« Heureux ceux qui souffrent persécution ».
Il y a 800 ans, le Père des Prêcheurs mourrait sans avoir pu réaliser son rêve du martyre. Mais ses fils se montrèrent dignes de leur père.
Souffrir pour la justice
Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le royaume des cieux est à eux ! Heureux serez-vous, lorsqu’on vous insultera, qu’on vous persécutera, et qu’on dira faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi. Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, parce que votre récompense est grande dans les cieux.
Mt. 5, 10–12
Le paradoxe atteint un sommet avec cette dernière béatitude. Notre-Seigneur avait conscience d’exiger beaucoup de ses disciples, d’où son insistance sur la récompense : « Heureux… heureux… réjouissez-vous ». A l’inverse, nous prévient l’Apocalypse, « Malheur ! Malheur ! Malheur à ceux qui habitent la terre [1] » c’est-à-dire à ceux dont les affections et les préoccupations vont aux plaisirs, aux richesses et aux honneurs de ce monde. A la veille de se livrer pour notre salut, le Sauveur revient sur le sujet :
Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui lui appartiendrait en propre. Mais parce que vous n’êtes pas du monde, et que je vous ai choisis du milieu du monde, à cause de cela, le monde vous hait. Souvenez-vous de la parole que je vous ai dite ; Le serviteur n’est pas plus grand que le maître. S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront, vous aussi.
Jn 15, 19–2
Les Apôtres retinrent la leçon. Ayant été transformés par l’action de l’Esprit-Saint, ils ne craignirent plus d’affronter les forces hostiles de ce monde :
Eux donc s’en allèrent joyeux de devant le sanhédrin, parce qu’ils avaient été jugés dignes de souffrir des opprobres à cause du nom (de Jésus).
Act. 5, 41
La huitième béatitude est une confirmation et une explication de toutes celles qui précèdent. Car, du fait qu’un homme est confirmé dans la pauvreté d’esprit, dans la douceur et dans toute la suite des béatitudes, il en résulte qu’aucune persécution ne l’éloigne de ces biens, à savoir les œuvres accomplies par les sept autres béatitudes et par les sept dons. Aussi la huitième béatitude se rapporte-t-elle d’une certaine manière aux sept précédentes [2]. Il convient de remarquer, toutefois, que le bonheur n’est promis qu’à ceux qui souffrent pour la justice. Saint Augustin montre que par « justice », il faut entendre la foi et la charité :
Combien d’hérétiques, en effet, que nous voyons séduire les âmes au nom de Jésus-Christ, ont à supporter de semblables épreuves, et cependant ils n’auront aucune part à cette récompense, parce que Notre-Seigneur n’a pas seulement dit : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution » mais il ajoute : « pour la justice. » Or, en dehors de la vraie foi, il n’y a point, il ne peut y avoir de justice, parce que le juste vit de la foi. Que les schismatiques ne se flattent point d’avoir plus de droits à cette récompense, car, sans la charité encore, il ne peut y avoir de justice, et l’amour du prochain n’opère point le mal. Or, s’ils avaient la charité, déchireraient-ils, comme ils le font, le corps de Jésus-Christ, qui est l’Église ? On ne suit vraiment Jésus-Christ que lorsqu’on porte le nom de chrétien, en vivant selon la vraie foi et les règles de la doctrine catholique.
