et rou­geoyante d’un vol­can en érup­tion, comme ceux que les vul­ca­no­logues ont réus­si à fil­mer en Afrique et ailleurs. Scène impres­sion­nante pour qui la voit de loin sur l’écran ! Spectacle dan­ge­reux et ter­ri­fiant pour qui le contemple de près !
Ces com­pa­rai­sons ne visent pas à dépré­cier, tant s’en faut, ce qu’il y a de grand, de beau et d’ad­mi­rable dans l’œuvre du Créateur de l’u­ni­vers. Les mer­veilles de la nature, des règnes végé­tal et ani­mal, de l’infiniment grand et de l’infiniment petit nous invitent à chan­ter avec enthou­siasme la gloire, la puis­sance et la beau­té de leur auteur. Mais qui­conque pos­sède un atome de cha­ri­té ne peut igno­rer les épreuves de toutes sortes et les condi­tions sou­vent dra­ma­tiques dans les­quelles, bon gré, mal gré, nos frères les hommes sont condam­nés à vivre, à souf­frir et à mou­rir.
Il suf­fit en effet d’avoir « le sou­ci des autres » pour décou­vrir une réa­li­té com­plexe et mou­vante, qui réunit ou même confond les extrêmes les plus oppo­sés. En voi­ci quelques aspects : le bouillon­ne­ment des aspi­ra­tions sou­vent frus­trées et sans cesse renais­santes vers un bon­heur fugi­tif et trom­peur ; la pous­sée irré­sis­tible des besoins, réels ou fac­tices, qui res­tent fré­quem­ment insa­tis­faits ; la « faim sacrée de l’or », la ruée vers le plai­sir, le pou­voir, la gloire, vers tout ce qui satis­fait un ins­tant l’orgueil, l’égoïsme, la sen­sua­li­té de la bête humaine ; la néces­saire répé­ti­tion, à lon­gueur de vie, des tra­vaux mono­tones et pénibles, des cor­vées inévi­tables de l’existence ; l’affrontement des opi­nions, des convic­tions, des idéo­lo­gies, des inté­rêts vio­lem­ment oppo­sés, jusqu’à pous­ser au crime et à la guerre : il fau­drait même dire les guerres inter­mi­nables, accom­pa­gnées et sui­vies elles-​mêmes de leur cor­tège insé­pa­rable de pri­va­tions, de des­truc­tions, de souf­frances, de sang ver­sé, de morts vio­lentes par cen­taines de mil­liers, sinon par mil­lions ; la caval­cade de toutes les épreuves dépri­mantes, au point de pro­vo­quer la dépres­sion ner­veuse ou même le sui­cide ; les exi­gences tyran­niques des pas­sions avi­lis­santes ; avec tout cela, les cata­clysmes pro­vo­qués par les forces aveugles de la nature ou par la cri­mi­nelle volon­té de brutes à faces humaines… Telle est, en résu­mé, l’interminable lita­nie des condi­tions de vie et des souf­frances mul­ti­formes de l’humanité toute entière.
Quelle est donc la réac­tion de tant d’infortunés, entraî­nés, comme des fétus de paille, dans ce tour­billon indes­crip­tible, dans ce flot irré­sis­tible qui, len­te­ment ou rapi­de­ment, mais imman­qua­ble­ment, les pousse vers la mort ?
Les uns, et c’est le petit nombre, s’efforcent péni­ble­ment d’accepter, de valo­ri­ser, de sanc­ti­fier même les vicis­si­tudes de leur exis­tence par des prières fer­ventes, par un amour sin­cère et géné­reux, par la confor­mi­té à la volon­té de Dieu et l’union à Jésus souf­frant. Ce sont les mieux par­ta­gés et les plus enviables, car ils savent par la foi que leurs épreuves ne sont pas vaines, et ils trouvent dans l’espérance et l’amour divin le cou­rage de por­ter leur croix à la suite du maître.
Les autres, c’est-​à-​dire la grande majo­ri­té, subissent leur triste sort avec fata­lisme, à moins que ce ne soit avec déses­poir. Car beau­coup sont ulcé­rés par la révolte contre ce qu’ils croient être l’injustice de leur des­tin. Parfois même leur exas­pé­ra­tion les excite à la haine aveugle et dyna­mique, qui ne s’éteindra qu’avec la flamme de leur vie, mais qui sur­vi­vra, hélas, dans leurs héri­tiers ou leurs dis­ciples !
Heureusement, voi­ci qu’un rayon de lumière céleste vient éclai­rer ce tableau si sombre et si peu réjouis­sant. Car sur cette huma­ni­té, admi­rable, mou­ton­nière ou pitoyable, s’élève la croix qui sauve le mondeC’est pour tous les hommes que Jésus offre à son Père son dou­lou­reux sacri­fice… C’est pour eux encore que le prêtre à l’autel peut et doit pro­lon­ger la prière com­pa­tis­sante et vivi­fiante du Sauveur !
Alors, plus que jamais, mes yeux devraient donc, en quelque sorte, être les yeux de Jésus pour suivre le dérou­le­ment de tant de drames vécus par la foule des gens livrés, sou­vent sans défense, à la souf­france et au péché. Mon pauvre cœur devrait battre à l’u­nis­son des cœurs de Marie imma­cu­lée et sur­tout de son Fils, qui ont tant aimé les pécheurs et tant souf­fert pour leur salut. Ainsi, dans chaque parole ins­pi­rée, dans chaque for­mule du mis­sel, je pour­rais plus faci­le­ment sai­sir la richesse doc­tri­nale et la mul­ti­tude d’applications que le Saint-​Esprit y a dépo­sées pour l’instruction, la conso­la­tion, le récon­fort et le salut de tous. Si seule­ment j’étais plus saint et plus uni au Christ, chaque prière de l’Église pas­sant par mes lèvres, telle une flèche por­teuse de la béné­dic­tion divine, par­ti­rait dans toutes les direc­tions, à l’adresse de ceux, connus ou incon­nus, à qui elle peut pro­fi­ter.
La pré­face nous fait pro­cla­mer qu’il est sou­ve­rai­ne­ment digne et juste d’offrir au Père céleste, par son divin Fils, les hom­mages de la créa­tion tout entière, en union avec les anges et les saints de la terre et du ciel. Il n’en est pas moins conve­nable et même indis­pen­sable d’acquitter ce devoir de louange et de gra­ti­tude au nom de tous ceux qui sont incons­cients ou insou­ciants, ou encore inca­pables de le rem­plir. Car, sans aucun doute, ils s’empresseraient de recon­naître leur créa­teur ; de rendre à leur Père amour pour amour ; de recou­rir, humbles et confiants, à leur sau­veur, s’ils pou­vaient seule­ment soup­çon­ner la pro­fonde véri­té expri­mée par un illustre conver­ti, qui l’avait expé­ri­men­tée avant de l’écrire :

Vous nous avez créé pour vous, ô mon Dieu, et notre cœur est inquiet et reste insa­tis­fait, aus­si long­temps qu’il ne vous a pas trou­vé. [Saint Augustin, Confessions.]

