Avertissement Cet articles est paru dans la revue Le Sel de la terre nº 86 (automne 2013). Pour vous abonner : Le Sel de la terre Vous pouvez aussi commander des numéros par internet à : |
L’éternelle notion de vérité
SAINT PIE X DISAIT que les modernistes « en sont venus à cette folie de pervertir l’éternelle notion de la vérité » (Pascendi, § 14). L’éternelle notion de la vérité est exprimée par cette définition : « la conformité de l’intelligence avec la réalité – adæquatio rei et intellectus ». Nous connaissons la vérité quand notre intelligence représente (« rend présente ») en elle-même et exprime dans son « verbe » la réalité telle qu’elle est.
Évidemment cela suppose que nous puissions connaître la réalité telle qu’elle est. Or, précisément, c’est ce que refuse la philosophie moderne, depuis Kant, et c’est aussi ce que refuse le modernisme, qui a remplacé la philosophie traditionnelle par la philosophie moderne dont Kant est le principal fondateur.
Pour la philosophie moderne, nous ne connaissons pas la réalité telle qu’elle est, mais telle qu’elle nous apparaît : soit que cette apparence ne corresponde à rien de réel en dehors de l’esprit (idéalisme), soit que cette apparence soit le résultat d’une transformation effectuée sur l’objet connu par le sujet connaissant (idéalisme mitigé, appelé réalisme critique ou illationisme).
Le cardinal Ratzinger se situe dans cette seconde catégorie. Il affirmait en l’an 2000 en parlant de la connaissance par les sens :
Déjà dans les visions extérieures, il existe un facteur subjectif : nous ne voyons pas l’objet pur, mais celui-ci nous parvient à travers le filtre de nos sens, qui doivent accomplir un processus de traduction [1].
Ce que nous voyons, d’après le cardinal Ratzinger, ce n’est pas « l’objet pur », l’objet tel qu’il est dans la réalité, c’est un produit déjà transformé par mon activité, le résultat d’un « processus de traduction ».
Cette affirmation du cardinal est caractéristique de l’idéalisme (je ne connais pas l’objet en soi, mais l’idée ou le phénomène, c’est-à-dire l’objet tel qu’il m’apparaît) et, partant, du modernisme. Saint Pie X dit que telle est la base du modernisme :
La raison humaine, enfermée rigoureusement dans le cercle des phénomènes, c’est-à-dire des choses qui apparaissent, et telles précisément qu’elles apparaissent, n’a ni la faculté ni le droit d’en franchir les limites [2].
La vérité évolutive de l’Église conciliaire
Ne pouvant jamais sortir du cercle des phénomènes pour atteindre la réalité en elle-même, je ne pourrai jamais être en conformité avec elle. Je peux seulement m’approcher plus ou moins de la réalité. De là plusieurs conséquences, que le pape émérite tire lui-même de façon logique :
Nous ne possédons pas la vérité
Puisque je ne connais pas la chose telle qu’elle est, il est clair que je ne peux prétendre posséder la vérité. Je ne possède qu’un point de vue sur la réalité. Seul Dieu peut prétendre connaître les réalités telles qu’elles sont, et donc seul Dieu possède la vérité. Mieux, il est la Vérité. Pour ma part, je ne peux que m’approcher de la vérité en me laissant posséder par la Vérité.
Citons quelques textes du pape démissionnaire (auxquels nous en ajouterons du pape régnant, pour montrer la continuité dans leur pensée) :
Nous savons bien que la vérité hors de Dieu n’existe pas comme un en soi. Elle serait alors une idole. La vérité ne peut se développer que dans l’altérité qui ouvre à Dieu qui veut faire connaître sa propre altérité à travers et dans mes frères humains. Ainsi, il ne convient pas d’affirmer de manière excluante : « Je possède la vérité. » La vérité n’est possédée par personne, mais elle est toujours un don qui nous appelle à un cheminement d’assimilation toujours plus profonde à la vérité [3].
