Comment le fondateur de la Fraternité Saint-Pie X a‑t-il jugé la messe de Paul VI ? Sur cette question, on a dit tout et son contraire. Ce sont les paroles mêmes de Mgr Lefebvre qui trancheront le débat. Faisons-les revivre.
On sait que la nouvelle messe a été élaborée avec l’aide d”« observateurs » protestants, afin de ne pas déplaire aux « frères séparés » qui haïssent le saint sacrifice de la messe. Si Mgr Lefebvre n’a pas manqué de réagir très tôt à la nocivité de cette réforme, en prenant une part active à la rédaction du Bref examen critique des cardinaux Ottaviani et Bacci [1], il lui a fallu néanmoins plusieurs années pour arriver à la position qui est aujourd’hui celle la Fraternité. Cet article tente d’en exposer l’évolution.
Notons tout d’abord que ce long temps nous dévoile toute la prudence pastorale de l’archevêque missionnaire, qui se trouve face à un problème absolument nouveau dans l’Église, et pour le moins épineux : ce nouveau rit est empreint d’une ambiguïté calculée pour contenter les hérétiques, ambiguïté qui ne le rend cependant pas strictement invalide ou formellement hérétique… Comment un fidèle doit-il réagir face à un tel rit, qui plus est promulgué par le pape Paul VI ? Faudrait-il, pour demeurer bon catholique, devenir protestant ? La réponse de Monseigneur s’appuie sur une constatation des faits (qu’il avait d’ailleurs prévus) : les fruits de cette réforme ont produit (et produisent encore), au fur et à mesure des années, toute leur amertume. Aussi l’attitude du fondateur de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X devient-elle à son tour de plus en plus catégorique. Pour plus de clarté, il nous a semblé bon de distinguer trois périodes dans l’évolution de la position de Mgr Lefebvre.
Un rit dangereux
On peut d’abord distinguer une première période dans l’attitude du prélat d’Écône : à ses yeux, cette messe constitue un rit nouveau et périlleux qui ne supprime pas la messe de toujours (1969- 1974).
Dès la mise en application du Novus ordo, en novembre 1969, Mgr Lefebvre annonce à ses séminaristes qu’il gardera la messe traditionnelle [2]. Il ne fait qu’user du délai donné par Rome, qui ne compte rendre la réforme obligatoire qu’à la fin de l’année 1971. Mais arrivé à cette date, il explique son refus de la réforme :
Si jamais nous prenions le Novus ordo missæ, nous n’aurions plus de vocations : l’arbre se dessécherait comme si on avait mis la hache à la racine.
Ibid., p. 488.
Cependant, il estime encore que lorsqu’un fidèle ne peut assister à une messe de toujours, il ne peut pour autant se dispenser de la nouvelle messe, du moment qu’elle est célébrée par un prêtre « digne et fidèle [3] ». Cette précision est importante, car dans son acuité théologique et doctrinale, Monseigneur dénonce dès 1971 le danger inhérent à cette réforme à tendance protestante :
On peut donc se demander très légitimement si insensiblement la foi catholique dans les vérités éternelles de la messe disparaissant, la validité des messes ne disparaît pas aussi. L’intention du célébrant portera sur la nouvelle conception de la messe qui, dans peu de temps, ne sera autre que la conception protestante. La messe ne sera plus valide.
Un évêque parle, DMM, p. 143.
Ce qu’il confirme en 1973 :
Il est entendu que notre attitude deviendra de plus en plus radicale au fur et à mesure que le temps passe, l’invalidité se répandant avec l’hérésie.
Mgr Tissier, op. cit., p. 490.
Et en 1975, il apporte cette effrayante précision :
Tous ces changements dans le nouveau rit sont vraiment périlleux, parce que peu à peu, surtout pour les jeunes prêtres, qui n’ont plus l’idée du sacrifice, de la présence réelle, de la transsubstantiation et pour lesquels tout cela ne signifie plus rien, ces jeunes prêtres perdent l’intention de faire ce que fait l’Église et ne disent plus de messes valides. Certes les prêtres âgés, quand ils célèbrent selon le nouveau rit, ont encore la foi de toujours. Ils ont dit la messe avec l’ancien durant tant d’années, ils en gardent les mêmes intentions, on peut croire que leur messe est valide. Mais dans la mesure où ces intentions s’en vont, disparaissent, dans cette mesure, les messes ne seront plus valides.
