Le pape François a choisi d’accorder le premier grand entretien de son pontificat, le 19 septembre 2013, à une quarantaine de revues jésuites dans le monde, à travers le P. Antonio Spadaro, jésuite italien, directeur de La Civilta Cattolica. En France, il est revenu à la revue Etudes de le publier, traduit par deux jésuites français, le P. François Euvé, son directeur, et le P. Hervé Nicq.
L’entretien permet d’éclairer plusieurs aspects de la personnalité du pape, ses références intellectuelles et spirituelles, sa vision du gouvernement de l’Eglise. Nous y reviendrons dans nos prochaines livraisons. Pour l’heure, il nous semble instructif de voir comment le souverain pontife juge le concile Vatican II et la réforme liturgique qui en est issue.
Sur ce sujet important, voici la question posée par le P. Spadaro : « ‘Qu’est-ce qu’a réalisé le concile Vatican II ? Que s’est-il passé ?’, lui demandai-je à la lumière des déclarations précédentes, imaginant une réponse longue et articulée. » Mais le jésuite italien dut immédiatement se raviser : « J’ai plutôt eu l’impression que le pape considère le Concile comme un fait si indiscutable qu’il n’est pas nécessaire d’en parler trop longuement, sous peine d’en réduire l’importance. »
Le souverain pontife répond : « Vatican II fut une relecture de l’Evangile à la lumière de la culture contemporaine. Il a produit un mouvement de rénovation qui vient simplement de l’Evangile lui-même. Les fruits sont considérables. Il suffit de rappeler la liturgie. Le travail de la réforme liturgique fut au service du peuple en tant que relecture de l’Evangile à partir d’une situation historique concrète. Il y a certes des lignes herméneutiques de continuité ou de discontinuité, pourtant une chose est claire : la manière de lire l’Evangile en l’actualisant, qui fut propre au Concile, est absolument irréversible. Il y a ensuite des questions particulières comme la liturgie selon le Vetus Ordo. Je pense que le choix du pape Benoît fut prudentiel, lié à l’aide de personnes qui avaient cette sensibilité particulière. Ce qui est préoccupant, c’est le risque d’idéologisation du Vetus Ordo, son instrumentalisation. »
Sur le Concile et la réforme liturgique, le pape pense que malgré des « lignes herméneutiques de continuité ou de discontinuité » avec la Tradition – dont il ne précise pas la nature –, la relecture conciliaire de l’Evangile – actualisé « à partir d’une situation historique concrète » – est « absolument irréversible ». Vers la fin de l’entretien, le souverain pontife apporte quelques précisions qui montrent clairement une volonté d’adaptation à la manière dont l’homme s’appréhende aujourd’hui.
Le P. Spadaro lui déclare que « l’homme s’interprète lui-même autrement que par le passé, à l’aide d’autres catégories, du fait des grands changements dans la société et d’une connaissance plus large de lui-même… ». Et le pape acquiesce : « La compréhension de l’homme change avec le temps et sa conscience s’approfondit aussi. (…) Les autres sciences et leur évolution aident l’Eglise dans cette croissance en compréhension. Il y a des normes et des préceptes secondaires de l’Eglise qui ont été efficaces en leur temps, mais qui, aujourd’hui, ont perdu leur valeur ou leur signification. Il est erroné de voir la doctrine de l’Eglise comme un monolithe qu’il faudrait défendre sans nuance. » Et plus loin : « Avec le temps, l’homme change sa manière de se percevoir : une chose est l’homme qui s’exprime en sculptant la Nikè (Victoire) de Samothrace, une autre celui qui s’exprime dans l’œuvre du Caravage, une autre dans celle de Chagall, une autre encore dans celle de Dalí. (…) Pour développer et approfondir son enseignement, la pensée de l’Eglise doit retrouver son génie et comprendre toujours mieux comment l’homme s’appréhende aujourd’hui. » – L’accent est mis ici sur la perception changeante que l’homme a de lui-même à travers les siècles, sans référence à une nature qui demeure identique, indépendamment des changements de perception. On peut se demander légitimement s’il n’y a pas là une vision plus phénoménologique que métaphysique, une conception historiciste, évolutionniste qui méconnaît l’essence stable de la nature humaine pour n’en retenir que des perceptions mouvantes, voire émouvantes.
Dès lors, il n’est pas surprenant que pour le pape François le choix de son prédécesseur, Benoît XVI, promulguant le Motu Proprio sur la messe traditionnelle, ne fut qu’un « choix prudentiel », autrement dit circonstanciel, en vue de satisfaire une « sensibilité particulière », c’est-à-dire une perception personnelle.
C’est oublier que le Motu Proprio en déclarant que la messe traditionnelle n’avait jamais été abrogée, rétablissait un droit bafoué pendant des décennies. Or il y a une différence notable entre un droit objectif et une sensibilité subjective. Et l’on peut se demander si l’« idéologisation » ou l’« instrumentalisation » de la messe traditionnelle que le pape trouve préoccupante, n’est pas – plus simplement – la reconnaissance de la valeur objective de cette messe, loin de toute « sensibilité particulière ». Valeur objective – et pérenne – que les cardinaux Alfredo Ottaviani et Antonio Bacci avaient réaffirmée dans leur Bref examen critique (3 septembre 1969) : « Le nouvel Ordo Missae, si l’on considère les éléments nouveaux, susceptibles d’appréciations fort diverses, qui y paraissent sous-entendus ou impliqués, s’éloigne de façon impressionnante, dans l’ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique de la Sainte Messe, telle qu’elle a été formulée à la XXe session du Concile de Trente, lequel, en fixant définitivement les ‘canons’ du rite, éleva une barrière infranchissable contre toute hérésie qui pourrait porter atteinte à l’intégrité du Mystère. »
A cela on pourra répondre qu’« il est erroné de voir la doctrine de l’Eglise comme un monolithe qu’il faudrait défendre sans nuance », mais il faudra alors prouver qu’en réformant la liturgie (lex orandi), on n’a en rien modifié la doctrine (lex credendi). Pour la réédition en français du Bref examen critique, le cardinal Alfons Maria Stickler, bibliothécaire de la Sainte Eglise romaine, écrivait le 27 novembre 2004 : « L’analyse du Novus ordo faite par ces deux cardinaux n’a rien perdu de sa valeur ni, malheureusement, de son actualité… Les résultats de la réforme sont jugés dévastateurs par beaucoup aujourd’hui. Ce fut le mérite des cardinaux Ottaviani et Bacci de découvrir très vite que la modification des rites aboutissait à un changement fondamental de la doctrine. »
Source : Etudes – DICI n°282 du 04/10/13