Certes, ce n’est pas nous qui possédons la vérité, mais c’est elle qui nous possède : le Christ qui est la Vérité nous a pris par la main, et sur le chemin de notre recherche passionnée de connaissance, nous savons que sa main nous tient fermement [4].
On ne s’empare pas de la vérité comme d’une chose, on rencontre la vérité. Elle n’est pas une possession, elle est une rencontre avec une Personne. […] La Vérité n’est pas une chose à saisir, mais une personne à rencontrer : la personne même de Jésus-Christ. C’est seulement en rencontrant Jésus qu’il est possible de connaître la Vérité [5].
Le croyant n’est pas arrogant ; au contraire, la vérité le rend humble, sachant que ce n’est pas lui qui la possède, mais c’est elle qui l’embrasse et le possède [6].
Tout n’est pas faux dans ces affirmations des papes, mais il faut reconnaître qu’elles vont dans le sens de la philosophie moderne qui prétend qu’on ne peut connaître la réalité telle qu’elle est, et donc qu’on ne peut prétendre posséder la vérité.
Les deux papes jouent sur le mot vérité. Ils mélangent la vérité (avec un petit « v ») qu’on peut connaître et posséder, avec la Vérité (avec un grand « V ») dont parle Notre-Seigneur quand il dit : « Je suis la Vérité. »
On pourrait leur répondre : « Saints-Pères, au contraire, plus je suis possédé par la Vérité, plus je possède la vérité. En effet, plus je suis chrétien, plus j’étudie mon catéchisme, et plus je possède les vérités que Jésus nous enseigne par son Église, et que je possède en toute certitude parce que Jésus ne peut ni se tromper ni nous tromper. »
Mgr Lefebvre écrivait, entre la troisième et la quatrième sessions du Concile : « La raison d’être du magistère [de l’Église catholique] est la certitude de posséder la Vérité [7]»
On pourrait dire aujourd’hui : la caractéristique du magistère de l’Église conciliaire est l’affirmation qu’on ne peut pas posséder la vérité.
Nous sommes toujours en recherche de la vérité
Puisque je ne peux prétendre posséder la vérité, je dois toujours être à sa recherche : « C’est pour cela que l’Église la recherche [la vérité] [8] ».
Ce serait trop peu, si par sa décision pour sa propre identité, le chrétien interrompait, pour ainsi dire, de sa propre volonté, le chemin vers la vérité. […] Le Christ qui est la Vérité nous a pris par la main, et sur le chemin de notre recherche passionnée de connaissance, nous savons que sa main nous tient fermement [9].
Cette affirmation que l’on ne possède pas la vérité, mais qu’on la recherche toujours est une des marques de la nouvelle Église conciliaire. La théologie, par exemple, n’est plus la science qui nous fait connaître des vérités sur Dieu, c’est une recherche continuelle, recherche qui ne se termine jamais.
C’est là aussi, remarquons-le en passant, une caractéristique de la mentalité maçonnique. La maçonnerie prétend que la lumière (de la vérité) sort de la discussion. Elle ne doit pas être imposée de manière « dogmatique ».
Cela se traduit dans les nouvelles méthodes pédagogiques où l’enseignement du maître est remplacé par une recherche plus ou moins spontanée de l’élève.
La vérité doit respecter la liberté
Puisque je ne connais pas l’objet tel qu’il est, je ne dois pas imposer « ma vérité à l’autre » : j’ai ma vision de la vérité, mais l’autre a la sienne et je dois respecter sa liberté.
La vérité ne peut être connue et vécue que dans la liberté, c’est pourquoi nous ne pouvons pas imposer la vérité à l’autre ; la vérité se dévoile seulement dans la rencontre d’amour [10].
Autrefois on pensait qu’on pouvait posséder la vérité, et par conséquent qu’on ne devait pas accorder la liberté à ceux qui ne la possédaient pas. On pouvait seulement tolérer ces derniers. « C’était l’erreur de l’âge confessionnel [11] », selon l’expression du pape émérite.