V. Les quatre fins du sacrifice

La pré­oc­cu­pa­tion domi­nante de tout enfant de Dieu, à plus forte rai­son de toute per­sonne consa­crée, devrait être la gloire de son Père céleste et le bon­heur éter­nel de ses frères. Ce désir est une com­po­sante essen­tielle de la faim et de la soif de la jus­tice que Notre-​Seigneur a béa­ti­fiées (Mt 5, 6). Il entre­tient dans l’âme l’esprit de prière, qui se tra­duit néces­sai­re­ment par les dif­fé­rentes formes de la prière. Son mou­ve­ment, sem­blable à celui d’un balan­cier, oscille sans cesse de la glo­ri­fi­ca­tion à la sup­pli­ca­tion. Il s’agit, d’une part, de glo­ri­fier le Seigneur pour ce qu’il est et ce qu’il fait ; d’autre part, d’invoquer sa bon­té misé­ri­cor­dieuse, pour obte­nir toutes les grâces néces­saires aux hommes cou­pables ou indi­gents.
Dès lors, rien de plus facile, de plus logique et de plus pro­fi­table que d’u­ti­li­ser la méthode que les théo­lo­giens appellent les quatre fins du sacri­fice. On désigne par ce terme l’ado­ra­tion, le remer­cie­ment, la demande du par­don et des bien­faits indis­pen­sables au salut. Toute prière tra­duit l’une ou l’autre de ces inten­tions pri­mor­diales. On ne voit pas com­ment il pour­rait en être autre­ment.
Personnellement, je ne connais pra­ti­que­ment pas d’autre façon de prier ou de faire orai­son. Qui plus est, j’y vois un sujet de conso­la­tion et d’encouragement. Car je suis bien obli­gé d’ad­mettre que je suis très éloi­gné de la sain­te­té. Le sou­ve­nir de mes péchés pas­sés, la consta­ta­tion de mes trop nom­breuses infi­dé­li­tés quo­ti­diennes, l’ab­sence presque totale de péni­tences cor­po­relles et d’œuvres apos­to­liques ou cha­ri­tables : voi­là qui suf­fit lar­ge­ment à me convaincre pour tou­jours de ma pau­vre­té spi­ri­tuelle et de mon impuis­sance à tout bien.
Cette évi­dente nul­li­té de ma vie sacer­do­tale ne m’interdit pour­tant pas d’exceller au moins en un domaine. Certes, ma prière en elle-​même ne vaut rien devant Dieu, puisqu’elle est celle d’un pécheur. Mais l’union de foi et d’amour à Jésus peut lui com­mu­ni­quer une digni­té et une effi­ca­ci­té incom­pa­rables, sans com­mune mesure avec ma peti­tesse, et voi­ci pour­quoi.
La prière de l’homme-Dieu s’est éle­vée, pour ain­si dire, jusqu’à la hau­teur du Très-​Haut, jusqu’au niveau de l’infini ; elle a glo­ri­fié digne­ment les per­fec­tions divines ; elle a scru­té et exploi­té les tré­sors secrets de l’amour misé­ri­cor­dieux en faveur de tous les hommes. Pour que ma pauvre prière plaise au Seigneur et mérite d’obtenir ses grâces, il est néces­saire et il suf­fit de m’unir de toute mon âme à Jésus, qui m’aidera à pro­lon­ger et à faire mienne sa propre prière de Fils de Dieu et de sau­veur du monde.
Le pro­blème qui se pose à moi, comme à tout fidèle et à toute âme consa­crée, est de m’unir à Jésus pour mieux l’imiter et, tout d’abord autant que pos­sible, pour prier comme lui, avec lui et par lui. Voilà pour­quoi il me semble pro­fi­table de pro­po­ser main­te­nant une expli­ca­tion des quatre fins du sacri­fice. Si impar­faite qu’elle puisse être, elle me per­met­tra d’améliorer la qua­li­té de ma prière et d’en obte­nir plus de grâces pour le pro­chain et pour moi-​même. Et tout d’abord, quelle idée dois-​je me faire de l’ado­ra­tion et com­ment puis-​je la pratiquer ?