Saint Augustin, Exposition sur le sermon sur la montagne [3]
Ceux qui souffrent persécution pour la justice sont donc les chrétiens maltraités par les impies en haine de leur attachement aux droits divins, à leur devoir, à la conservation de leur innocence, au soutien de la vérité, à la défense de la vertu opprimée. Ils sont persécutés par l’injure, le mensonge, la haine, l’exclusion et toutes sortes de mauvais traitements. Mais parce qu’ils endurent ces tribulations pour la justice, ils sont bienheureux. « Le seul témoignage de leur innocence leur serait une félicité ; et les persécutions créent pour eux un titre à posséder le royaume des cieux, s’ils les souffrent avec soumission à la Providence… Dieu, qui a été l’occasion, la cause et la fin de leurs souffrances, sera lui-même leur récompense, leur couronne et leur gloire [4]. »
Désir d’un Père mis en œuvre par ses fils
Qu’on relise l’étude des sept premières béatitudes vécues par saint Dominique, et l’on ne pourra que conclure : cet homme de feu avait une âme de martyre. De fait, il nourrissait depuis sa jeunesse le désir de partir évangéliser les Cumans. C’était, il le savait, aller au-devant d’une mort cruelle. Le souverain Pontife, consulté à ce sujet, s’opposa à son dessein. « Dieu agissait mystérieusement dans cette affaire, réservant à la moisson féconde d’un autre genre de salut les labeurs d’un si grand homme [5]. » Dominique se dépensa alors sans compter aux œuvres que la Providence lui avait assignées, immolé à la tâche. La nature même de sa mission était propre à lui attirer les haines des impies. « Le langage de la vérité, explique saint Augustin, attire ordinairement des persécutions, et cependant la crainte de la persécution n’a jamais empêché les anciens prophètes d’annoncer hautement la vérité [6]. »
Si saint Dominique savait un village où sa vie était en danger, il y courait et le traversait en chantant. Frère Jean d’Espagne témoigne au procès de Bologne que « maintes fois il l’a entendu exprimer son désir d’être flagellé et coupé en morceaux et de mourir pour la foi de Jésus-Christ [7]. » Un jour, entre Prouille et Fanjeaux, des assassins l’attendaient, embusqués dans un chemin creux.
Dominique s’en doute. Mais il s’avance, l’allure joyeuse, et il chante. Probablement l’Ave maris stella ou le Veni Creator qu’il aime à dire dans les moments périlleux du voyage. Ce calme joyeux, cette intrépidité désarme les soldats. Ils le laissent passer et l’avouent à leurs commettants hérétiques, peut-être chevaliers de Fanjeaux. Ceux-ci, par cynisme, ou plutôt par l’un de ces retournements de la psychologie qui sont fréquents parmi les féodaux, en parlent à Dominique. N’a‑t-il donc pas peur de la mort ? Qu’aurait-il fait, s’il était tombé aux mains de ses ennemis ? « Je vous aurais prié, répond-il, de ne pas me blesser mortellement tout de suite, mais de prolonger mon martyre en mutilant un par un tous mes membres. Ensuite de me faire passer sous les yeux les tronçons de ces membres coupés, de m’arracher alors les yeux, enfin de laisser le tronc baigner dans son sang ou de l’achever tout à fait. Ainsi, par une mort plus lente, je mériterais la couronne d’un plus grand martyre ».
R.P. Vicaire O.P., Histoire de saint Dominique [8]
Le Père des Prêcheurs est mort sans avoir pu réaliser son rêve du martyre, suprême témoignage qu’il eût voulu rendre à la vérité. Mais il venait de fonder un Ordre « gardien de la vérité », qui ne manquerait pas, par conséquent, de procurer ce témoignage du sang. Les fils se montrèrent dignes de leur père. « La générosité des Prêcheurs à mener la lutte contre l’hérésie, sur les indications de la Papauté, leur valut d’être poursuivis avec rage par tout ce qui travaillait alors à la destruction de la société chrétienne. Nombreux furent les martyrs. Ils tombèrent de tous côtés [9]. » Beaucoup furent d’autre part victimes des barbares en pays de missions. Un siècle après la fondation de l’Ordre, le chapitre général de Valence ayant ordonné le recensement de nos martyrs de 1234, date de la canonisation de saint Dominique, à 1335, les couvents envoyèrent 13 270 noms. Ce n’était pourtant qu’un début. A chaque siècle et dans les lieux les plus divers (Europe, Asie, Amérique, Afrique…), l’Ordre a donné le témoignage suprême de l’amour et s’est montré digne de son fondateur à l’âme de martyre.
« Le Royaume des cieux est à eux »
Comme la huitième béatitude est une sorte de confirmation de toutes les autres, les récompenses de toutes les béatitudes lui sont dues. Voilà pourquoi on revient à la récompense promise au début – « le royaume des cieux » – pour faire comprendre que lui sont attribuées logiquement toutes les récompenses [10]. Et ainsi, ces deux degrés extrêmes communiquent leur perfection aux degrés intermédiaires.
