A l’occasion du 500e anniversaire de la canonisation de saint Ignace, retour sur une autre grande figure des jésuites : l’éminentissime cardinal Bellarmin, canonisé par Pie XI. Ce petit homme a été l’une des plus belles intelligences de la renaissance italienne. Peu de saints furent aussi aimables, aussi attachants.
Il me semble que l’anniversaire de cet homme entièrement consacré à la gloire de l’Église catholique, l’Una Sancta, a été quelque peu oublié par les jésuites actuels, ses frères dans la vie religieuse, et même par le pape jésuite François. Nous osons espérer que cet oubli n’a rien à voir avec une quelconque damnatio memoriæ envers un homme dont le souvenir aurait pu apparaître un rien cacophonique dans la « symphonie » de l’œcuménisme iréniste encore dominant.[1] Ce silence officiel est pour nous une raison supplémentaire de découvrir la vie et l’œuvre de ce grand saint du XVIe siècle.
Enfance toscane
Robert Bellarmin naît le 4 octobre 1542 dans la bourgade toscane de Montepulciano qui conserve fièrement le corps de la sainte dominicaine Agnès. Il est le troisième des douze enfants du chevalier Vincent Bellarmin et de Cynthia Cervini, sœur du futur pape Marcel II. Né le jour de la saint François d’Assise, Robert reçoit comme deuxième prénom le nom du poverello dont il sera toujours un grand dévot et un zélé imitateur.
Il a la grâce d’avoir une sainte mère, véritable âme de prière, habituée à l’aumône et au jeûne, qui élève ses enfants dans une joyeuse atmosphère de piété. Cynthia rencontre un jour le jésuite français Pascase Broët, confesseur du cardinal Cervini, lequel l’a invité à faire une visite à Montepulciano. Robert est encore dans son berceau. Cynthia se souviendra toujours de ce saint religieux. Quatre ans plus tard, lors d’un second passage à Montepulciano, le père Broët donne à Cynthia et à deux de ses sœurs les exercices spirituels de saint Ignace. L’un des résultats de cette retraite sera une grande vénération de Cynthia pour la Compagnie de Jésus et son désir de voir entrer un jour l’un ou l’autre de ses fils dans cette nouvelle et courageuse congrégation. Lorsque, plus tard, les jésuites fonderont une école à Montepulciano, Robert deviendra leur enthousiaste et excellent élève.
Une vocation entravée
Un jour, Robert entend l’appel de Dieu à la vie religieuse sur les traces de saint Ignace. Son père ne cache pas sa ferme opposition, qui nous surprend, il est vrai. Malheureusement, même chez un homme de foi, on peut trouver un peu de mondanité : la Compagnie fraîchement éclose de cet ex-capitaine basque lui semblait indigne du noble lignage des Bellarmin et, pire encore, Vincent savait qu’il était impossible aux jésuites, sans un ordre exprès du Pape, d’accéder aux dignités ecclésiastiques… qu’il convoitait pour son fils.
Après quelques mois d’opposition, Vincent finit par accepter le « caprice de Robert ». Le jeune homme partage aussitôt son bonheur avec sa chère mère. Écrivant au Père Laynez, successeur d’Ignace au gouvernement de l’Ordre, Cynthia écrit ces paroles édifiantes : « Je remercie la divine Majesté qui a daigné appeler à son saint service celui qui m’était plus cher que la prunelle de mes yeux […]. Dès le premier instant, je me suis réjouie de ce désir […]. Mais je ne puis pourtant m’empêcher de souffrir, en voyant s’éloigner le plus cher de mes enfants […] » [2].
Arrivé à Rome, Robert, après une retraite de dix jours, reçoit la soutane et est aussitôt envoyé en cuisine pour y exercer les vertus parmi les bols et les casseroles. Puis commencent les études au Collège romain, fondé par saint Ignace, ancêtre de l’actuelle Université grégorienne. [3] Parmi les camarades de Robert se trouve un jeune Allemand, Christophe Schluessel [4], brillant mathématicien, qui deviendra célèbre pour la mise au point du calendrier grégorien. Robert est passionné par l’étude, malgré des maux de tête dont il souffrira jusqu’à sa mort.