L’adoration

C’est ce qu’il y a de plus néces­saire, mais hélas ! de plus rare ici-​bas. Car c’est l’hommage auquel Dieu seul a droit et qui, par suite, doit lui être stric­te­ment réser­vé.
L’adoration est le culte d’estime, de révé­rence, de louange, de sou­mis­sion et d’a­mour, éle­vé au suprême degré pos­sible et ima­gi­nable. Parvenu à ce niveau, il ne convient plus qu’à Dieu seul. Ce n’est pas de sa part orgueil ni égoïsme, mais jus­tice et sain­te­té et le reven­di­quer pour lui seul, à l’ex­clu­sion de tout ce qui n’est pas lui. « Je ne céde­rai ma gloire à aucun autre » (Is 42, 6). D’où il suit qu’un chré­tien ne devrait jamais dire qu’il « adore » une créa­ture si chère soit-​elle, et encore moins une chose pro­fane.
Adorer, c’est donc rem­plir le devoir le plus sacré, le plus impé­rieux, le plus indis­pen­sable, mais aus­si le plus négli­gé. Car ce n’est pas seule­ment s’incliner ou se pros­ter­ner phy­si­que­ment devant un maître, fut-​il le plus grand de tous. C’est chan­ter avec enthou­siasme la gloire de l’Être suprême et infi­ni­ment par­fait : Dieu unique en trois per­sonnes, le Père, le Fils et le Saint-​Esprit.
C’est aus­si recon­naître et pro­cla­mer qu’il est le prin­cipe et la fin de tout, la véri­té et le bien abso­lu, le maître sou­ve­rain de l’histoire, de la vie et de la mort ; le Père infi­ni­ment riche en majes­té, en puis­sance, en sain­te­té, en bon­té, en misé­ri­corde. D’où le soin qu’il faut prendre à ne jamais sépa­rer l’humble res­pect de la confiance auda­cieuse et de l’amour sans réserve qui lui sont dus, et qu’il réclame pour notre bon­heur.
En bonne logique, ado­rer, c’est encore admettre en théo­rie le sou­ve­rain domaine de Dieu sur toute créa­ture ; c’est, en pra­tique, se sou­mettre sans réserve à sa très sainte volon­té ; c’est s’a­ban­don­ner avec confiance, sinon avec joie, à son incom­pré­hen­sible et par­fois dérou­tante, mais infaillible Providence. Or, cette sou­mis­sion et cet aban­don sont l’expression la plus excel­lente de l’amour, qui résume et per­fec­tionne toutes les autres ver­tus.
Lui seul en effet est l’Éternel, le Tout-​Puissant, le Très-​Haut, le Saint des saints, l’Être trans­cen­dant qui domine et dépasse infi­ni­ment tous les êtres de sa créa­tion. Il faut sou­li­gner que ces termes sont à prendre au sens le plus abso­lu : en face de lui, tout ne peut être que contin­gent, rela­tif et subor­don­né à sa sou­ve­rai­ne­té sans limites.
En consé­quence, si claire que soit notre intel­li­gence de sa divi­ni­té et de son gou­ver­ne­ment qu’on appelle Providence, elle n’atteindra jamais la pro­fon­deur ni la hau­teur de son Être infi­ni ; elle res­te­ra tou­jours obs­cu­ri­té devant sa lumière impé­né­trable pour nous ici-​bas.
Si haut que montent vers lui l’estime et la révé­rence des esprits angé­liques et des plus grands génies, elle ne par­vien­dra jamais au niveau de son incom­pré­hen­sible excel­lence.
Si loin que puissent aller notre amour et notre dévoue­ment à son ser­vice, ils seront tou­jours infé­rieurs à sa bon­té misé­ri­cor­dieuse.
Si totale que soit notre sou­mis­sion, elle sera tou­jours, par quelque côté, indigne de la sain­te­té divine. Quoi qu’elle fasse, la créa­ture est inca­pable d’of­frir au Seigneur un hom­mage abso­lu­ment digne de lui. Mais cette convic­tion, loin de nous décou­ra­ger, devrait au contraire aug­men­ter en nous l’humilité, et plus encore la confiance, puisque nous avons un Sauveur qui remé­die à notre indi­gni­té et à notre impuis­sance dans l’ordre du salut.
L’adoration ain­si com­prise a tou­jours été impé­rieu­se­ment récla­mée par Dieu, aus­si bien dans l’ancien que le nou­veau Testament. On y constate que ses plus grands et plus fidèles ser­vi­teurs l’ont pra­ti­quée avec un soin jaloux au cours de leur vie ; ils l’ont exi­gée de leurs contem­po­rains comme condi­tion des béné­dic­tions divines. Le père Auvray l’a clai­re­ment démon­tré dans son livre récent L’Adoration, publié par « l’apostolat des édi­tions ».
C’est encore ce même culte qui est deman­dé aux chré­tiens. Dans le domaine spi­ri­tuel, on pour­rait l’appeler le pre­mier « impé­ra­tif caté­go­rique ». C’est sans doute pour cette rai­son que le Saint-​Esprit a ins­pi­ré aux auteurs sacrés, puis à l’Église, tant de textes et de for­mules litur­giques qui, dans l’office divin et la sainte messe, expriment le res­pect, la louange, la confiance et l’amour : tous ces élans et sen­ti­ments se résument en un seul terme : l’adoration.
Hélas ! comme il est dif­fi­cile à l’homme, ancien ou moderne, de mettre le vrai Dieu au-​dessus de tout et de « l’adorer en esprit et en véri­té » (Jn 4, 23) ! Assurément, on ne se pros­terne plus devant le veau d’or de la même façon que les juifs pen­dant la tra­ver­sée du désert. Mais on le cour­tise et on l’adore de bien d’autres façons. Les idoles de l’Antiquité ont cédé la place à d’autres fausses divi­ni­tés, qui ne sont pas moins exi­geantes ni tyran­niques, puisqu’on leur sacri­fie tout le reste : l’argent, la jouis­sance, le pou­voir, et toutes les pas­sions qui réduisent l’homme à l’es­cla­vage. Il fau­drait y ajou­ter la fas­ci­na­tion de la science, de la tech­nique, du pro­grès, de la vio­lence, du ter­ro­risme, du mar­xisme, etc. De sorte que le Seigneur se voit plus que jamais refu­ser l’ado­ra­tion, à laquelle il tient avant tout. Il est tou­jours le grand incon­nu et mécon­nu, quand il n’est pas com­bat­tu avec achar­ne­ment comme l’ennemi n° 1 du bon­heur des hommes, lui qui vou­drait rendre heu­reux tous ses enfants !
Je serais inex­cu­sable, si je res­tais indif­fé­rent à cette lamen­table carence de l’adoration, source de tant de maux pour les hommes de notre temps, comme elle le fut pour les juifs de l’ancien Testament. Le spec­tacle ou la pen­sée de tant de gens qui pros­ti­tuent leur âme devant des idoles de toutes sortes, voi­là qui doit m’inciter à com­bler cette lacune. Mon acti­vi­té mis­sion­naire fut hélas ! réduite à peu de chose. Mais le Seigneur a bien vou­lu m’accorder une com­pen­sa­tion : celle de prier avec une ardeur sou­te­nue. Que de fois j’ai trans­for­mé en prières iti­né­rantes mes ran­don­nées dans la cam­pagne païenne ! Quand je pas­sais auprès des tom­beaux des païens, avec quelle fer­veur j’adorais et remer­ciais le Créateur pour ces morts qui ne l’avaient pas connu, et qui n’avaient pas pu lui rendre hom­mage ! Je n’oubliais pas pour autant de sup­plier le Sauveur de se faire connaître et aimer par les habi­tants de ces régions.
Maintenant encore, aucune forme de prière ne m’est plus facile ni plus intense que celle-​ci : dans mes dépla­ce­ments, j’offre à Dieu force louanges et sup­pli­ca­tions au nom et à la place des incon­nus que je côtoie, que je croise, ou dont j’aperçois les habi­ta­tions en cours de route. Apparemment, beau­coup par­mi eux n’ont guère de pré­oc­cu­pa­tions spi­ri­tuelles, et c’est le rôle du prêtre de s’in­quié­ter de leur salut. Mais il va sans dire lon­gue­ment que je puis don­ner à cette prière une exten­sion mon­diale, en regar­dant la carte du monde, sur­tout pen­dant la sainte messe.
L’esprit de prière étant une sorte de cha­risme qui ne court pas les rues et que moi-​même je n’ai pas reçu en plé­ni­tude, je ne sau­rais mieux faire que de sup­plier le Saint-​Esprit d’accorder aux fidèles et sur­tout aux prêtres l’« appé­tit d’adoration ». Dom Marmion a vou­lu dési­gner par cette expres­sion le désir pro­fond et insa­tiable de louer et d’adorer Dieu au nom de ceux qui négligent ou refusent d’ac­com­plir ce devoir pri­mor­dial. Encore faut-​il que, dans ce domaine comme dans les autres, je ne me laisse pas prendre au piège de l’illu­sion, au point de croire que les belles paroles dis­pensent de l’effort et suf­fisent à tout. Je dois au contraire les prendre au sérieux, et m’efforcer d’en vivre avec convic­tion et pro­fon­deur.
Voilà pour­quoi, à tout moment de la jour­née, et sur­tout quand je célèbre la messe, mon rôle, mon devoir, ma mis­sion prin­ci­pale, c’est de prier, sans perdre de vue ceux qui ne le font pas. Mais sachant que ma prière ne vaut rien, je dois l’unir à celle de l’Église, des saints et de Marie imma­cu­lée. Mieux encore, j’ai tout avan­tage à m’approprier les mérites infi­nis de Jésus par la foi et l’amour, en vue de faire mienne la propre prière du Fils de Dieu deve­nu homme pour nous sau­ver. Lui seul est l’ado­ra­teur par­fait. Il est à la fois ou tour à tour, terme et moyen de glo­ri­fi­ca­tion et de sup­pli­ca­tion.
Ainsi, dans la mesure où sa grâce et ma col­la­bo­ra­tion me per­mettent de m’identifier à lui et de pro­lon­ger sa prière, il me devient pos­sible et même facile d’of­frir au Père céleste un hom­mage adé­quat, et tout d’abord une ado­ra­tion par­fai­te­ment égale à son infi­nie Majesté. Par le fait même, je deviens capable de répa­rer mes propres lacunes et défi­ciences, ain­si que l’oubli, le mépris, les blas­phèmes, voire la haine de tous ceux qui pro­fanent leur digni­té d’hommes et de chré­tiens dans l’adoration des faux dieux.

Tel est le pre­mier moyen qui m’est offert, et que je dois exploi­ter au maxi­mum, pour com­pen­ser avan­ta­geu­se­ment mon uni­ver­selle médio­cri­té. Voici main­te­nant le second qui s’appelle…