Depuis Vatican II nous sommes sortis de cette erreur, et nous pouvons affirmer sans peur qu’il « est nécessaire de passer de la tolérance à la liberté religieuse [12] ». En effet, la tolérance religieuse « demeure limitée dans son champ d’action [13] ».
Maintenant nous pouvons « tranquillement prendre le large dans la vaste mer de la vérité [14] », professer la liberté religieuse, « sommet de toutes les libertés [15] ».
La vérité est le fruit du dialogue
Je dois, au contraire, écouter l’autre pour bénéficier de son expérience de la vérité. Ainsi, par le dialogue, nous nous approcherons l’un et l’autre de la vérité.
La vérité est, en effet, lógos qui crée un diá-logos et donc une communication et une communion [16].
La vérité ne peut se développer que dans l’altérité [17].
Ainsi, les deux parties, en s’approchant pas à pas de la vérité, avancent et sont en marche vers un plus grand partage, fondé sur l’unité de la vérité [18].
N’ayez pas peur !
Autrefois on craignait de se tromper. On craignait de dialoguer avec les autres religions et de perdre la vérité. Mais depuis que le modernisme est entré dans l’Église (conciliaire), on sait que l’on ne possède pas la vérité, mais que c’est elle qui nous possède. On n’a donc rien à craindre. N’importe qui peut parler avec n’importe qui, peut « ouvertement et sans peur entrer dans tout dialogue » :
A ce sujet, je dirais que le chrétien a la grande confiance fondamentale, ou mieux, la grande certitude fondamentale de pouvoir tranquillement prendre le large dans la vaste mer de la vérité, sans avoir à craindre pour son identité de chrétien. Certes, ce n’est pas nous qui possédons la vérité, mais c’est elle qui nous possède : le Christ qui est la Vérité nous a pris par la main, et sur le chemin de notre recherche passionnée de connaissance, nous savons que sa main nous tient fermement. Le fait d’être intérieurement soutenus par la main du Christ nous rend libres et en même temps assurés. Libres : si nous sommes soutenus par lui, nous pouvons ouvertement et sans peur entrer dans tout dialogue. Assurés, nous le sommes, car le Christ ne nous abandonne pas, si nous ne nous détachons pas de lui. Unis à lui, nous sommes dans la lumière de la vérité [19].
Le résultat de cet irénisme (désir imprudent de dialogue et de paix) est que les chrétiens apostasient en grand nombre, n’étant pas prêts à dialoguer avec des maîtres d’erreur (mormons, témoins de Jehova et autres protestants, etc.).
La vérité est le fruit d’une expérience, d’une rencontre
Nous ne connaissons pas la chose telle qu’elle est, son essence (ou dans le vocabulaire kantien, le « noumène »), mais nous connaissons la chose telle qu’elle nous apparaît, le phénomène, et cette connaissance se fait dans une expérience, un contact avec la réalité qui engage tout notre être.
La foi ne fait pas exception : elle est une connaissance qui traduit une expérience.
Dans un chapitre intitulé « Foi et expérience [20] » de son livre Les Principes de la théologie catholique, le cardinal Ratzinger explique que l’expérience est la condition de toute connaissance, et il distingue trois degrés d’expérience : l’expérience empirique, l’expérience « expérimentale » à la base de la science (où l’homme interroge la nature) et l’expérience « expérientielle » ou « existentiale » entre des êtres libres. C’est d’une expérience à ce troisième niveau que naît la foi.
Plus précisément, la foi est l’expérience d’une rencontre :
La foi naît de la rencontre avec le Dieu vivant, qui nous appelle et nous révèle son amour, un amour qui nous précède et sur lequel nous pouvons nous appuyer pour être solides et construire notre vie. Transformés par cet amour nous recevons des yeux nouveaux, nous faisons l’expérience qu’en lui se trouve une grande promesse de plénitude et le regard de l’avenir s’ouvre à nous. (Lumen fidei, § 4.)