Un évêque parle, op. cit., pp. 285–286.
Un rit qui n’oblige pas
Dans un deuxième temps, Mgr Lefebvre voit dans le nouvel Ordo missæ un nouveau rit nocif qui ne peut obliger (1975–1979). C’est le 5 mai 1975, en la fête de saint Pie V, que Monseigneur a pris la résolution de maintenir coûte que coûte la messe traditionnelle [4]. Son jugement devient alors plus catégorique quant à la nouvelle messe :
Elle n’oblige pas pour l’accomplissement du devoir dominical.
Mgr Tissier, op. cit., p. 490.
Cela semble une application de sa célèbre déclaration du 21 novembre 1974, qu’il n’est pas inutile de rappeler. Il y affirme son adhésion « à la Rome éternelle, maîtresse de sagesse et de vérité », mais aussi son refus « de suivre la Rome de tendance néo-moderniste et néo-protestante qui s’est manifestée clairement dans le concile Vatican II et après le concile dans toutes jules réformes qui en sont issues. Toutes ces réformes, en effet, ont contribué et contribuent encore à la démolition de l’Église, à la ruine du sacerdoce, à l’anéantissement du sacrifice et des sacrements, à la disparition de la vie religieuse (…). Aucune autorité, même la plus élevée dans la hiérarchie, ne peut nous contraindre à abandonner ou à diminuer notre foi catholique clairement exprimée et professée par le magistère de l’Eglise depuis dix neuf siècles (…). Cette réforme étant issue du libéralisme, du modernisme, est tout entière empoisonnée ; elle sort de l’hérésie et aboutit à l’hérésie, même si tous ses actes ne sont pas formellement hérétiques. Il est donc impossible à tout catholique conscient et fidèle d’adopter cette réforme et de s’y soumettre de quelque manière que ce soit. La seule attitude de fidélité à l’Église et à la doctrine catholique, pour notre salut, est le refus catégorique d’acceptation de la réforme (…) [5] ».
Le 29 août 1976, dans une homélie célèbre qu’il prononce à Lille, Monseigneur ne mâche pas ses mots et traite le nouveau rit de « messe bâtarde ». Il s’en explique :
C’est précisément parce que cette union voulue par les libéraux, entre l’Église et la Révolution et la subversion, est une union adultère, que de cette union adultère ne peuvent venir que des bâtards ! Et qui sont ces bâtards ? Ce sont nos rits, le rit de la nouvelle messe est un rit bâtard ! Les sacrements sont des sacrements bâtards : nous ne savons plus si ces sacrements donnent la grâce ou ne la donnent pas.
Sermon du 29 août 1976 à Lille, in Écône, chaire de vérité (Iris, 2015), pp. 997–998.
Si de tels propos choquent aujourd’hui nos mentalités modernes et leur semblent scandaleux, rappelons-nous qu’ils ne sont que le fruit d’une légitime indignation. Le véritable scandale réside dans la réforme elle-même qui, en usurpant les titres de la messe de toujours, dénature le saint sacrifice, coupe les âmes de la grâce et les éloigne de la foi. Aussi le jugement de Mgr Lefebvre se fait de plus en plus sévère : il s’agit de préserver ceux qui n’ont pas encore été contaminés par le virus moderniste de cette réforme :
Nous conformant à l’évolution qui se produit peu à peu dans l’esprit des prêtres, nous devons éviter, je dirais presque d’une manière radicale, toute assistance à la nouvelle messe.
Mgr Tissier, op. cit., p. 491.
Seules certaines exceptions sont admises :
C’est un devoir de s’abstenir habituellement, de n’accepter une assistance que dans des cas exceptionnels : mariage, enterrements, et que si l’on a la certitude morale que la messe est valide et non sacrilège.
Le coup de maître de Satan, Saint-Gabriel, 1977, p. 46.
L’année suivante, Mgr Lefebvre précise encore, toujours en se fondant sur la réalité, l’attitude à tenir vis-à-vis de la nouvelle messe :
Elle est donc dangereuse, surtout pratiquée régulièrement. Elle amenuise et corrompt la foi lentement, mais sûrement. On ne pourrait donc y assister que rarement et pour des motifs graves, en s’efforçant d’éviter tout ce qui nous obligerait à quelques concessions odieuses…
La messe de toujours, Clovis, 2006, p. 392.