L’action de grâces

Tout homme bien éle­vé remer­cie en sou­riant le pas­sant incon­nu qui vient de lui four­nir le moindre ren­sei­gne­ment.
Quiconque pos­sède un peu de noblesse au cœur se fait un agréable devoir de témoi­gner sa gra­ti­tude pour les ser­vices ren­dus, pour le sou­tien maté­riel, pour le récon­fort moral ou spi­ri­tuel, pour l’affection dont il est l’objet de la part de son pro­chain. L’ingratitude au contraire est l’indice d’une âme bas­se­ment égoïste ; de plus, elle tarit la source de la bien­fai­sance.
En ce qui me concerne, si je pou­vais dres­ser la liste com­plète de tous les secours, natu­rels et sur­na­tu­rels, que j’ai reçus de la bon­té divine, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment, mon cœur débor­de­rait de joie au point d’en être acca­blé. Je ne sau­rai qu’au Ciel com­bien j’ai été aimé, gui­dé et pro­té­gé de toutes manières et en toutes cir­cons­tances. Mais dès main­te­nant, je dois recon­naître que le Seigneur m’a témoi­gné un amour de pré­di­lec­tion. Si je pose la ques­tion : « Que lui rendrai-​je pour tous ses bien­faits ? », j’avoue que je suis radi­ca­le­ment inca­pable de le remer­cier digne­ment.
Mais voi­ci, qu’avant même d’être réso­lu, ce pro­blème prend une dimen­sion mon­diale, puisque mon sacer­doce fait de moi, en quelque sorte, le repré­sen­tant de Dieu auprès de mes frères et inver­se­ment. Quand je prie, sur­tout à l’autel, je ne puis perdre de vue les trois mil­liards d’hommes qui vivent sur la terre. Parmi eux, beau­coup sont déjà les enfants du Père céleste : les autres sont appe­lés à le deve­nir. Tous sont ses créa­tures et donc ses obli­gés. Car ils lui sont tous rede­vables d’un nombre incal­cu­lable de bien­faits. C’est dire qu’un uni­ver­sel tri­but de recon­nais­sance devrait sans cesse mon­ter de la terre jusqu’au Ciel.
Malheureusement, la plu­part des hommes ne savent pas ou ne veulent pas remer­cier. L’inconscience, l’ignorance, l’égoïsme et, pour tout dire, l’ingratitude du plus grand nombre sont la règle géné­rale. Sur dix lépreux gué­ris par Notre-​Seigneur, un seul eut la pen­sée et le cou­rage d’aller remer­cier son gué­ris­seur. Cette pro­por­tion est symp­to­ma­tique : elle se main­tient, quand elle n’est pas pire encore, à tra­vers le temps et l’espace. Selon toute appa­rence, la gra­ti­tude est le fait d’une infime mino­ri­té. Tout se passe comme si le Créateur et Père des hommes comp­tait presque autant d’ingrats qu’il a de créa­tures et d’enfants pri­vi­lé­giés. Que faire pour com­bler cette lamen­table lacune ?
Il a plu au Seigneur de m’accorder un cœur qui garde bonne mémoire et juste appré­cia­tion des bien­faits reçus. A défaut d’autres qua­li­tés, je dois le remer­cier d’abord de celle-​là, car elle me per­met de culti­ver avec soin, dans le jar­din de mon âme, cette plante si rare, hélas ! qui s’appelle la recon­nais­sance. Il y a une dette à payer à tous les bien­fai­teurs, sur­tout lorsqu’il s’agit du plus grand d’entre eux qui est, en un sens, l’u­nique bien­fai­teur. En effet, les causes secondes, c’est-à-dire les évé­ne­ments, les per­sonnes et les secours exté­rieurs ne sont, en défi­ni­tive, que les ins­tru­ments plus ou moins conscients de la divine Providence.
Il est triste de consta­ter que cette dette est si mal payée et ce devoir si mal rem­pli par la plu­part des hommes. Mais cette affli­geante consta­ta­tion m’encourage à déve­lop­per en moi cette forme de dévo­tion qui consiste à ne jamais me las­ser de dire mer­ci à Dieu pour les bien­faits dont on oublie ou néglige de le remer­cier.
Raison de plus pour me mettre et « res­ter tou­jours en action de grâces ». On trouve cette expres­sion plu­sieurs fois dans le mis­sel, notam­ment à la post­com­mu­nion de la messe de saint Jean Bosco et celle du dimanche après l’Ascension. Elle signi­fie que la recon­nais­sance doit se tra­duire par une meilleure uti­li­sa­tion des bien­faits reçus et par des efforts sou­te­nus de fidé­li­té aux ins­pi­ra­tions du Saint-​Esprit. Mais il est clair que la gra­ti­tude, si elle est sin­cère et pro­fonde, s’épanouit spon­ta­né­ment dans de fer­ventes actions de grâces.
Se sen­tant com­blée, acca­blée et presque écra­sée sous le poids des faveurs divines, sainte Thérèse d’Avila s’était sou­vent deman­dé com­ment remer­cier le Seigneur pour tout ce qu’elle avait reçu de lui. Une lumière inté­rieure lui fit com­prendre un jour que le saint sacri­fice de la messe per­met d’offrir des remer­cie­ments et des hom­mages dignes de la gran­deur, de la sain­te­té, de la bon­té infi­nies. Cette ques­tion et cette réponse four­nissent la solu­tion du pro­blème qui doit aus­si nous pré­oc­cu­per. Il vaut donc la peine d’écouter et de rete­nir l’important mes­sage trans­mis par la grande Thérèse, doc­teur de l’Église. Quoi que fassent les âmes les plus avan­cées sur « le che­min de la per­fec­tion », elles res­te­ront tou­jours for­cé­ment au pied du mur… de l’im­puis­sance à glo­ri­fier Dieu d’une manière abso­lu­ment digne de lui. Seul le Verbe incar­né a pu, pen­dant sa vie mor­telle, offrir à son Père le culte de répa­ra­tion, d’adoration, de remer­cie­ment adé­quat à ses per­fec­tions infi­nies. Seul, par consé­quent, son sacri­fice offert sur la croix et renou­ve­lé sur l’autel donne à la créa­ture la pos­si­bi­li­té de le remer­cier comme il convient pour tous les bien­faits connus et incon­nus, par­ti­cu­liers et géné­reux, per­son­nels et com­mu­nau­taires.
Prêtre et vic­time de son sacri­fice. Jésus s’est fait eucha­ris­tie, c’est-à-dire remer­cie­ment vivant et per­son­ni­fié, pour payer toutes nos dettes et sub­ve­nir à notre impuis­sance. Il est donc néces­saire, mais il suf­fit de le rece­voir, de nous unir à lui, de faire nôtre sa prière avec foi et amour pour dire à son Père un mer­ci digne de son amour infi­ni, et pour bien com­men­cer ici-​bas l’action de grâces éternelle.

La supplication en vue du pardon

L’adoration et le remer­cie­ment consti­tuent pour ain­si dire la dimen­sion « ver­ti­cale » de la prière. Celle qu’on pour­rait appe­ler « hori­zon­tale » consiste à implo­rer la misé­ri­corde de Dieu pour obte­nir son par­don, et sa libé­ra­li­té pour deman­der tous les autres dons néces­saires ou utiles.
En effet les créa­tures péche­resses que nous sommes tous ont besoin de mul­tiples bien­faits de tout ordre, et tout d’abord d’être par­don­nées.
Si j’interroge mon pas­sé, que de péchés com­mis ! Si j’examine ma vie quo­ti­dienne, que de défi­ciences et de man­que­ments à l’amour ! De ce fait, à ne consi­dé­rer que la jus­tice divine, me voi­là débi­teur insol­vable. Mes regrets, mes prières et mes sacri­fices sont par eux-​mêmes radi­ca­le­ment inca­pables de satis­faire celui que j’ai tant de fois offen­sé.
Que dire alors, si je regarde l’humanité tout entière ! Le poids, déjà si lourd de mes fautes, devrait être mul­ti­plié par celui des hommes qui ont vécu, qui vivent et vivront sur la terre. Qui donc pour­rait comp­ter le nombre et appré­cier la gra­vi­té des péchés com­mis chaque jour… en un an… en un siècle… depuis le com­men­ce­ment jusqu’à la fin du monde ? Qui sur­tout serait capable d’offrir au juge sou­ve­rain une répa­ra­tion satis­fai­sante pour tant de crimes, de méfaits, d’indifférence, de mépris, d’hostilité allant par­fois jus­qu’à la haine, dont les hommes se rendent cou­pables en retour des bien­faits reçus ? En face de la jus­tice et de la sain­te­té de Dieu, il n’y a pas d’es­poir de salut pour les pécheurs livrés à eux-​mêmes, et tous les membres cou­pables de la famille humaine semblent voués à la per­di­tion.
Mais, ô mer­veille ! ô bon­heur ! En per­met­tant le mal du péché, la Providence a pré­vu le remède capable de l’expier et de le répa­rer magni­fi­que­ment. « Dieu a tel­le­ment aimé le monde qu’il a don­né son Fils » pour le sau­ver (Jn 3, 16). Jésus-​Christ, l’homme par­fait en qui habite la plé­ni­tude de la divi­ni­té » (Col 2, 9) « nous a aimés et s’est offert pour nous » (Gai 2, 20) aux souf­frances aux humi­lia­tions, à la mort la plus cruelle. Alors qu’en stricte jus­tice, il pou­vait opé­rer le salut de tous par une prière, un acte d’a­mour, il vou­lut bien ver­ser son sang infi­ni­ment pré­cieux jus­qu’à la der­nière goutte. C’est dire que sa rédemp­tion est non seule­ment suf­fi san­té, mais sur­abon­dante.
Jésus cru­ci­fié par amour a payé si cher notre réha­bi­li­ta­tion qu’il est beau­coup plus notre Sauveur que nous ne sommes pécheurs. D’après saint Jean (1, 2, 2) « Jésus-​Christ le juste, est vic­time de pro­pi­tia­tion pour nos péchés, non seule­ment pour les nôtres, mais encore pour ceux du monde entier. » Ainsi, tous les péchés sans excep­tion, peuvent être par­donnes : toutes les grâces de salut et de sanc­ti­fi­ca­tion peuvent être deman­dées et obte­nues pour nous-​mêmes et pour nos frères. Il n’y a pas d’ex­cès de confiance à craindre, puisque le Sauveur nous a témoi­gné l’excès de son amour, en accep­tant des humi­lia­tions et des souf­frances pous­sées jus­qu’au paroxysme.
Au Ciel, le Christ glo­rieux conti­nue sa prière en notre faveur. Il y est « tou­jours vivant et inter­cé­dant pour nous » auprès de son Père (He 7, 25). Sur l’autel, il renou­velle sans cesse son sacri­fice de pro­pi­tia­tion. C’est donc sur­tout pen­dant la sainte messe que notre confiance ne devrait pas avoir de bornes, puisque le Fils de Dieu fait homme de dou­leurs pour nous sau­ver n’a pas vou­lu mettre de limites à son amour pour les pécheurs.
Quant à la prière de demande, qui est la qua­trième « fin du sacri­fice », il semble inutile de la défi­nir, car elle est déve­lop­pée lon­gue­ment dans les pages qui suivent.