[Pour les premiers chrétiens] la foi, en tant que rencontre avec le Dieu vivant manifesté dans le Christ, était une « mère », parce qu’elle les faisait venir à la lumière, engendrait en eux la vie divine, une nouvelle expérience, une vision lumineuse de l’existence pour laquelle on était prêt à rendre un témoignage public jusqu’au bout (§ 5).
On pourrait multiplier les citations [21]. Puisque le modernisme ne reconnaît pas à l’intelligence la capacité de lire la réalité telle qu’elle est (intus legere, lire à l’intérieur), il doit rejoindre le réel par un autre moyen, au risque, sans cela, de n’avoir plus aucun contact avec la réalité et de périr dans l’autisme.
La seule solution est d’atteindre le réel par une expérience mal définie qui ouvre la porte au sentimentalisme (« ma foi, c’est ce que je ressens ») ou à l’illuminisme (« le Saint-Esprit me parle directement au cœur »), et dans tous les cas à une foi subjective et personnelle : « moi, je crois que… » parce que j’ai fait telle expérience, et les autres peuvent croire différemment, cela n’a pas d’importance.
Cette insistance sur l’expérience est bien caractéristique du modernisme :
Si maintenant vous demandez sur quoi, en fin de compte, cette certitude [de la foi en Dieu] repose, les modernistes répondent : sur l’expérience individuelle […] Et cela est une véritable expérience et supérieure à toutes les expériences rationnelles [22].
Et saint Pie X explique que « cela est contraire à la foi catholique » en citant cette condamnation de l’Église :
Si quelqu’un dit que la Révélation divine ne peut être rendue croyable par des signes extérieurs, et que ce n’est donc que par l’expérience individuelle ou par l’inspiration privée que les hommes sont mus à la foi, qu’il soit anathème [23].
La vérité est vivante
La vérité étant le fruit de l’expérience de celui qui connaît, elle sera vivante, de la vie même de l’homme : « La vérité n’est pas plus immuable que l’homme lui-même, car elle évolue avec lui, en lui et par lui [24].»
En voici un exemple tiré de l’encyclique Caritas in veritate du pape Benoît XVI :
Le Concile est un approfondissement de ce magistère dans la continuité de la vie de l’Église. […] Il n’y a pas deux typologies différentes de doctrine sociale, l’une pré-conciliaire et l’autre post-conciliaire, mais un unique enseignement, cohérent et en même temps toujours nouveau. […] Cohérence ne signifie pas fermeture, mais plutôt fidélité dynamique à une lumière reçue. La doctrine sociale de l’Église éclaire d’une lumière qui ne change pas les problèmes toujours nouveaux qui surgissent. Cela préserve le caractère à la fois permanent et historique de ce « patrimoine » doctrinal qui, avec ses caractéristiques spécifiques, appartient à la Tradition toujours vivante de l’Église [25].
On pourrait sans doute admettre dans un certain sens que la Tradition est vivante : parce qu’elle n’est pas enfermée dans des livres, mais qu’il y a des personnes vivantes qui vivent de cette Tradition (mais celle-ci reste en elle-même immuable, car la Révélation est close à la mort du dernier Apôtre).
Mais ce n’est pas dans ce sens que la nouvelle théologie proclame le caractère vivant de la vérité ou de la Tradition : cela signifie pour elle que la vérité est le fruit d’une expérience, d’une interaction entre le sujet connaissant et l’objet connu, et par conséquence qu’elle évolue avec le temps.