On voit poindre la distinction classique que l’Église donne pour l’assistance aux rits non-catholiques, et que Monseigneur appliquera à la nouvelle messe dès 1979. C’est ce qui va maintenant être l’objet de notre étude.
Un rit illégitime
Enfin, dans un troisième temps (à partir de 1979), Mgr Lefebvre se fait plus sévère : il présente cette messe comme un rit nocif auquel on ne peut participer. Dans une note sur le Novus ordo missæ et le pape, écrite en 1979, Mgr Lefebvre rappelle et clarifie encore la position de la Fraternité vis-à-vis de la réforme liturgique :
Ces messes nouvelles non seulement ne peuvent être l’objet d’une obligation pour le précepte dominical, mais on doit à leur sujet appliquer les règles de la théologie morale et du Droit canon qui sont celles de la prudence surnaturelle par rapport à la participation ou l’assistance à une action périlleuse pour notre foi ou éventuellement sacrilège.
Ibid., p. 391.
Monseigneur ne veut pas pour autant juger de la faute subjective de ceux qui participent à de telles messes [6]. Mais en faisant appel aux règles du Droit canon, il s’appuie sur le canon 1258. Celui-ci interdit l’assistance active à un rit acatholique (c’est-à-dire y participer comme les adeptes de ce rit), mais permet, dans certains cas exceptionnels (civilité lors d’un enterrement etc.), une assistance purement passive, à condition que le scandale soit écarté.
Notons au passage que ce canon est complété par le canon 2316, qui considère comme suspect d’hérésie celui qui assiste activement à un rit acatholique. On voit comment Monseigneur juge désormais le nouveau rit : il doit être assimilé aux rits des hérétiques et des schismatiques. Ce n’est que l’application de ce qu’il disait en 1974 :
Cette réforme étant issue du libéralisme, du modernisme, est tout entière empoisonnée ; elle sort de l’hérésie et aboutit à l’hérésie, même si tous ses actes ne sont pas formellement hérétiques.
Déclaration du 21 novembre 1974, in Un évêque parle, op. cit., pp. 270 et suiv.
À ceux qui lui opposent qu’on ne peut empêcher un fidèle d’assister activement à une nouvelle messe, du moment qu’elle est valide, Monseigneur répond désormais, fort du principe canonique que nous venons d’énoncer :
Détruisons immédiatement cette idée absurde : si la messe nouvelle est valide, on peut y participer. L’Église a toujours défendu d’assister aux messes des schismatiques et des hérétiques, même si elles sont valides. Il est évident qu’on ne peut participer à des messes sacrilèges, ni à des messes qui mettent notre foi en danger.
La messe de toujours, Clovis, 2006, p. 391
Quant à ceux qui, reconnaissant l’excellence de la messe traditionnelle, la trouvent simplement « meilleure » que le nouveau rit, ils sont, aux dires de l’archevêque, de « soit-disant « traditionalistes »… » Et il ajoute :
Nous n’acceptons absolument pas cela. Dire que la nouvelle messe est bonne, non ! La messe nouvelle n’est pas bonne ! Si elle était bonne, demain nous devrions la prendre, c’est évident !
Ibid., p. 379.
Non, pour Monseigneur il n’y a pas d’égalité possible entre la messe de toujours et la nouvelle messe. Elles sont diamétralement opposées. En effet,
la messe est le drapeau de la foi catholique… [Elle] terrasse toutes les erreurs du protestantisme, de l’islam, du judaïsme, du modernisme, du laïcisme matérialiste, socialiste et communiste. Aucune erreur ne peut subsister face à notre sainte messe catholique. La messe est anti-œcuménique, au sens où s’entend l’œcuménisme depuis le concile : union de toutes les religions dans un syncrétisme de prière sans dogmes, de moralité aux lois imprécises, s’accordant sur des slogans équivoques : droits de l’homme – dignité humaine – liberté religieuse. La messe nouvelle par contre est bien le drapeau de ce faux œcuménisme, qui représente l’anéantissement de la religion catholique et du sacerdoce catholique.
Lettre aux amis et bienfaiteurs, février 1982.