VI. Les assistants invisibles (aux yeux du corps… mais présents à ceux de l’âme)

Lorsque je célèbre la messe au milieu de la nuit, je suis appa­rem­ment tout à fait seul dans le sanc­tuaire, que je laisse volon­tai­re­ment plon­gé dans les ténèbres, à l’exception de l’autel. Aucun ser­vant n’est là pour répondre à ma prière ; aucun fidèle ne par­ti­cipe à mon offrande soli­taire et silen­cieuse. Pourtant, la flamme de la foi et de la cha­ri­té que j’essaie de rani­mer (c’est le moins que je puisse faire) me per­met de dis­tin­guer, dans la pénombre, la double pré­sence déjà signa­lée : il y a, d’une part, la sainte vic­time entou­rée par les anges. Elle est d’abord rap­pe­lée par le cru­ci­fix, et bien­tôt rame­née sur l’au­tel par la consé­cra­tion ; d’autre part, les témoins, amis, indif­fé­rents ou hos­tiles, qui assis­taient au sacri­fice du Calvaire. Ils repré­sen­taient la foule des hommes, croyants ou incroyants, pour qui Jésus offrait à son Père sa pas­sion dou­lou­reuse et sa mort infi­ni­ment pré­cieuse.
L’obscurité, la soli­tude, la tran­quilli­té, l’absence de toute pré­oc­cu­pa­tion, même pas­to­rale ; enfin le silence, deve­nu d’autant plus appré­ciable qu’il est plus rare et presque introu­vable dans la célé­bra­tion de la nou­velle messe : voi­là qui favo­rise le recueille­ment et, par suite, une prise de conscience plus vive d’une assis­tance innom­brable qu’au­cun édi­fice de bois, de pierre, de béton ou de métal ne pour­ra jamais conte­nir.
Qu’ils le sachent ou non, qu’ils le veuillent ou non, tous les hommes sont concer­nés par le sacri­fice de la croix renou­ve­lé a chaque messe. L’Eglise nous le fait chan­ter au Credo : « C’est pour nous tous et pour notre salut que le Fils de Dieu est des­cen­du du ciel, Il est né de la Vierge Marie par l’opération du Saint-​Esprit ; il s’est fait homme, il a souf­fert sous Ponce Pilate, il est res­sus­ci­té et remon­té au Ciel » pour y intro­duire tous les élus a sa suite.
C’est donc l’humanité tout entière que le prêtre a le droit et même le devoir de convo­quer autour de Jésus cru­ci­fié et de rendre ain­si mys­ti­que­ment pré­sente autour de l’au­tel.
Dans cette optique sur­na­tu­relle du salut appor­té à tous les hommes, le Dominus vobis­cum qui me sem­blait aupa­ra­vant ne s’adresser a per­sonne et donc tom­ber dans le vide, m’ouvre désor­mais un hori­zon illi­mi­té ; du même coup, il acquiert une dimen­sion mon­diale d’une enver­gure sans égale et jusqu’alors insoup­çon­née. Il est ain­si deve­nu l’ex­pres­sion d’un immense sou­hait de grâce et de bon­heur pour tous les hommes.
Ce désir, qui est une mani­fes­ta­tion de la cha­ri­té authen­tique, tend natu­rel­le­ment a s’af­fai­blir, selon la loi de la pesan­teur ; il pour­rait même dis­pa­raître com­plè­te­ment par ma faute. D’où la néces­site de veiller à l’entretenir aus­si sin­cère, aus­si pro­fond que pos­sible, en l’exprimant habi­tuel­le­ment par des sup­pli­ca­tions humbles et confiantes. Car après avoir glo­ri­fié le Seigneur parce qu’il le mérite et pour cap­ter sa bien­veillance, il importe de le sup­plier ins­tam­ment de vou­loir bien se faire connaître, par mes frères igno­rants ou éga­rés, comme leur sou­ve­rain bien et l’u­nique moyen d’at­teindre leur des­ti­née bien­heu­reuse.
La diver­si­té des races, des nations, des langues, des idéo­lo­gies, des patries et des reli­gions dis­tingue et sou­vent oppose le nombre incal­cu­lable de mes contem­po­rains. On peut dis­cer­ner, par­mi eux, plu­sieurs caté­go­ries sus­cep­tibles de béné­fi­cier des avan­tages de la sainte messe. Ces dif­fé­rents groupes ne sont pas tou­jours sépa­rés dans la vie cou­rante. Ils ont tou­te­fois, au nom de la jus­tice et de la cha­ri­té, le droit plus ou moins stricts « d’as­sis­ter » et de « par­ti­ci­per » au saint sacri­fice offert pour eux dans la soli­tude de la nuit.
Pour gui­der la prière avec plus de clar­té et l’empêcher de s’égarer, il semble pré­fé­rable d’al­ler du connu a l’inconnu, du par­ti­cu­lier au géné­ral. On peut ain­si, d’une cer­taine façon, pas­ser en revue les groupes de per­sonnes pour qui la prière est obli­ga­toire, per­mise et sou­hai­table, sui­vant les cas. La liste en est si longue qu’il n’est pas pos­sible de l’ex­pli­ci­ter en détail chaque fois que je célèbre. C’est pour­quoi je devrais relire fré­quem­ment les demandes et inten­tions expo­sées ci-​après ou me les rap­pe­ler dans la médi­ta­tion pour les pré­sen­ter au Seigneur.