Pour la nouvelle théologie, la Révélation n’est pas close avec la mort du dernier Apôtre ; Benoît XVI nous affirme que « cette conception s’oppose à une pleine compréhension du développement historique du christianisme mais est même en contradiction avec les données bibliques » :
L’axiome de la fin de la Révélation avec la mort du dernier Apôtre était et est encore un des principaux obstacles, à l’intérieur de la théologie catholique, qui empêchent la compréhension positive et historique du christianisme. Que cela n’appartienne pas aux données originelles de la conscience chrétienne, on peut le démontrer facilement du fait que l’on parlait autrefois sans hésitation de l’inspiration des conciles oecuméniques et pendant tout le Moyen Age de révélation du Saint-Esprit à travers lesquelles l’Église percevait des vérités qui jusquelà lui étaient demeurées cachées. […] En affirmant que la Révélation se termine avec la mort du dernier Apôtre, on conçoit objectivement la Révélation comme un ensemble de doctrines que Dieu a communiquées à l’humanité, et on sousentend que cette communication aurait pris fin un certain jour en établissant ainsi une limite définie à cet ensemble de doctrines révélées. Tout ce qui vient après serait ou la conséquence de cette doctrine ou un éloignement de celle-ci. Non seulement cette conception s’oppose à une pleine compréhension du développement historique du christianisme mais elle est même en contradiction avec les données bibliques [26].
On voit mal comment ces affirmations de Benoît XVI peuvent se concilier avec la condamnation de cette proposition moderniste : « La Révélation qui constitue l’objet de la foi catholique n’a pas été complète avec les Apôtres [27]. »
La vérité immuable de l’Église catholique
L’opinion moderniste de l’évolution de la vérité est la source de la crise qui ébranle aujourd’hui l’Église.
Le cardinal Ottaviani avait bien compris le danger. Aussi, en traitait-il dès le premier chapitre du schéma de Deposito Fidei [28]. Ce schéma était certainement le plus important de ceux qui avaient été préparés pour le concile Vatican II. En effet le rôle de l’Église, surtout dans le cadre d’un concile oecuménique, est de défendre la vraie foi et de l’enseigner pure de toute tache.
L’Église ne peut absolument pas remplir sa mission reçue d’en haut d’enseigner, de sanctifier et de gouverner en sorte d’être le sel de la terre et la lumière du monde (voir Mt 5, 13–14), si elle ne conserve pur et inviolé le dépôt de la foi [29].
Le cardinal Ottaviani avait réuni une commission comprenant les meilleurs théologiens pour préparer un texte où seraient exposés les points les plus importants de la doctrine catholique face aux erreurs actuelles. Ce schéma fut distribué aux Pères conciliaires avant le début des travaux, mais ne fut jamais discuté dans l’aula. Il disparut avec les autres schémas préparatoires lorsque le clan libéral prit la direction du Concile.
Le premier chapitre de ce schéma était consacré à « la connaissance de la vérité ». Cela est significatif : la principale erreur de notre époque consiste à refuser la notion traditionnelle de la vérité, à savoir la conformité de l’esprit avec la réalité telle qu’elle est en elle-même. Aussi le schéma affirmait-il :
L’Église, colonne et fondement de la vérité (voir 1 Tm 3, 15), enseigne que l’homme, par sa nature, jouit de la sublime faculté d’atteindre la vérité, tandis que, si cette aptitude est exclue, la raison humaine elle-même est détruite, bien plus la Révélation et la foi périssent. […] L’Église, enseignée par l’Esprit de vérité, reconnaît avec fermeté que l’homme jouit de la faculté de connaître par l’intelligence les choses telles qu’elles sont et d’énoncer à leurs sujets des propositions qui ne sont pas soumises au changement [30].
En cela le Concile n’aurait fait que répéter l’enseignement de la philosophie pérenne (la philosophie d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin) :
La pensée de tous les temps, fondée sur la saine raison, et la pensée chrétienne en particulier sont conscientes de devoir maintenir le principe essentiel : la vérité est l’accord du jugement avec l’être des choses déterminé en luimême [31].
Le pape Pie XII, dans la même allocution, explique l’erreur si répandue aujourd’hui de l’idéalisme mitigé selon lequel notre connaissance serait le résultat d’une transformation effectuée sur l’objet connu par le sujet connaissant :
Il règne encore aujourd’hui une conception selon laquelle le message que la réalité objective donne d’elle-même pénètre dans l’esprit comme à travers une lentille et, en cours de route, se modifie qualitativement et quantitativement. On parle, en ce cas, de pensée dynamique, qui imprime sa forme à l’objet, par opposition à la pensée statique qui le reflète simplement, à moins que, par principe, on ne prétende que la première est le seul type possible de connaissance humaine.