A Mondovì : Grec… avec les Piémontais
A l’issue de trois années de philosophie, les supérieurs l’envoient en Toscane puis à Mondovì. Dans cette petite ville du Piémont, les jésuites, invités par le duc Emmanuel Philibert [5], grand adversaire du protestantisme, avaient fondé un petit collège. Selon le programme scolaire, Robert doit enseigner « le Grec Démosthène »… Grande surprise pour lui qui, en matière de grec, ne connaît que l’alphabet. Mais il faut trouver une solution rapide : Démosthène n’a pas de temps à perdre.
Avec une ruse tout évangélique, Robert annonce aux élèves qu’il entend rafraîchir leur connaissance de la grammaire grecque. Ainsi, dans le calme nocturne, aidé par sa puissante mémoire, il apprend tout ce qu’il doit enseigner le lendemain. Alors qu’il n’est pas encore tonsuré, Robert est invité à prêcher dans la cathédrale de Mondovì. Il le fait plusieurs fois, et avec tant de profit pour les âmes, que le Père provincial décide de l’envoyer à Padoue pour terminer ses études théologiques afin de se préparer aux ordinations. La lumière de l’Esprit-Saint et sa brillante intelligence feront de lui un excellent théologien et un grand prédicateur.
A l’Université de Louvain : dans la forteresse de la foi
Bellarmin reçoit du père général, le futur saint François Borgia, l’ordre de partir pour Louvain, en Flandre, dont l’université était restée un phare de fidélité sur la mer ténébreuse de l’hérésie protestante. Il part à cheval avec un compagnon jésuite, en civil pour des questions de sécurité ; ayant traversé les Alpes, les voyageurs arrivent en mai à Louvain.
Robert va vivre et combattre pendant sept ans dans ces lointains Pays-Bas. Le patriarche Jacob avait travaillé sept ans pour mériter la douce Rachel ; les sept années de combat théologique mériteront à Robert de devenir « le champion d’avant-garde de la cause catholique au XVIe siècle ». [6]
L’une de ses charges est la prédication aux étudiants et au peuple dans l’immense église Saint-Michel, capable de contenir deux mille personnes ; elle est toujours pleine pour écouter ses prêches en latin. Beaucoup d’hommes empoisonnés par les idées nouvelles, dira un témoin, « ont été ramenés à la vraie foi, surtout quand, pendant l’octave de la Fête-Dieu, il a démontré de la manière la plus claire et la plus large la présence réelle du Christ dans la sainte Eucharistie ». [7]
Le samedi saint de l’année 1570, Robert est ordonné prêtre par Mgr Jansénius, évêque de Gand. [8] Les premières paroles du nouveau prêtre sont destinées à rappeler aux confrères la splendeur de leur vocation : elle vient de Dieu qui dit à ses prêtres : « Je vous ai confié les clés du Royaume des Cieux, les sacrements que j’ai payés avec mon sang, mon corps et mon sang même, les âmes qui m’ont été fiancées au baptême, pour lesquelles je n’ai pas hésité à souffrir et à mourir ». [9]
Trois ans avant l’arrivée de Robert dans la vénérable université flamande, le chancelier Michel Baius avait vu septante-neuf de ses thèses condamnées par le pape saint Pie V. Plus humaniste que théologien, Baius était un ennemi de la scolastique [10] qu’il connaissait d’ailleurs fort peu. En interprétant abusivement quelques pages de saint Augustin, il en était arrivé à contredire gravement l’enseignement catholique sur la grâce et le libre arbitre. Selon lui, toutes les actions des infidèles étaient des péchés et les vertus des philosophes païens n’étaient que des vices. Une conception plutôt pessimiste qui devait engendrer plus tard l’hérésie janséniste.
Dans son enseignement de théologie dogmatique, Robert combat énergiquement ces erreurs. Face au mépris de Baius et des protestants pour la scolastique, il fait l’éloge de saint Thomas, en déclarant à ses élèves : « chacun de vous fera beaucoup plus de progrès en deux mois appliqué à la Somme, qu’en plusieurs mois d’étude indépendante de la Bible et des Pères » [11].