  1. Il va de soi que ceux qui ont deman­dé la messe et offert l’honoraire ont droit à une « pré­sence » pri­vi­lé­giée, on pour­rait dire à une « place réser­vée », La prio­ri­té d’intention doit leur être jalou­se­ment assu­rée. C’est là un devoir de jus­tice que le prêtre est tenu, en conscience, de rem­plir soi­gneu­se­ment. Ce qui implique l’obligation de tenir bien à jour le registre des messes qui lui ont été confiées.
    Toutefois, prio­ri­té ne signi­fie pas exclu­si­vi­té. En ce domaine spi­ri­tuel où s’appliquent les mérites infi­nis du Sauveur, la messe est un tré­sor inépui­sable. Ses appli­ca­tions peuvent être illi­mi­tées, à la dif­fé­rence des richesses maté­rielles, qui sont néces­sai­re­ment limi­tées dans leur source et plus encore dans leur dis­tri­bu­tion. Cette seule pen­sée peut aider à por­ter la prière et ses bien­faits jus­qu’au bout du monde, jusqu’à l’igloo de l’Esquimau ou la case du Noir-​Africain. Si elle est vrai­ment ins­pi­rée par la cha­ri­té du Christ, la prière du prêtre à l’au­tel est capable de jouer un rôle béné­fique non négli­geable. D’autant qu’il ne coûte qu’un petit effort
  2. …pour élar­gir l’intention deman­dée (elle est par­fois trop limi­tée à des inté­rêts exclu­si­ve­ment maté­riels) à tous les dési­rs légi­times, a tous les besoins, sur­tout spi­ri­tuels, pré­sents et futurs des dona­teurs. Rien ni per­sonne n’empêche de prier en même temps pour les incon­nus qui se trouvent dans le même cas, ou qui sont affron­tés aux mêmes dif­fi­cul­tés ou aux mêmes problèmes.
  3. …pour faire un « rap­pel d’in­ten­tion » en faveur de ceux pour qui la messe a déjà été célé­brée, et qui n’ont pas encore été exau­cés, ou qui seraient sou­mis à d’autres épreuves.
  4. …pour ver­ser « un acompte de prière » à ceux qui ont déjà deman­dé des messes non encore célébrées.
  5. …pour reti­rer de la banque de la misé­ri­corde divine une com­pen­sa­tion de dom­mages et inté­rêts pour les obli­ga­tions de messes qui n’au­raient pas été acquit­tées. soit par mon inad­ver­tance invo­lon­taire, soit par suite de cir­cons­tances fâcheuses.
  6. Justice étant ain­si ren­due, comme il se doit, avec un petit sur­croît de cha­ri­té, voi­ci un second groupe « d’assistants » qui se recom­mande spé­cia­le­ment à mon inten­tion. Il est for­mé par ceux que Dieu m’a confiés pour être en quelque sorte leur « père spi­ri­tuel », que ce soit au sens strict ou large du mot. Comment pourrais-​je, en effet, oublier ceux que j’appelle volon­tiers « mes enfants » ? Ils doivent res­ter « pré­sents », non pas certes à ma mémoire sou­vent défaillante, ni à l’application de mon esprit for­cé­ment limi­tée, mais à mon cœur qui les a aimés et les aime encore, ain­si qu’à mon âme sou­cieuse de leurs inté­rêts éter­nels ; En un sens réel, je puis dire qu’ils sont là près de moi…
  7. Tous ceux qui, dans le pas­sé, m’ont été confiés, comme parois­siens, dans les dif­fé­rents endroits où j’ai exer­cé le saint minis­tère. Hélas ! cette simple évo­ca­tion rem­plit mon cœur de tris­tesse et d’in­quié­tude, car Dieu seul sait ce qu’ils sont deve­nus dans la tour­mente dévas­ta­trice, et de quels secours maté­riels et spi­ri­tuels ils ont encore besoin, en cette vie ou dans l’autre ! Daigne le Seigneur avoir pitié de tous ces pauvres gens, qui sont beau­coup plus ses enfants que les miens ! Qu’il prenne éga­le­ment en pitié tous ceux qui sont sous le pres­soir de l’in­jus­tice, de la tri­bu­la­tion, de la persécution !
  8. Tous ceux qui m’ont ren­con­tré, comme audi­teurs, diri­gés habi­tuels ou péni­tents d’occasion, spé­cia­le­ment ceux dont je connais les besoins, les épreuves, les ten­ta­tions, les fai­blesses, etc. Certains d’entre eux peuvent éga­le­ment se trou­ver, à mon insu, dans la détresse, l’angoisse ou à l’article de la mort : dans ce cas, ils ont besoin de grâces spé­ciales, que nul ne songe à deman­der pour eux.
  9. Ceux à qui j’ai pu faire du bien ou rendre ser­vice… ceux à qui je dois amende hono­rable, pour n’a­voir pas su ou pas vou­lu les aider, les édi­fier, les conso­ler, les por­ter à Dieu… ceux à qui j’ai pu faire du tort ou cau­ser du scandale.
  10. Ont pareille­ment droit à une recom­man­da­tion spé­ciale ceux à qui je dois de l’affection, de la recon­nais­sance : parents, proches, amis, bien­fai­teurs de tout ordre ; en pre­mier lieu, les per­sonnes que je sais éloi­gnées de Dieu et qui sont en grand dan­ger de se perdre. Quel sujet d’inquiétude et d’angoisse ne doit pas faire naître et entre­te­nir en moi le désir de leur salut éter­nel ! Et quelle inci­ta­tion à la prière, qui s’avère d’autant plus indis­pen­sable que le recours à la misé­ri­corde divine appa­raît, sans conteste pos­sible, comme le seul moyen d’obtenir leur conver­sion et leur salut !