Cette conception de la connaissance est bien celle du pape Benoît XVI, comme nous l’avons vu.
Le pape Pie XII continue en montrant la conséquence de cette conception de la connaissance sur le concept de vérité :
La vérité serait alors en fin de compte l’accord de la pensée personnelle avec l’opinion publique ou scientifique du moment.
Si on applique cela dans un contexte ecclésiastique, on dira que la vérité est l’accord de la pensée personnelle avec le sens de la foi de l’Église, exprimée par le magistère vivant. Donc, la vérité aujourd’hui, par exemple, c’est la liberté religieuse enseignée par Vatican II et le magistère conciliaire.
Il y a bien deux conceptions de la vérité.
– Celle de l’Église catholique : L’Église, enseignée par l’Esprit de vérité, reconnaît avec fermeté que l’homme jouit de la faculté de connaître par l’intelligence les choses telles qu’elles sont et d’énoncer à leurs sujets des propositions qui ne sont pas soumises au changement.
– Et celle d’une vérité vivante et évolutive, que nous avons retrouvée dans les textes des deux derniers papes.
Les discussions doctrinales qui ont eu lieu de 2009 à 2011 entre la Fraternité Saint-Pie X et les autorités romaines n’ont fait que constater l’écart entre la doctrine traditionnelle et la nouvelle doctrine issue du Concile. L’accord est impossible, parce que d’un côté on affirme (avec « la pensée de tous les temps fondée sur la saine raison, et la pensée chrétienne en particulier ») que la vérité « n’est pas soumise au changement » et, de l’autre côté, on est persuadé que la vérité est vivante et doit s’adapter à l’homme d’aujourd’hui.
Accord impossible, donc, tant que les autorités romaines resteront fidèles à leur modernisme.
Frère Pierre-Marie O.P.
Source : Sel de la Terre n° 86
Appendice : Y a‑t-il une seule vérité ?
D’après les affirmations des papes Benoît XVI et François, il semble bien qu’il n’y ait qu’une seule Vérité. Nous ne pouvons posséder la vérité, mais nous devons être possédés par la Vérité qui est le Christ. Et dans la mesure où nous le rencontrons, nous connaissons la Vérité.
Saint Thomas d’Aquin, il y a près de huit siècles, s’était déjà posé la question : « Y a‑t-il une seule vérité, selon laquelle toutes choses sont vraies ? » (I, q. 16, a. 6). Il répond en distinguant :
– « Si nous parlons de la vérité en tant qu’elle est dans l’intelligence » – la vérité dans son sens premier, comme adéquation de l’intelligence avec la réalité –, alors « il y a, en plusieurs intelligences créées, plusieurs vérités », chaque intelligence possédant des jugements adéquats à la réalité.
– « Si nous parlons de la vérité selon qu’elle est dans les choses » – la vérité dans un sens secondaire, en tant qu’une chose est conforme à l’idée qu’on en a (on parle de vrai et de faux cuir, de vraie et de fausse monnaie) –, « alors toutes choses sont vraies par une seule et première vérité », c’est-à-dire que toutes les choses sont conformes aux idées que Dieu s’en fait.
Ainsi il y a deux sens au mot vérité :
– la vérité logique, celle d’un jugement conforme à la réalité, est définie comme adæquatio rei et intellectus (I, q. 16, a. 1), la conformité de l’intelligence avec la réalité ;
– la vérité ontologique, qui est la conformité de la réalité avec l’idée qu’on s’en fait. La vérité logique est réellement dans l’intelligence, possédée par l’intelligence. Elle se multiplie : nous avons dans notre intelligence autant de vérités que nous avons de jugements vrais.
La vérité ontologique, en revanche, ne se multiplie pas. Il y a plusieurs êtres, mais il ne sont vrais ou faux que par rapport à une seule Vérité, celle du modèle qui est reproduit.