Préparation à la lutte contre le protestantisme
Pendant le septennat de Bellarmin à Louvain, le réformateur Mattias Francowitz [12] publie le dernier tome des célèbres Centuries de Magdebourg, un effort colossal pour chercher à prouver, en instrumentalisant sans vergogne l’histoire, que la véritable héritière de l’Église apostolique est l’Église luthérienne. La réponse catholique sera, dans le domaine historique, les monumentales Annales du bienheureux cardinal Baronius et, pour la théologie, les formidables Controverses de Bellarmin. Face aux « Centuriateurs », Robert comprend que, sans négliger la théologie spéculative, l’Église doit développer la théologie positive. [13]
Dans son zèle, notre théologien ne perd pas de temps et décide d’apprendre, tout seul, l’hébreu. Il réussit plutôt bien, au point d’écrire une grammaire hébraïque en trois cents pages. D’autre part il se consacre à l’étude attentive des écrits patristiques et de l’histoire de l’Église. Ses annotations seront publiées quarante ans plus tard sous le titre De Scriptoribus ecclesiasticis.
En même temps, il lit attentivement les œuvres des soi-disant réformateurs allemands et suisses. A cela s’ajoutent les heures de confessions et l’accueil quotidien d’un fleuve de visiteurs. La qualité de ses cours attire même l’attention de saint Charles Borromée qui vient de commencer la réforme [14] de son immense archidiocèse de Milan. Saint Charles écrit lettre sur lettre au général des jésuites à Rome pour lui demander de lui envoyer Bellarmin comme professeur de théologie au séminaire nouvellement créé par lui à Brera.
Les jésuites craignent de perdre ce trop précieux confrère. C’est pourquoi, après avoir décidé de renvoyer Robert en Italie pour des raisons de santé et de le nommer au Collège romain, ils lui recommandent de passer par Gênes, en évitant absolument le « dangereux » Milan… où saint Charles est aux aguets.
Rome, les Controverses : une œuvre monumentale
Au Collège romain, une chaire de controverses, c’est-à-dire de théologie spécialisée dans la réfutation des hérésies, existe dès 1561. Mais cette matière n’a eu jusqu’à présent que peu de succès. Bellarmin reçoit la mission de donner une bouffée d’air frais à cette discipline devenue de plus en plus nécessaire. Il a compris que les efforts de Satan, en ces derniers temps, se sont tournés avec fureur contre le neuvième et le dixième article du Credo [15]. Ses leçons se limiteront donc à cette matière.
Parmi ses élèves, il y a de nombreux jeunes du Collège germanique et du Collège anglais, deux séminaires fondés par Grégoire XIII, le « pape des séminaires », pour sauver la foi dans ces malheureux pays envahis par l’hérésie. Bellarmin est conscient que la Providence lui a confié la tâche passionnante d’« armer ces nouveaux soldats de l’Église pour la guerre contre les pouvoirs des ténèbres ». [16]
Devant lui, le 25 avril 1579, les clercs anglais font le vœu généreux de retourner sur leur terre pour servir Dieu et, si nécessaire, mourir pour le salut de l’Angleterre tombée dans l’hérésie. Certains d’entre eux, comme Sherwin et Kirby, verseront leur sang dans leur patrie pour la foi catholique, bien préparés par les leçons et l’exemple de Robert.
