Le cardinal Jaime Ortega, archevêque de La Havane, a révélé le 23 mars 2013, lors de la messe chrismale qu’il célébrait dans sa cathédrale, le contenu de l’intervention du cardinal Jorge Mario Bergoglio au cours des Congrégations générales qui précédèrent le conclave où il a été élu pape. Le prélat cubain a déclaré aux fidèles présents vouloir leur confier une « exclusivité presque absolue : la pensée du pape François sur la mission de l’Eglise ». Il a ajouté qu’il rendait publique cette intervention – normalement placée sous le sceau du secret – avec l’autorisation du pape.
Le cardinal Ortega a ainsi lu le texte intégral qu’il avait demandé au cardinal Bergoglio au lendemain de son intervention improvisée devant le collège cardinalice, et que le futur pape a accepté de retranscrire à l’intention de l’archevêque cubain. « Le cardinal Bergoglio a fait une intervention qui m’a semblé magistrale, éclairante, engageante et vraie », a‑t-il affirmé à ses auditeurs.
Cette intervention est divisée en quatre points :
- Le premier point porte sur l’évangélisation. « L’Eglise doit sortir d’elle-même et aller vers les périphéries », non seulement géographiques, mais aussi existentielles, qui se manifestent dans le « mystère du péché, de la souffrance, de l’injustice et de l’ignorance, de l’absence de religion, et de toute misère ».
- Le deuxième point dénonce une « Eglise autoréférentielle » qui se regarde elle-même en une sorte de « narcissisme théologique » qui la maintient à l’écart du monde et qui « prétend garder Jésus-Christ à l’intérieur d’elle-même, et ne le laisse pas sortir ». Le cardinal disait penser au moment où Jésus dit qu’il frappe à la porte, ajoutant penser aussi aux moments où« Jésus frappe sur la porte depuis l’intérieur pour que nous le laissions sortir ».
- Le troisième point exprime en deux images les deux points précédents : l’une, c’est « l’Eglise évangélisatrice qui sort d’elle-même », l’autre est « l’Eglise mondaine qui vit en elle-même, d’elle-même et pour elle-même ». C’est cette double considération qui doit, selon le cardinal Bergoglio, « éclairer les changements possibles et les réformes qu’il faudrait faire ». « L’Eglise, quand elle est autoréférentielle, sans s’en rendre compte, croit qu’elle a sa propre lumière ; elle cesse d’être le « mysterium lunae » (la lune qui reflète la lumière du soleil, ndlr), ce qui donne lieu à ce mal si grave qu’est la « mondanité spirituelle » (selon de Lubac, le pire mal qui puisse frapper l’Eglise, note du cal Bergoglio). C’est vivre pour se rendre gloire les uns aux autres. En simplifiant ; il y a deux images de l’Eglise : l’Eglise évangélisatrice qui sort d’elle-même, la Dei Verbum religiose audiens et fidente proclamans, ou l’Eglise mondaine qui vit en elle-même, d’elle-même, pour elle-même. »
Dans le dernier point, celui qui était encore archevêque de Buenos Aires déclarait aux cardinaux que celui qu’il espérait voir élu serait « un homme qui, à partir de la contemplation de Jésus-Christ et de l’adoration de Jésus-Christ aide l’Eglise à sortir d’elle-même vers les périphéries existentielles ».
Sans aucun doute cette intervention du cardinal Bergoglio avant le conclave inspire le pape François qui, dans sa première homélie devant le collège cardinalice, le jeudi 14 mars à la Chapelle Sixtine, a déclaré : « Quand nous marchons sans la croix, quand nous édifions sans la croix et quand nous confessons un Christ sans croix, nous ne sommes pas des disciples du Seigneur : nous sommes des personnes du monde, nous sommes des évêques, des prêtres, des cardinaux, des papes, mais pas des disciples du Seigneur. Je voudrais que tous, après ces jours de grâce, nous ayons le courage, vraiment le courage, de cheminer en présence du Seigneur, avec la croix du Seigneur ; d’édifier l’Eglise sur le sang du Seigneur, qui est versé sur la croix ; et de confesser l’unique gloire : le Christ crucifié. Et ainsi l’Eglise ira de l’avant.
« Nous pouvons cheminer tant que nous voulons, nous pouvons édifier beaucoup de choses, mais si nous ne confessons pas Jésus-Christ, cela ne va pas. Nous deviendrons une ONG d’assistance, mais pas l’Eglise, épouse du Seigneur. Quand on ne marche pas, on s’arrête. Quand on ne construit pas sur les pierres, que se passe-t-il ? Il arrive ce qui arrive aux enfants sur la plage quand ils construisent des châteaux de sable, tout s’écroule, tout est sans consistance. Quand on ne confesse pas Jésus-Christ, cela me fait penser à la phrase de Léon Bloy : ‘Qui ne prie pas le Seigneur, prie le diable’. Quand on ne confesse pas Jésus-Christ, on confesse la mondanité du diable, la mondanité du démon. »
Cette notion de « mondanité » que le pape reprend ici après l’avoir qualifiée de « mondanité spirituelle », en déclarant que le théologien (progressiste) Henri de Lubac s.j. (1896–1991) pensait que c’était le pire mal qui puisse frapper l’Eglise, cette notion de mondanité spirituelle est en réalité empruntée à un auteur spirituel de doctrine sûre, Dom Anschaire Vonier o.s.b. (1875–1938), par le P. de Lubac dans ses Médiations sur l’Eglise p. 327 : « Le plus grand péril pour l’Eglise, la tentation la plus perfide, c’est ce que Dom Vonier appelait ‘la mondanité spirituelle’. Nous entendons par là, disait-il, ‘ce qui pratiquement se présente comme un détachement de l’autre mondanité, mais dont l’idéal moral, voire spirituel, serait au lieu de la gloire du Seigneur, l’homme et son perfectionnement. Une attitude radicalement anthropocentrique, voilà la mondanité de l’esprit. Elle deviendrait irrémissible dans le cas –supposons le possible – d’un homme rempli de toutes les perfections spirituelles, mais ne les rapportant pas à Dieu’. »
Sources : AICA/Apic/Imedia/Figaro – du 12/04/13