- – « Le Message de Fatima » sur http://www.vatican.va.[↩]
- – Saint PIE X, Pascendi, 8 septembre 1907, § 6.[↩]
- – BENOÎT XVI, exhortation apostolique post-synodale Ecclesia In Medio Oriente du 14 septembre 2012, § 27.[↩]
- – BENOÎT XVI, Discours à l’occasion de la présentation des vœux de Noël de la curie romaine le 21 décembre 2012, ORLF 3 janvier 2013, p. 10.[↩]
- – FRANÇOIS, audience générale, 15 mai 2013, ORLF 16 mai 2013, p. 3.[↩]
- – FRANÇOIS, Lumen fidei, 29 juin 2013, § 34.[↩]
- – Mgr Marcel LEFEBVRE, Itinéraires 95, juillet-août 1965, p. 75.[↩]
- – BENOÎT XVI, Caritas in veritate, 29 juin 2009, § 9.[↩]
- – BENOÎT XVI, discours du 21 décembre 2012 (ORLF 3 janvier 2013, p. 10).[↩]
- – BENOÎT XVI, Ecclesia in Medio Oriente, 14 septembre 2012, § 27.[↩]
- – BENOÎT XVI, discours à Erfurt – le couvent de Luther – le 23 septembre 2011.[↩]
- – BENOÎT XVI, Ecclesia in Medio Oriente, 14 septembre 2012, § 27.[↩]
- – BENOÎT XVI, ibid., § 27.[↩]
- – BENOÎT XVI, discours du 21 décembre 2012 (ORLF 3 janvier 2013, p. 10).[↩]
- – BENOÎT XVI, Ecclesia in Medio Oriente, 14 septembre 2012, § 26.[↩]
- – BENOÎT XVI, Caritas in veritate, 29 juin 2009, § 4.[↩]
- – BENOÎT XVI, Ecclesia in Medio Oriente, 14 septembre 2012, § 27.[↩]
- – BENOÎT XVI, discours du 21 décembre 2012 (ORLF 3 janvier 2013, p. 10).[↩]
- – BENOÎT XVI, ibid.[↩]
- – Joseph RATZINGER, Les Principes de la théologie catholique, Paris, Téqui, 2005, p. 384–398.[↩]
- – Le mot « expérience » se trouve 21 fois dans l’encyclique Lumen fidei, le mot « rencontre » aussi. Le record semble être détenu par le mot « amour » (145 fois). En revanche, les mots « péché », « dogme » et « hérésie » sont absents.[↩]
- – Saint PIE X, Pascendi, 8 septembre 1907, § 15.[↩]
- – Concile Vatican I, DS 3033. Voir Pascendi, 8 septembre 1907, § 6.[↩]
- – Proposition 58 du décret Lamentabili contre le modernisme de saint Pie X (3 juillet 1907).[↩]
- – BENOÎT XVI, Caritas in veritate, 29 juin 2009, § 4.[↩]
- – Joseph RATZINGER, Natura e compito della teologia – Il teologo nella disputa contemporanea, storia e dogma, Milan, Jaca Book, 2e éd., 2005, p. 119–120, traduction par nos soins.[↩]
- – Proposition moderniste condamnée par le décret Lamentabili, 3 juillet 1907 (DS 3421).[↩]
- – « Schema constitutionis dogmaticæ de deposito fidei pure custodiendo » (Schéma d’une constitution dogmatique au sujet du dépôt de la foi à conserver dans sa pureté), Acta Synodalia Sacrosancti Concilii OEcumenici Vaticani II, Volumen I (Periodus prima), Pars IV (Congregationes generales XXXI-XXXVI), Typis polyglottis Vaticanis, 1971, p. 653 et sq.[↩]
- – Introduction du schéma de Deposito Fidei.[↩]
- – « Pari firmitate semper agnovit hominis intellectum facultate ditari veritates necessarias et immutabiles assequendi et de illis propositiones enuntiandi quae mutationi non sint obnoxiæ » (§ 4).[↩]
- – PIE XII, Allocution à des médecins, le 7 septembre 1953.[↩]