Une doctrine aussi lumineuse et utile pour dissoudre les ténèbres de l’erreur ne devait pas rester sous le boisseau, mais être placée « sur le candélabre, afin quelle éclaire tous ceux qui sont dans la maison » [17] : les leçons de controverse données par Robert sont publiées. Le premier volume sort en 1586 d’une imprimerie d’Ingolstadt, en Bavière, avec les armoiries du pape Sixte V, de l’empereur Rodolphe II et de la république de Venise. Le pape Sixte en est si heureux qu’il envoie immédiatement à l’auteur un don de quatre cents pièces d’or pour les frais d’impression. L’œuvre complète des Controverses en trois tomes représente assurément le chef‑d’œuvre de Bellarmin et « le fondement inébranlable de sa gloire ». [18]
Les Controverses : marteau de l’hérésie
Ce livre puissant est une contre-attaque catholique énergique. D’autres saints, comme le jésuite saint Pierre Canisius ou saint François de Sales, se battent en première ligne pour arrêter et faire reculer les hordes rampantes de l’hérésie. Leurs batailles sont soutenues par la prière humble de tant d’âmes contemplatives. [19]
Mais les Controverses de Bellarmin fournissent de merveilleuses « munitions » théologiques. Le saint évêque de Genève les exploite avec beaucoup de zèle pour écrire ses fameux tracts de propagande appelés d’ailleurs aussi « Controverses » [20]) ; on peut donc dire que les septante mille convertis du fondateur des Visitandines ont une dette de reconnaissance envers saint Robert. Baronius, dans ses Annales, écrit, en parlant des Controverses que cette « œuvre extraordinaire » est pour l’Église « un rempart semblable à la tour que David a faite avec ses parapets auxquels étaient accrochés mille boucliers et toutes sortes d’armes pour les héros ». [21]
Les hérétiques ne s’y trompent pas. Beaucoup d’entre eux, habitués à appeler les catholiques « papistes », les appellent désormais aussi « bellarministes ». En Angleterre, la reine Elisabeth, vigilante « papesse » de la secte anglicane, s’agite au point de fonder à Cambridge une chaire spécialisée dans la réfutation des Controverses. Elle pousse de surcroît la « prudence » jusqu’à infliger la peine de mort à toute personne trouvée en possession du livre de Bellarmin.
Lorsque ce livre arrive entre les mains de Théodore de Bèze, le chef des calvinistes à Genève, celui-ci s’exclame : « ce livre nous perd ». Le plus bel éloge de l’œuvre de Robert est cependant le nombre incalculable d’âmes ramenées à la vraie foi. Un seul exemple : le jeune Anglais Henry Heat est un disciple, à Cambridge, du célèbre théologien anglican Whitaker qui fulmine contre Bellarmin. Henry décide un jour de lire les Controverses avec trois de ses compagnons. Le résultat ne se fait pas attendre : ils se convertissent et deviennent religieux. Henry Heat donnera un jour sa vie pour la foi catholique et sera béatifié.
Une grande figure de la contre-réforme
Saint Robert Bellarmin est probablement le jésuite qui a servi avec le plus d’humilité et de loyauté le plus grand nombre de papes. Pour saint Pierre Canisius, il incarne un des aspects fondamentaux de l’activité de la Compagnie de Jésus : le service intellectuel de l’Église.
A Rome, auprès des papes Grégoire XIII et Sixte V, Robert Bellarmin, belle intelligence de la renaissance italienne formé chez les jésuites, va développer une activité féconde. Ses compétences sont multiples. Sous Grégoire XIII, Bellarmin coopère à la réforme du calendrier et à la publication des Œuvres de saint Ambroise.
Sous Sixte V, il participe aux travaux de correction de la vénérable édition latine de la Bible, dite Vulgate. Il met la dernière main à la célèbre Ratio studiorum des jésuites, qui contient les grandes règles pédagogiques de la congrégation. Il accompagne le cardinal Caetani à la cour de France durant la période terrible des guerres de religion et se trouve à Paris durant le tragique siège de la ville par Henri de Navarre. Membre de la commission de réforme du Bréviaire, il devient poète et compose quelques hymnes, comme celle de la fête de sainte Marie-Madeleine. Nommé examinateur des évêques, il a la joie d’examiner un candidat savoyard qui deviendra célèbre : le futur François de Sales.
Le catéchisme
A Ferrare, le pape donne volontiers son approbation au catéchisme pour enfants écrit par Bellarmin. Avec le manuel pour les maîtres, plus développé, intitulé Explication de la doctrine chrétienne, ce catéchisme obtiendra autant de célébrité et une diffusion plus large encore que les Controverses elles-mêmes. Le pape Clément VIII imposera dans tout l’État de l’Église le catéchisme bellarminien.
Traduits en de multiples langues, les deux manuels ont préparé le chemin du catéchisme de saint Pie X. Robert sera toujours un ardent catéchiste. En tant que cardinal, il l’enseignera chaque semaine aux membres de sa « famille cardinalice » et le commentera souvent aux enfants de Rome dans son église titulaire de Santa-Maria-in-Via, fière de conserver encore aujourd’hui la chaire sur laquelle il s’asseyait pour éclairer les âmes des enfants de Rome.