VII. Corps visible et âme de l’Église

Le nombre des per­sonnes que j’ai ren­con­trées ou que je connais est insi­gni­fiant en regard de la foule innom­brable des hommes pour qui le Sauveur a prié, souf­fert et subi la mort. C’est pour­quoi, en ce moment pri­vi­lé­gié entre tous qu’est la messe, qui renou­velle le sacri­fice du cal­vaire, « mont de la dilec­tion », la conscience de mon indi­gni­té et de ma misère ne doit en aucune façon para­ly­ser l’espérance de la misé­ri­corde. Car la convic­tion que ma prière s’identifie à celle de l’Église et de Jésus m’interdit de lais­ser ma confiance se rétré­cir à la peti­tesse de ma pauvre per­sonne. Cette cer­ti­tude au contraire m’invite à deman­der toutes les grâces qu’il est pos­sible d’obtenir pour tous sans excep­tion. On ne peut en effet sou­hai­ter une occa­sion plus pro­pice pour exploi­ter au maxi­mum les mérites infi­nis de la pas­sion du Christ, et la puis­sance de sa résur­rec­tion. Toute âme pro­fon­dé­ment croyante y trouve la mani­fes­ta­tion de la divine misé­ri­corde dont le Sauveur est la vivante et vivi­fiante per­son­ni­fi­ca­tion, ain­si que le gage assu­ré des grâces les plus pré­cieuses et les plus néces­saires à tous et à cha­cun.
Si je veux être à la hau­teur de mes sublimes fonc­tions à l’autel, je ne sau­rais bor­ner ma prière à quelques inten­tions connues per­son­nel­le­ment, si obli­ga­toires, si saintes, si res­pec­tables soient-​elles. Au moins au sens large du mot, c’est le monde entier ou plu­tôt, c’est l’Église entière que je dois recom­man­der au Seigneur. D’abord, parce que c’est ma Mère et que j’ai reçu tant de bien­faits par son entre­mise. Ensuite, parce que ma prière sacer­do­tale peut lui être utile. Depuis le sou­ve­rain pon­tife, qui porte une res­pon­sa­bi­li­té écra­sante, jusqu’au der­nier des fidèles, tous les membres de l’Église ont des devoirs à rem­plir, des néces­si­tés pré­cises à satis­faire, des dif­fi­cul­tés et des épreuves à sup­por­ter, peut-​être même des fai­blesses à se repro­cher. Rien de cela ne peut me lais­ser indif­fé­rent, sur­tout lorsque je suis près du Sauveur et de sa sainte Mère, à la source des grâces qui les aide­raient à pra­ti­quer une fidé­li­té sans défaillance.
A plus forte rai­son, si je pense à la situa­tion actuelle et à la crise redou­table que tra­verse l’Église : je la vois, d’une part, livrée sans défense effi­cace aux agents de l’autodestruction qui, de l’intérieur, sapent hypo­cri­te­ment son dogme, sa morale, ses ins­ti­tu­tions et les valeurs tra­di­tion­nelles. Ne faudrait-​il pas que tous ses enfants, conscients du dan­ger, se groupent autour d’elle pour la défendre par tous les moyens, à com­men­cer par des prières ins­tantes, pour sup­plier Dieu de lui accor­der de res­ter fidèle à sa mis­sion de salut dans le monde ? Mais, quel que soit le nombre de ceux qui prient pour leur Mère ain­si mena­cée, je dois être de leur côté et m’efforcer d’être par­mi les plus fer­vents, les plus dignes de leur voca­tion.
Il serait inutile et même nui­sible de m’égarer dans une recherche exhaus­tive d’intentions. Cela ris­que­rait d’être pour moi une cause de dis­trac­tions sup­plé­men­taires, dont je n’ai certes pas besoin. D’ailleurs, je puis faci­le­ment, dans le cou­rant de la jour­née, détailler les louanges et les sup­pli­ca­tions à offrir au Seigneur. Il devient ain­si plus com­mode, pen­dant la messe, de résu­mer ma prière et de deman­der glo­ba­le­ment les grâces de toutes sortes dont l’Église entière et cha­cun de ses membres ont besoin.
A ce pro­pos, les textes scrip­tu­raires et litur­giques, ain­si que les occa­sions offertes par les cir­cons­tances, invitent le catho­lique digne de ce nom à sor­tir de lui-​même et à men­tion­ner tour à tour les dif­fé­rentes per­sonnes qui com­posent l’Église : le Saint-​Père, les évêques, les prêtres, les reli­gieux et reli­gieuses, les mis­sion­naires, les aspi­rants au sacer­doce et à la vie consa­crée ; les fidèles vivant dans le monde : enfants, jeunes, adultes, fian­cés, époux, céli­ba­taires, veufs et veuves, tra­vailleurs, vieillards, etc. A noter qu’une inten­tion par­ti­cu­lière peut être élar­gie à toutes les per­sonnes qui se trouvent dans la même situa­tion. Par exemple, si l’on célèbre la fête d’un saint fon­da­teur ou membre d’un ordre reli­gieux, rien n’empêche de prier pour cet ordre tout entier et pour ses œuvres ; si l’on dit la messe pour un défunt qui n’a peut-​être plus besoin de suf­frages, on peut appli­quer l’in­ten­tion secon­daire aux âmes du pur­ga­toire, qui pour­ront en pro­fi­ter selon les des­seins de Dieu.
En résu­mé, il s’agit de recom­man­der à la bon­té misé­ri­cor­dieuse du Seigneur tous ceux qui peuvent avoir besoin de quelque secours, maté­riel ou spi­ri­tuel, car nul homme vivant sur la terre n’est assez saint, assez confir­mé dans la ver­tu pour pou­voir se pas­ser de la grâce : nulle créa­ture humaine n’est assez indé­pen­dante pour être capable de vivre sans les atten­tions de la Providence.
En dehors des catho­liques bap­ti­sés qui font par­tie du corps mys­tique du Christ et de l’Église visible déjà men­tion­née, il y a le nombre vrai­sem­bla­ble­ment beau­coup plus grand encore des hommes qui consti­tuent l’âme de l’Église. Sans doute, ils semblent échap­per à son influence directe, et ils ne recon­naissent pas son auto­ri­té. Eux aus­si, sans le savoir et le vou­loir posi­ti­ve­ment, sont les enfants de Dieu au sens large du mot et les frères du Christ, au moins en puis­sance, puisque le Sauveur est mort pour eux comme pour nous. Ils sont donc les béné­fi­ciaires pos­sibles et dési­rables des grâces de par­don, de salut et de sain­te­té que Notre-​Seigneur a méri­tées pour tous les des­cen­dants d’Adam.
Jésus cru­ci­fié étend ses bras sur l’hu­ma­ni­té tout entière. Son cœur est ouvert à toute créa­ture. Son amour embrasse tous les hommes sans excep­tion. Ses mérites infi­nis et donc inépui­sables sont appli­cables à cha­cun d’entre eux. A défaut de la sain­te­té qui la ren­drait plus accep­table à la sain­te­té divine, ma prière à l’autel devrait pro­lon­ger celle de Jésus, de Marie et de l’Église. Pourquoi ne pas deman­der pour tous (frères sépa­rés, musul­mans, boud­dhistes, païens et les autres) une abon­dante appli­ca­tion des grâces que le Fils de Dieu fait homme par amour a payées si cher sur la croix ? 

VIII. Faire en priant le tour des misères humaines

Beaucoup d’inconscients et d’égoïstes font de leur petit bon­heur, per­son­nel ou fami­lial, l’unique objet de leurs dési­rs, de leurs sou­cis, de leurs efforts. Parce que l’épreuve les a épar­gnés, ils trouvent injus­ti­fiée et même ridi­cule l’expression qui fait de cette terre « une val­lée de larmes ». Il n’empêche que pour beau­coup trop d’hommes l’existence res­semble sou­vent à un véri­table che­min de croix. Le fait de fer­mer les yeux sur la souf­france du pro­chain n’empêche pas celui-​ci de souf­frir, bien au contraire. Mais un homme de cœur, sur­tout s’il est un bon chré­tien, ne peut res­ter indif­fé­rent à cette affli­geante réa­li­té. Sans doute, il faut faire tout son pos­sible pour conso­ler ceux qui pleurent et sou­la­ger ceux qui souffrent. Malheureusement, il n’est pas pos­sible d’ap­por­ter à tous les affli­gés la conso­la­tion et le sou­la­ge­ment dont ils auraient besoin. Du moins le croyant a‑t-​il la res­source de faire en priant le tour des misères humaines. Je ne sais qui a trou­vé cette for­mule. Peu importe après tout, car il suf­fit qu’elle m’aide à prier et sur­tout à convo­quer autour de l’au­tel la pitoyable pro­ces­sion de tous ceux qui souffrent dans leur corps, dans leur cœur et dans leur âme. Il n’est ni pos­sible ni dési­rable de dres­ser alors la liste com­plète des affli­gés, dont chaque caté­go­rie suf­fi­rait à consti­tuer une grande armée aux effec­tifs presque innom­brables. Mais je ne puis oublier dans mes prières les mil­lions de gens qui sont éprou­vés : les malades phy­siques et men­taux, les bles­sés, les opé­rés, les infirmes, les incu­rables, les ago­ni­sants, les pri­son­niers, les per­sé­cu­tés pour la jus­tice, les vic­times de la guerre… de la tyran­nie mar­xiste… des acci­dents… des cata­clysmes natu­rels et de toutes les pas­sions des­truc­trices (de la ver­tu et du bon­heur humain).
D’autre part, je ne puis perdre de vue le nombre, connu de Dieu seul, de mes frères qui sont affli­gés de la plus grande de toutes les misères : le péché. Il ne peut être ques­tion de cher­cher à péné­trer clans le laby­rinthe inex­tri­cable des mala­dies de l’âme. Mais qui­conque est au cou­rant de ce qui se passe dans les cœurs admet­tra sans peine que la misère spi­ri­tuelle, comme celle des corps, est trop sou­vent com­pa­rable à une mer sans rivage et sans fond. De sorte que celui qui prie, s’il a vrai­ment la cha­ri­té, n’a que l’embarras du choix pour trou­ver des inten­tions de prière à recom­man­der au Seigneur pour le bien de son pro­chain.
Le drame du monde en proie à toutes sortes de tri­bu­la­tions m’invite donc à répé­ter à satié­té les sup­pli­ca­tions que Jésus lui-​même enten­dit fré­quem­ment pen­dant sa vie mor­telle, en voi­ci le résumé :

Seigneur, ceux que vous aimez souffrent et sont malades, phy­si­que­ment, mora­le­ment ou spi­ri­tuel­le­ment. Je vous offre leurs croix, puisque beau­coup d’entre eux sont inca­pables de le faire eux-​mêmes : dai­gnez les allé­ger, les sanc­ti­fier au contact de la vôtre, qui est la source de toute grâce… Mieux que qui­conque, vous connais­sez la pro­fon­deur et l’étendue de leurs maux. Vous seul êtes assez puis­sant et assez bon pour y por­ter remède… Daigne votre cœur com­pa­tis­sant et misé­ri­cor­dieux avoir pitié d’eux tous, comme jadis il eut pitié des misé­rables qui ont eu la chance de vous ren­con­trer, la grâce de vous invo­quer avec foi et confiance, et le bon­heur d’être guéris !

