L’ouïe est un sens qui ne s’éduque pas. Alors pourquoi encourager l’éducation musicale ?
Éditorial de Monsieur l’abbé Benoît de Jorna
Contrairement à ce qu’on pense parfois, nos sens ne s’éduquent pas.
Parlons d’abord du sens du toucher. Un témoignage admirable de la façon dont, par lui, nous appréhendons les choses, c’est l’histoire d’Isaac, devenu aveugle, qui veut bénir son fils Ésaü.
Jacob, l’autre fils d’Isaac, souhaite ravir la bénédiction destinée à Ésaü. Il s’avance vers son père, lui adresse la parole. Isaac croit reconnaître la voix de Jacob, mais n’en est pas sûr. Il cherche alors à toucher le corps de son fils. Or Jacob s’est couvert d’une peau de chevreau. Isaac juge du coup que le corps de son fils est velu, et en conclut à tort qu’il a affaire à Ésaü, dont la peau est de fait velue.
Ce récit admirable, qui est un mystère et n’implique pas de la part de Jacob un mensonge selon le fameux mot de saint Augustin, montre que c’est le sens du toucher qui nous apporte le plus de certitude. C’est pourquoi les petits enfants touchent bien vite à tout.
Remarquons à présent que le sens du toucher jamais n’appréciera autre chose que ce qui résiste, ce qui pèse, le chaud et le froid. De même, la vue ne porte que sur les couleurs ; l’odorat ne nous permet de percevoir que les odeurs ; et le goût, les saveurs. Si les sens externes ne portent que sur ces objets, on ne peut pas leur apprendre à se porter sur autre chose : par exemple, on ne peut amener le toucher à apprécier la couleur. En d’autres termes, on n’éduque ni la vue, ni l’odorat, ni le goût, ni le toucher. Le verbe éduquer doit être réservé à l’œuvre d’un homme par laquelle il se met au service d’un autre en lui permettant de perfectionner son intelligence et de développer sa volonté. On n’éduque pas les sens. En revanche on peut les entraîner, de même qu’on entraîne un sportif par des exercices pour que son corps et ses muscles gagnent en souplesse, en agilité ou en vitesse.
L’ouïe est elle aussi un sens. Si on ne l’éduque pas, comment se fait-il qu’on parle d’éducation musicale – ce numéro de Fideliter en développant toute la pratique ?
De fait, on éduque à la musique. Par exemple, susciter chez un enfant l’habitude d’écouter de la musique en prêtant une oreille attentive aussi bien à l’harmonie qu’à la mélodie, améliorera certainement son goût musical si son organe (l’oreille) y est suffisamment disposé. Et si l’on s’avisait d’éduquer ainsi un animal, un chien par exemple, quand bien même ce dernier aurait un sens de l’ouïe développé, il ne recevrait pas cette éducation qu’on peut apporter à un enfant même très jeune. Pourquoi ? Tout simplement parce que nous sommes des animaux, certes, mais des animaux raisonnables. Toute l’activité de nos sens est ordonnée, par leur nature même, à notre vie d’intelligence et de volonté. Entraîner les oreilles à percevoir avec discernement des musiques belles et variées fournit à nos facultés spirituelles le substrat qui leur est nécessaire pour devenir vertueuses. La musique est un art et, en tant que tel, elle est une œuvre d’intelligence et non pas un pur objet sensible. À 27 ans Beethoven commence à devenir sourd et pourtant, à plus de trente ans, il met en chantier la Ve symphonie.
Si l’on veut, en outre, éduquer l’esprit des enfants à la musique, Il est donc fort important de veiller aussi à l’entraînement de leurs oreilles. Saint Thomas fait remarquer que le sens de l’ouïe est aussi le plus approprié à l’enseignement et à la vie sociale.
Plus généralement les enfants commencent tous leur vie rationnelle par l’activité sensorielle de leurs cinq sens. Tous n’ont pas la même importance, mais tous sont utiles. Les moines ont compris l’importance des sens du goût et de l’odorat, puisqu’ils élaborent avec talent et charité de grands vins et des alcools prestigieux qui réjouissent le cœur de l’homme.
Les anciens ont insisté également sur le sens de la vue. C’est le plus excellent, disaient-ils, parce qu’il peut nous porter très loin, plus loin que le sens de l’ouïe : on peut voir l’horizon, mais les bruits qui s’y produisent ne nous parviennent pas tous. En outre, c’est lui qui nous permet le mieux d’apprécier les différences entre les choses du monde. Il n’y a qu’à comparer deux papillons, ne serait-ce qu’un instant, pour se réjouir de ce sens que le bon Dieu nous a donné pour admirer sa création. Malheureusement, ce sens est aujourd’hui capté par le smartphone, à tel point que le monde environnant est ignoré. Certes, on est encore capable de saisir les couleurs de l’arc-en-ciel, mais on ne les voit plus que sur un écran et à force, d’ailleurs, on abîme ses yeux. Et l’on perd l’entraînement nécessaire pour saisir toutes les différences entre les choses. L’observation diminue et par conséquent la vie intellectuelle aussi.
Mais une autre conséquence de cette omniprésence de l’écran, et non des moindres, consiste en ce qu’on perd le sens de la parure. Certes, il vaut mieux éviter de faire le paon. Il serait bon néanmoins de ne pas négliger son apparence. La sainte Vierge a dans ses apparitions mis un soin particulier à son vêtement. À Pontmain, la mère de Dieu ne se montre pas comme à Lourdes ni comme à Fatima. Le monde actuel, qui entend tout niveler, s’ingénie à effacer les différences. Évitons ce piège et soignons notre apparence. Préservons notre vue et celle de notre prochain. Fuyons le « négligé ». Veillons à garder « cette esthétique qu’on reconnaît à certaines formes dont la perfection est faite de grâce et de simplicité ». Soignons l’élégance.
Source : Fideliter n° 266