Recteur du Collège romain
En 1587, Robert est libéré du fardeau de l’enseignement… pour recevoir une charge encore plus lourde : il devient recteur du célèbre Collège romain qui connaît alors son âge d’or. Y étudient environ deux mille élèves dont deux cents jésuites. Avec une grande humilité et une charité paternelle, Robert guide ses chers élèves sur les voies de la science sacrée et de la sainteté.
Son chef‑d’œuvre pastoral est le « petit prince » saint Louis de Gonzague, prodige de pureté et de pénitence. Pendant quatre ans, Robert a la joie d’être le père spirituel de cet angélique jeune homme. Le 21 juin 1591, il assiste à la mort de cette âme privilégiée [22], modèle splendide de toute la jeunesse catholique. Bellarmin a de plus la douce mission de prononcer le premier éloge funèbre de Louis. Après avoir promu la cause de béatification de cet ange sur terre, il aura la joie d’assister à sa glorification. Bellarmin, dans son testament, émet le pieux désir de reposer aux pieds de l’autel du bienheureux Louis.
Cardinal de la sainte Église romaine
Après deux ans en tant que provincial à Naples, Robert est soudainement rappelé à Rome en janvier 1597. Clément VIII le veut auprès de lui comme conseiller. Les mérites de Bellarmin sont tels que, le 3 mars 1599, le saint-père le crée cardinal, malgré ses tentatives désespérées de se soustraire à cette sublime charge. En plein consistoire, le pape déclare solennellement qu’il l’a choisi parce qu’il n’a trouvé personne comparable à lui du point de vue de la doctrine.
Contraint d’échanger la soutane noire contre la soutane cardinalice rouge [23], Bellarmin conservera, pendant les vingt-deux années de cardinalat, sa vie frugale. Après une longue méditation au pied du crucifix, il décide d’imiter l’exemple du cardinal Charles Borromée. A l’époque, certains cardinaux, en fils de la Renaissance, vivaient plutôt somptueusement. Non : sa maison n’est « pas une cour, mais un cloître ; sa pensée non pas les parents, mais les pauvres ; sa gloire non pas l’admiration, mais l’édification du peuple ; sa sollicitude n’est pas l’or ni le faste, mais seulement le service de Dieu et de l’Église ». [24]
Sur le plan matériel, il se contente de la rente qui lui est versée par le pape, avec laquelle il fait vivre les collaborateurs qui composent la « famille » cardinalice. Quant au surplus, au lieu de le verser à ses proches parents, selon les coutumes abusives de ces temps de népotisme, il le destine aux pauvres. Sa générosité est si grande que dans les faubourgs romains, on l’appelle « le père des pauvres ». Pietro Guidotti, son responsable des aumônes, en sait quelque chose puisqu’il doit même racheter deux fois le matelas du cardinal.
Archevêque de Capoue
La Providence voulait que Robert fût aussi le modèle des évêques. Consacré évêque par Clément VIII le 21 avril 1602, il rejoint rapidement son archidiocèse de Capoue, en Campanie, pour trois années d’apostolat intense. La charité pastorale le pousse jusqu’aux villages les plus humbles pour instruire le peuple sur les vérités de la foi. Au cours de ces trois années épuisantes, le seul livre qu’il écrit est un commentaire du Credo. Il le distribue au clergé avec l’obligation d’en lire un extrait au peuple tous les dimanches.
Dans les paroisses pauvres, lorsqu’il trouve des vêtements liturgiques en lambeaux, des ciboires en bois ou des calices en cuivre, il les remplace à ses propres frais par des objets dignes du culte. Son travail inlassable de sainte réforme du diocèse est cependant interrompu par la mort du pape. Il doit retourner à Rome pour le conclave. Dans son humilité, Robert est terrifié à l’idée d’être élu ; il prie avec ferveur : « A papatu, libéra nos Domine ». [25] Les cardinaux élisent Léon XI qui meurt au bout de quatre semaines. Nouveau « danger » pour Robert qui se montre à nouveau content quand le cardinal Borghèse prend le nom de Paul V. Le nouveau pape retient Bellarmin à Rome en tant que cardinal de curie. C’est avec tristesse que Robert renonce à son cher évêché de Capoue.