La septième manière de prier de saint Dominique manifeste qu’en lui s’harmonisaient toutes les béatitudes et leurs récompenses :
On le voyait souvent aussi se dresser de toute sa taille vers le ciel, à la manière d’une flèche qu’un arc bien tendu aurait lancée droit dans l’azur. Il élevait au-dessus de la tête les mains fortement tendues, jointes l’une contre l’autre, ou légèrement ouvertes comme pour recevoir quelque chose du ciel. On croit qu’il était alors l’objet d’un accroissement de grâce et que, ravi à lui-même, il obtenait de Dieu, pour l’ordre dont il avait jeté les fondements, les dons du Saint-Esprit ; pour lui-même et pour les frères, un peu de la suavité délectable qui se trouve dans les actes des béatitudes et qui fait qu’on s’estime heureux dans les rigueurs de la pauvreté, l’amertume de la douleur, la violence de la persécution, la faim et la soif de la justice, les étreintes de la miséricorde, et qu’on se maintient dans une joyeuse ferveur, pour l’observance des préceptes et la pratique des conseils évangéliques. Dans ces moments, le saint père semblait entrer comme à la dérobée dans le Saint des Saints, et jusqu’au troisième ciel aussi, après une telle prière, s’il avait à corriger, à donner quelques avis ou à prêcher, il se comportait vraiment comme un prophète.
R.P. Vicaire O.P., Septième manière de prier de saint Dominique [11].
Et aujourd’hui ?
Si saint Dominique revenait parmi nous aujourd’hui, il aurait à lutter contre le néo-modernisme, mais aussi contre une grave erreur répandue jusque dans nos élites. Une dame vint un jour trouver saint François de Sales, pour le prier de la relever des censures qu’elle avait encourues par le péché d’hérésie. Le saint, qui connaissait la réputation de piété de cette dame fut très surpris, et lui demanda comment elle pouvait être tombée dans l’hérésie. « C’est, Monseigneur, lui répondit-elle, que jusqu’à présent je n’avais jamais cru véritablement à l’enseignement de Jésus-Christ dans son sermon sur la montagne : Bienheureux les pauvres ; Bienheureux ceux qui pleurent ; Bienheureux ceux qui souffrent ; Bienheureux ceux qui ont faim et soif ; toujours, au contraire, je regardais ces états comme un malheur ». A ce compte-là, n’y aurait-il pas bon nombre d’hérétiques parmi nous ?
Daigne le glorieux saint Dominique intercéder pour notre conversion en profondeur, et nous entraîner par son exemple à la pratique des béatitudes évangéliques, qui ont fait de lui un homme si heureux ici-bas et lui ont valu l’auréole des saints dans le Royaume des cieux !
Fr. Thomas O.P.
- Apoc. 8, 13.[↩]
- Saint Thomas d’Aquin, Summa theologica, I‑II, 69, 3, ad5.[↩]
- l. I, c.2, in Œuvres complètes de saint Augustin, Louis Vivès, Paris, 1869, t. IX, p. 28–29.[↩]
- R.P. CORMIER, L’instruction des Novices, Paris, Poussièlgue, 1905, p. 649–650[↩]
- B. Jourdain de Saxe, Libellus de initiis Ordinis Prædicatorum, n. 17[↩]
- Saint Augustin, Exposition sur le sermon sur la montagne, l. I, c.2, in Œuvres complètes de saint Augustin, Louis Vivès, Paris, 1869, t. IX, p. 30.[↩]
- Frère Jean d’Espagne, déposition au procès de Bologne, juillet 1233.[↩]
- Cerf, 1957, t. I, p. 311.[↩]
- R.P. Bernadot, L’Ordre des Frères Prêcheurs, Librairie saint-Maximin, 1922, p. 182.[↩]
- Saint Thomas d’Aquin, Summa theologica, I‑II, 69, 4, ad2[↩]
- in Saint Dominique de Caleruega
d’après les documents du XIIIᵉ siècle, Le Cerf, Paris, 1955, p. 268–269[↩]