Aussi, il confirmera en 1983 que « ce sont là des motifs plus que suffisants pour ne pas lui conférer les titres réservés à la messe catholique de toujours, quels que soient les rites [7]. »
Enfin, en 1985, Mgr Lefebvre s’adressera à tous les catholiques perplexes en ces termes qui résument ce que nous venons de dire :
Votre perplexité prend peut-être alors la forme suivante : puis-je assister à une messe sacrilège mais qui est cependant valide, à défaut d’autre et pour satisfaire à l’obligation dominicale ? La réponse est simple : ces messes ne peuvent être l’objet d’une obligation ; on doit au surplus leur appliquer les règles de la théologie morale et du Droit canon en ce qui concerne la participation ou l’assistance à une action périlleuse pour la foi ou éventuellement sacrilège. La nouvelle messe, même dite avec piété et dans le respect des normes liturgiques, tombe sous le coup des mêmes réserves puisqu’elle est imprégnée d’esprit protestant.
Lettre ouverte aux catholiques perplexes, Albin Michel, 1985, pp. 42–43.
Prudence d’un prélat
Nous avons pu suivre le long parcours de Mgr Lefebvre, qui n’a pas été aussi rapide que certains autres héros de la Tradition, pour arriver cependant aux mêmes conclusions qu’eux [8].
Nous avons compris que son apparente lenteur a été liée à la complexité du nouveau rit lui-même. Mais ce délai ne peut qu’accroître sa crédibilité : un homme prudent, d’une foi éprouvée, a pris son temps pour juger d’une chose aussi grave. Nul ne pourra accuser Mgr Lefebvre de précipitation. La position qu’il a adoptée est sage, appuyée non seulement sur l’expérience des faits, mais sur les principes de l’Église de toujours. Ce héraut du Christ-Roi a donc su donner à la crise une réponse claire et sûre, parce que catholique.
C’est qu’il avait compris que « Satan règne par l’équivoque et l’incohérence qui sont ses moyens de combat et qui trompent les hommes de peu de foi [9] ».
Aussi, dans ce même sillage et pour garder cette même fidélité, Mgr Bernard Fellay déclarait en 2006 :
Tant que Vatican II et la nouvelle messe restent la norme, un accord avec Rome est un suicide.
Vatican II, L’autorité d’un concile en question, Vu de Haut, n° 13, automne 2006, p. 8.
Abbé Raphaël d’Abbadie d’Arrast, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X
Sources : Fideliter n° 237 de mai-juin 2017
- Cf. Mgr Bernard Tissier de Mallerais, Marcel Lefebvre, une vie, Clovis, 2002, pp. 419 et suiv.[↩]
- Ibid., p. 441.[↩]
- Ibid., p. 442. Mgr Lefebvre insistera sur ce point en 1972 auprès de ses séminaristes : « S’il se trouve un prêtre pieux qui dise la messe nouvelle en la rendant aussi traditionnelle que possible, il est bon que vous y assistiez pour satisfaire au précepte dominical. » (Ibid., p. 490).[↩]
- Mgr Tissier, op. cit., p. 508, note 3. C’était le jour même des funérailles du père Calmel, grand défenseur de la Tradition.[↩]
- Déclaration du 21 novembre 1974, in Un évêque parle, op. cit., pp. 270 et suiv. Il est à noter que deux ans plus tard, dans un livre d’entretiens préfacé par lui-même (Non, Entretiens de José Hanu avec Mgr Lefebvre, Stock, 1977), Monseigneur reconnaît avoir rédigé cette déclaration sous le coup de l’indignation mais, ajoute-til, « cette déclaration demeure, en définitive, toujours plus actuelle et plus vraie à la lumière des fruits toujours plus amers du concile » (p. 209).[↩]
- Ibid., p. 397.[↩]
- Lettre aux amis et bienfaiteurs, mars 1983.[↩]
- Voici, à titre d’exemple, ce qu’affirmait Mgr de Castro Mayer en janvier 1970, soit un mois seulement après l’entrée en vigueur du Novus ordo : « Après mûre réflexion, je suis convaincu qu’on ne peut pas participer à la nouvelle messe et même, pour y être présent, on doit avoir une raison grave. On ne peut pas collaborer à la diffusion d’un rit qui, quoique non hérétique, conduit à l’hérésie. » (Lettre de Mgr de Castro Mayer à Mgr Lefebvre, in Mgr Tissier, op. cit., p. 441).[↩]
- Le coup de maître de Satan, Saint-Gabriel, 1977, p. 9.[↩]