Aux côtés du pape
Il nous est impossible d’énumérer les multiples contributions du cardinal Bellarmin au service du Saint-Siège. Mentionnons la part importante qui lui revient dans les béatifications de saint Louis de Gonzague et de saint Ignace de Loyola ainsi que dans les canonisations de saint Charles Borromée et de saint Philippe Neri. Il participe avec sagesse à l’apaisement de l’ardente discussion théologique entre jésuites et dominicains sur la question de la grâce. Il intervient dans la controverse vénitienne (1606–1607) due à la haine antiromaine du frère Paolo Sarpi. Avec précision il réfute point par point les erreurs de Sarpi et de ses amis théologiens.
Contre le roi d’Angleterre (1607–1609)
Plus célèbre est sa controverse avec le roi d’Angleterre Jacques Ier. Le monarque britannique avait imposé aux catholiques un serment impliquant le rejet de la primauté du souverain pontife. Comme certains catholiques prétendaient que ce serment pouvait être signé sans péché, l’affaire est déférée à Rome. Bellarmin intervient et entre en lice contre le roi. Dans un premier temps, Robert répond sous le pseudonyme de Torti à un livre anonyme écrit par le roi pour faire l’apologie de son serment. Puis, le roi ayant publié une nouvelle édition, augmentée, de son livre signée de son propre nom, Bellarmin reprend ouvertement la polémique en signant cette fois-ci lui aussi de son vrai nom. La lumineuse démonstration théologique de Bellarmin aide de nombreux prêtres à comprendre la perfidie du serment et à le refuser, même au prix de leur vie.
Face au gallicanisme
La controverse gallicane a comme point d’origine l’œuvre du juriste catholique anglais Barclay qui, dans son De Potestate papæ, prône l’indépendance absolue du pouvoir civil vis-à-vis du pouvoir ecclésiastique. Barclay va jusqu’à refuser totalement au pape tout pouvoir, même indirect, sur les choses temporelles. Dans son agression antipapale, Barclay attaque particulièrement les écrits de Bellarmin sur la théologie de la papauté. Le cardinal écrit une réponse, ajoutant de nouveaux éclaircissements sur la doctrine du pouvoir indirect [26] de l’Église sur le temporel, qu’il considère comme la meilleure expression de la pensée catholique en la matière.
L’œuvre de Bellarmin, présentée au parlement à Paris, est interdite parce que le parlement y voit une limitation du pouvoir absolu des rois. Il faut même une intervention de Paul V auprès de la reine de France Marie de Médicis pour faire suspendre la décision du parlement et permettre la diffusion des explications lumineuses de Robert sur les relations entre l’Église et l’État [27].
Ecrits spirituels
Assoiffé de spiritualité, Robert, malgré le nombre incroyable de ses activités, se rend chaque année au noviciat des jésuites de St-André-au-Quirinal pour une retraite de dix jours. Au bout de quelques années, il prend l’habitude de faire chaque année le mois « ignatien » bien que les jésuites n’y soient obligés que deux fois dans leur vie. Pendant huit ans, il travaille à la composition d’un pieux et célèbre commentaire sur les psaumes.
Dans ses dernières années de vie, il compose plusieurs opuscules ascétiques et moraux. L’un porte sur les devoirs des évêques, un autre sur ceux des princes chrétiens. Les plus célèbres sont : les Ascensions spirituelles de l’esprit en Dieu et le Gémissement de la colombe. Dans le Gémissement, bref traité sur la pénitence et la componction, Robert souhaite ranimer la dévotion des âmes chrétiennes et surtout des âmes consacrées. Robert constate avec réalisme qu’un certain relâchement frappe les ordres religieux et fait naître parfois de graves scandales qui font pleurer la colombe (l’Église). Les Ascensions sont l’opuscule préféré de Robert : il aime le relire. [28] En 1616, sa pensée s’envole de plus en plus vers la Patrie ; il écrit L’éternelle Félicité des saints dans laquelle il fait entrevoir à l’âme émerveillée l’océan de la Joie céleste. [29]) Quand il entend « notre sœur la mort” s’approcher, il se sent poussé par le Saint-Esprit à écrire l’Art de bien mourir, le dernier de ses livres, qui précède de neuf mois le grand voyage. Le vieux cardinal y synthétise les principaux points de son enseignement spirituel : la prière constante, le renoncement à soi-même, la vigilance au service de Dieu, la charité dans les paroles et le précepte de l’aumône faite selon ses propres moyens.