IX. Justification de la prière confiante jusqu’à l’audace

L’audace qui porte lame confiante à deman­der le maxi­mum pos­sible n’est pas une témé­ri­té qui serait pri­vée de fon­de­ment doc­tri­nal. Elle est soli­de­ment basée sur des véri­tés incon­tes­tables, qu’il importe d’examiner au moins som­mai­re­ment.
Sans se las­ser ni s’épuiser nota­ble­ment, le soleil répand autour de lui. par­fois sans uti­li­té appa­rente, des flots de lumière et de cha­leur, qui rendent la vie pos­sible sur la terre. C’est peut-​être cette consta­ta­tion qui a sug­gé­ré à saint Thomas d’Aquin cette pro­fonde et conso­lante affirmation :

C’est le propre du bien de se com­mu­ni­quer ; c’est le propre du sou­ve­rain bien de se com­mu­ni­quer d’une manière sou­ve­raine et digne des per­fec­tions divines.

Surtout si l’enfant de Dieu, ani­mé d’une foi humble et confiante, sol­li­cite sa bon­té infi­nie ; sur­tout depuis qu’« il n’a pas épar­gné son propre Fils mais l’a livré pour nous tous, com­ment ne nous donnerait-​il pas toutes choses avec lui ? » (Rm 8, 32).
Celui qui s’appuie sur Jésus-​Christ, c’est-à-dire sur sa digni­té de Fils de Dieu, sur sa parole infaillible, sur la per­fec­tion de son amour, sur la valeur et l’efficacité de son sacri­fice, celui-​là peut espé­rer être plei­ne­ment exau­cé. On a dit avec rai­son : On obtient de Dieu tout autant qu’on espère, et qu’on ose deman­der. Pourquoi cela ? Parce que les per­fec­tions divines, entre autres la bon­té et la misé­ri­corde, ne sau­raient être en aucun cas infé­rieures à l’idée que s’en fait l’esprit humain, qui est essen­tiel­le­ment bor­né. Autrement, la créa­ture serait en quelque sorte supé­rieure à son Créateur, ce qui est à pro­pre­ment par­ler impen­sable et inad­mis­sible.
Le Père céleste, dont l’amour misé­ri­cor­dieux est tout-​puissant, ne sau­rait accor­der moins que ce que l’on demande. Il don­ne­rait plus, si l’on avait des pen­sées plus dignes de lui, et si l’on osait deman­der davan­tage. Malheureusement, sa libé­ra­li­té est trop sou­vent res­treinte par nos défi­ciences, par notre manque de foi et de confiance.
Quel dom­mage de ne pas l’invoquer, en toute humi­li­té et confiance, et de ne pas pous­ser l’audace jusqu’à lui deman­der le maxi­mum pos­sible ? Nous ne le méri­tons certes pas, mais il est dis­po­sé à le concé­der à ceux qui en ont besoin. Sa bon­té sou­ve­raine ne peut refu­ser d’exaucer ceux qui l’invoquent, quand ils font le plus grand hon­neur à celle de ses per­fec­tions qui la défi­nit et le carac­té­rise le mieux : son amour misé­ri­cor­dieux. S’il n’exauçait pas la prière de l’âme qui espère tout de lui, et qui lui offre les mérites de son Fils, il fau­drait admettre, ce qui n’est pas admis­sible, qu’il n’est pas capable de tenir ses pro­messes. Elles sont for­melles dans l’Évangile. En voi­ci quelques-unes :

  • Demandez et vous rece­vrez, frap­pez et l’on vous ouvri­ra ; cher­chez et vous trou­ve­rez [Mt 5, 7, 7 ; Le 11, 9–13].
  • [Vous n’avez pas pu expul­ser le démon] à cause de votre peu de foi. Car, en véri­té, je vous le dis, si vous avez la foi gros comme un grain de séne­vé, vous direz à cette mon­tagne /‘Passe ici et elle y pas­se­ra et rien ne vous sera impos­sible [Mt 17, 20–21 ; Mc 11, 23 ; Le 17, 6].
  • Je vous le dis, tout ce que vous deman­de­rez dans vos prières, croyez que vous l’avez reçu et vous l’obtiendrez [Mc 11, 24],
  • Tout ce que vous deman­de­rez en mon nom, je le ferai, pour que le Père soit glo­ri­fié dans le Fils [Jn 1, 15 ; Mt 7, 2].
  • En véri­té, en véri­té, je vous le dis, ce que vous deman­de­rez au Père, il vous le don­ne­ra en mon nom. Jusqu’ici, vous n’avez rien deman­dé en mon nom. Demandez et vous rece­vrez, afin que votre joie soit pleine Jn 14, 13, Mt 7, 7].
  • Après s’être livré par amour pour nous à sa pas­sion dou­lou­reuse et à la mort sur la croix, Jésus est res­sus­ci­té et mon­té au ciel, il y est tou­jours vivant et ne cesse d’intercéder pour nous [He 7, 25].

Sans cesse il offre à son Père ses plaies glo­rieuses et ses mérites infi­ni­ment pré­cieux pour être la ran­çon de nos péchés et le gage de toutes les grâces dont tous les hommes ont besoin pour trou­ver Dieu et, avec lui, le bon­heur éter­nel. S’il arrive trop sou­vent que nous obte­nions si peu de grâces, n’est-ce pas, en pre­mier lieu, parce que nous ne savons pas exploi­ter le tré­sor inépui­sable que la foi met à notre disposition ?

Conclusion

Nous n’avons pas un grand prêtre inca­pable de com­pa­tir à nos fai­blesses : il a connu abso­lu­ment les mêmes épreuves que nous, hor­mis le péché. Approchons-​nous donc avec assu­rance du trône de la grâce, afin d’obtenir misé­ri­corde et de trou­ver la grâce d’un secours oppor­tun [He 4].

La pas­sion et la mort de Jésus sont la source de toutes grâces. La messe qui renou­velle son sacri­fice en est, pour ain­si dire, le grand canal et la prin­ci­pale cen­trale de dis­tri­bu­tion. Aussi faut-​il que la prière du prêtre à l’autel soit le pro­lon­ge­ment de celle du Sauveur ; qu’elle n’en fasse qu’une avec la sienne. Quelle devienne louange enthou­siaste des per­fec­tions divines, eu même temps que sup­pli­ca­tion ins­tante, inlas­sable, insa­tiable, en faveur des mal­heu­reux, quelles que soient l’origine et la nature de leurs misères. Car on peut affir­mer que si la sagesse de Dieu a per­mis l’immensité de la misère humaine, c’est pour mieux exer­cer sur les hommes l’infinité de sa misé­ri­corde.
Par consé­quent, que par mon humble minis­tère, la prière de Jésus s’élève confiante et auda­cieuse, jusqu’au trône de son Père ; et que ses « retom­bées », telle une pluie bien­fai­sante (ou une lave fer­ti­li­sante), pénètrent aus­si pro­fon­dé­ment et s’étendent aus­si loin que la misère exerce ses ravages. Et que l’amour misé­ri­cor­dieux répande ses bien­faits par­tout où règnent le péché, la souf­france et la mort. Ainsi peut-​on espé­rer que tous les hommes, même ceux qui vivent actuel­le­ment « dans les ténèbres », rece­vront et accueille­ront pour leur plus grand bon­heur, la lumière et la cha­leur émises si géné­reu­se­ment par le soleil de jus­tice, Notre-​Seigneur Jésus-​Christ (Mt 4, 2).

Sources : Texte publié en 1976 par H. et J. Paulet dans la revue Tradition et Progrès sous la signa­ture ano­nyme : « un prêtre catho­lique » /​Revue Le Sel de la Terre n°50, Automne 2004.

Notes de bas de page
  1. Le père Teilhard de Chardin, en Chine, en 1923.[]
  2. Sentence du Père Lacordaire, a pro­pos de la répé­ti­tion des Ave dans le rosaire.[]