Vers la Patrie céleste
Le pape Paul V meurt en janvier 1621. Après l’élection de Grégoire XV, le vieux cardinal se retire au noviciat de Saint-André-au-Quirinal. En route, il rencontre le cardinal d’Este qui lui demande : « Où allez-vous ? » Bellarmin répond en souriant : « Je vais mourir. » En septembre, on apprend que le saint cardinal est dans ses derniers instants. Beaucoup de gens accourent pour le revoir une dernière fois. Le pape lui-même veut aller bénir personnellement son cher Bellarmin qui le reçoit tout confus. La maladie, petit à petit, s’aggrave. Ses infirmiers l’entendent dire à plusieurs reprises, en parlant du Paradis : « Seigneur, je voudrais aller dans ma Maison… ». Au général de la Compagnie qui lui annonce un décès proche, il répond avec enthousiasme : « quelle bonne nouvelle ! » Ayant reçu avec une touchante dévotion le saint viatique et l’extrême-onction, il dit au frère qui l’assiste : « Dieu soit loué, mon frère, je vivrai encore quatre jours et je rentrerai chez moi. »
Comme prévu, le 17 septembre au matin, Robert, après avoir répété plusieurs fois, très doucement, les mots « Jésus, Jésus », quitte ce monde. Né le 4 octobre, fête de saint François, il meurt en la fête des stigmates du pauvre d’Assise. Clin d’œil de son saint patron ? On peut le penser : Il avait en effet travaillé avec zèle auprès de Paul V pour que les franciscains puissent célébrer liturgiquement les sacrés stigmates de leur fondateur. Après les funérailles solennelles célébrées dans l’église du Gesù, le cardinal est enterré dans ce même temple majestueux où repose le corps du fondateur de l’Ordre.
La Gloire
La renommée unanime de sainteté de Robert explique que sa cause de béatification commence déjà l’année suivant sa mort. Mais il ne sera toutefois béatifié que beaucoup plus tard : le 13 mai 1923. [30] Huit jours après sa mort, ses restes mortels sont transférés, selon son désir testamentaire, à l’église de Saint-Ignace, pour y reposer aux pieds de son fils spirituel saint Louis de Gonzague, où nous pouvons encore le vénérer. Pourquoi sa glorification a‑t-elle tant tardé ? Cela est certainement dû aux circonstances historiques, principalement l’hostilité des cours gallicanes [31], mais aussi la longue période de suppression de la Compagnie de Jésus (1773–1814). Le 29 juin 1930, Pie XI le canonise enfin et lui donne, l’année suivante, le titre si mérité de Docteur de l’Église.
Conclusion
Nous remercions Dieu de nous avoir donné en saint Robert un modèle brillant de chrétien, de religieux, d’évêque et de cardinal. « Avec ses livres de controverses, il a porté de terribles coups à l’hérésie protestante, tandis que son catéchisme […] répandait partout une solide connaissance de la doctrine chrétienne. » [32] Nous lui demandons de susciter dans l’Église, par son intercession, beaucoup de vocations sacerdotales et religieuses pour travailler, comme lui, à la gloire de Dieu et à une sainte réforme de la vie chrétienne. Sachant qu’il a rendu des services inestimables aux papes, nous lui confions le Saint-Père, les cardinaux et tous les évêques pour que, par son intercession, il fasse descendre sur eux des grâces de lumière, de force et de retour à la sainte Tradition.
Saint Robert, intercédez pour nous afin que Dieu nous fasse grandir dans l’amour de la vérité et dans la pratique zélée de la charité ; intercédez pour libérer l’Église des virus mortifères du modernisme et ramener tous les errants à l’unique bercail du bon Pasteur, l’Église catholique et romaine.
Source : Le Rocher n° 134 et n° 135
- Notons cependant que le Dr Martin Morales, directeur des Archives historiques de l’Université Grégorienne, a entrepris un beau travail de publication de l’Epistolaire de saint Robert. Il s’agit de transcrire 2’604 lettres écrites ou reçues par Bellarmin entre 1599 et 1621.[↩]
- Citée dans James Brodrick, Robert Bellarmin, l’humaniste et le saint, Paris, DDB, 1963, p. 16–17.[↩]
- Mgr Lefebvre a reçu sa formation théologique dans cette université pendant son séjour au séminaire français de Rome qui en est tout proche.[↩]
- Latinisé en Clavius.[↩]
- Le grand vainqueur de la bataille de Saint-Quentin, le 10 août 1557.[↩]
- Brodrick, ibidem, p. 43.[↩]
- Brodrick, ibidem, p. 45.[↩]
- A ne pas confondre avec le malheureux homonyme, évêque d’Ypres, père de la secte janséniste.[↩]
- Brodrick, ibidem, p. 46.[↩]
- Théologie spéculative appelée « scolastique » parce qu’elle a été développée dans les écoles des grands théologiens médiévaux à partir du XIIe siècle .[↩]
- La Somme théologique de saint Thomas d’Aquin, in Brodrick, ibidem, p. 49[↩]
- Alias Flaccus Illyricus[↩]
- Théologie qui prouve les vérités à partir des sources de la Révélation (Écriture sainte et Tradition).[↩]
- Dans le vrai sens du retour à la forme traditionnelle (c’est-à-dire à la vérité et à la vraie vie catholique).[↩]
- « Je crois en la sainte Église catholique, la communion des saints, la rémission des péchés »[↩]
- Brodrick, ibidem, p. 82.[↩]
- Mt 5, 15.[↩]
- Galileo Venturini, San Roberto Bellarmino, Torino, LICE, 1930, p. 12.[↩]
- Sainte Thérèse d’Avila, parlant des dommages causés en France par le protestantisme, s’écria : « Il me semblait que pour sauver une seule âme des nombreuses qui se perdaient, j’aurais sacrifié mille fois ma vie. » (Le Chemin de la perfection,
chapitre I).[↩] - Saint François de Sales écrit : « Durant cinq ans en Chablais, j’ai prêché sans autres livres que la Bible et ceux du grand Bellarmin. » (cité par Brodrick, ibidem, p . 119[↩]
- Cf. A. Portaluppi, San Roberto Bellarmino, Milano, Perinetti Casoni, 1944, chapitre XII.[↩]
- Lors de la peste, il se dévoue si bien auprès des malades qu’il finit par contracter le mal. Il meurt à l’âge de 23 ans. Il était acolyte.[↩]
- Symbole de la charité et de la disposition à verser son sang pour Dieu et l’Église.[↩]
- Venturini, ibidem, p. 19.[↩]
- Traduction : « O Seigneur, délivrez-moi de la papauté ».[↩]
- Pouvoir sur le temporel lorsque celui-ci a un lien avec le spirituel.[↩]
- Bellarmin enseigne que, si le salut des âmes est menacé, le pape a le droit et le devoir d’intervenir dans les affaires temporelles des États. Il peut même aller jusqu’à excommunier un roi et délier ses sujets du serment de fidélité. Cf. Aimé Richardt, Saint Robert Bellarmin : le défenseur de la foi, Paris, François-Xavier de Guibert, 2004, p. 141.[↩]
- Loué par saint François de Sales dans l’introduction de son Traité de l’amour de Dieu, publié en 1616.[↩]
- « Il n’est pas dit : “que la joie de ton Seigneur entre en toi ”, mais “entre dans la joie de ton Seigneur”, ce qui est une preuve que la joie sera plus grande que nous pouvons imaginer. Nous entrerons dans une grande mer de joie éternelle et divine, qui nous emplira de l’intérieur et de l’extérieur et nous entourera de tous les côtés. » (Cité par Brodrick, ibid., p. 472.[↩]
- Sa fête est célébrée chaque année le 13 mai.[↩]
- Les gallicans n’ont pas digéré ses
apologies du pouvoir indirect de l’Église sur le temporel et en particulier du pape sur les rois.[↩] - Dom Gaspard Lefebvre, Missel romain quotidien, Édition Plat, fête du 13 mai .[↩]