Nous célébrons cette année le bicentenaire de la naissance du cardinal Louis-Édouard Pie (1815–1880), évêque de Poitiers. Tout lecteur de ses œuvres reconnaît facilement que le règne social de Notre-Seigneur Jésus-Christ fut son grand objectif même si, à la vérité, il n’en a jamais donné une étude ex professo.
L’idée de règne social de Notre-Seigneur s’oppose au naturalisme et au libéralisme dont Mgr Pie suit le développement historique dans son Instruction synodale du 17 juillet 1871. Il voit ce développement dans les variations doctrinales du protestantisme : « les pères avaient nié que Dieu fût dans l’Église ; les fils nièrent à leur tour que Dieu fût dans l’Écriture ». Puis, au XVIIIe siècle, on nia que Dieu fût en Jésus-Christ, avant d’affirmer au XIXe que Dieu n’est nulle part. Telle est la pente sur laquelle s’engagea Martin Luther et qui mène en quelques générations du libre examen, rejet de l’autorité, au relativisme et à l’indifférentisme religieux.
Fils de l’hérésie, le naturalisme est pire que l’hérésie. C’est un monstre qui donne naissance à trois autres monstres : le panthéisme, l’athéisme et le matérialisme. Le socialisme sera une de ses conséquences ultérieures, et même, affirme Mgr Pie, « le naturalisme conduit à la négation des bases même de la nature raisonnable, à la négation de toute règle du juste et de l’injuste, par suite au renversement de tous les fondements de la société. » Ne sommes-nous pas parvenus à ce point de décadence avec le « mariage » contre nature ?
Affirmer que l’État doit être laïque est une erreur politique
Docteur de l’autorité divine, Mgr Pie dénonce aussi le libéralisme, erreur politique comme le naturalisme est une erreur philosophique.
La thèse libérale consiste à ne voir qu’un seul pouvoir dans la société, l’État, qui se trouve complètement indépendant au point de ne pas avoir l’obligation d’être chrétien. Il ne doit rien à l’Église, sinon la liberté. Le libéralisme radical affirme que l’État doit être purement laïque ; Montalembert soutiendra pour sa part, au Congrès de Malines en 1863, un libéralisme mitigé, où l’Église « dégagée de toute solidarité compromettante, de tout engagement de parti ou de dynastie, apparaîtra au milieu des flots vacillants et agités de la démocratie, seule immobile, seule inébranlable, seule sûre d’elle-même et de Dieu, ouvrant ses bras maternels à tout ce qu’il y a de légitime, de souffrant, d’innocent, de repentant, dans tous les camps, dans tous les pays. [1]»
Le catholique libéral Montalembert veut un régime parlementaire, la liberté de la presse, la liberté d’expression, le libéralisme économique. Les catholiques doivent accepter franchement une évolution inévitable. La protection de l’État nuit à l’Église, d’où la notion d’Église libre dans la société libre. Comme les peuples, civilisés par l’Église, sont désormais adultes, leur émancipation devient légitime et nécessaire. Il avait écrit en 1852 dans Des intérêts catholiques au XIXe siècle : « La grande Révolution de 1789 n’a été permise que pour assurer à l’Église un incomparable triomphe. L’esprit révolutionnaire, qui est le péché originel dans la vie politique, n’aura abouti qu’à faire éclater le glorieux mystère de la rédemption sociale du monde par l’Église. On se prend à dire avec la sainte audace de la liturgie : O felix culpa ! La révolution a cru tout lui ôter ; sans le vouloir et sans le savoir, elle lui a tout donné en lui rendant la liberté, seul bien qui lui reste et qui suffit pour récupérer ou remplacer tous les autres. » Quel raisonnement dévoyé, rendu d’autant plus dangereux qu’un beau talent est à son service ! Montalembert s’inspirait de certaines pages de Chateaubriand [2].
Les thèses du Discours de Malines seront condamnées l’année suivante par les quatre dernières propositions du Syllabus.
Loin de nous de décréter le divorce entre la raison et la foi
Les catholiques libéraux sont, en effet, selon le cardinal Pie, les complices du naturalisme : « L’Allemagne a voulu faire de la théologie une philosophie transcendante. La France a prétendu contrôler la foi par la science. La religion, pour un trop grand nombre, n’a plus guère été qu’un sentiment, la foi un instinct, la charité un enthousiasme, la prière une pieuse rêverie…On a systématiquement écarté, supprimé, aboli la question divine, prétendant supprimer par là ce qui divise les hommes, et rejetant ainsi de l’édifice la pierre fondamentale, sous prétexte qu’elle est une pierre d’achoppement et de contradiction.
Bref, là où la rupture n’a pas été consommée avec le christianisme, le sens orthodoxe des dogmes catholiques a été dénaturé, l’intégrité et la pureté de la foi ont été mises en péril. »[3]
Dans sa 3e instruction synodale sur les erreurs du temps présent (1862–1863), Mgr Pie montre que si le naturalisme doit être totalement rejeté, il existe cependant, selon la doctrine catholique, une nature humaine, et que notre nature raisonnable est importante. Comme répétait souvent Marcel de Corte, la surnature n’abolit pas la nature. « Même après qu’elle a subi un dommage et reçu une blessure par la perte de l’intégrité dont elle avait été surnaturellement douée, la nature humaine, quoiqu’elle ne puisse pas se suffire à elle-même pour l’accomplissement de ses devoirs même naturels, conserve néanmoins des attributs très élevés… » Le docteur qui a le plus d’autorité dans les questions de la grâce, saint Augustin, a été aussi le plus zélé défenseur de la nature. « Loin de nous, dit-il, la pensée que Dieu puisse haïr en nous ce en quoi il nous a faits plus excellents que les autres êtres vivants ! Loin de nous de décréter le divorce entre la raison et la foi, d’autant que nous ne pourrions même pas croire si nous n’étions pas doués d’âmes raisonnables ! »[4]
On peut, en effet, tomber dans un travers diamétralement opposé au naturalisme mais fort dangereux lui aussi pour la foi catholique, la négation des vertus naturelles. Ce sera, au XVIe siècle, l’erreur de Baïus, professeur à Louvain, précurseur du jansénisme, qui affirmait que toutes les actions accomplies sans la grâce sont peccamineuses.
La loi naturelle est reconnue et proclamée par tous les siècles
« Voici comment saint Paul, dans son épitre aux Romains, proclame l’existence de la loi naturelle : « Lorsque les Gentils, qui n’ont pas la loi écrite, font naturellement ce qui est selon la loi, ils montrent l’œuvre de la loi écrite dans leur cœur »[5].
Sur cette fondamentale question les auteurs païens sont en parfait accord avec les divines écritures. Entendons Cicéron résumer les sentiments de l’antiquité profane : « Il y a une loi qui n’est point écrite, mais née avec nous. Nous ne l’avons pas apprise, nous ne l’avons pas lue ; mais nous la tenons de la nature. C’est la nature qui nous l’a inspirée, c’est elle qui l’a gravée en nous »[6]. « Or, continue le même auteur, cette loi gravée dans notre nature pour commander le bien et défendre le mal, c’est la raison de Dieu même »[7].
Les hommes qui vivent en dehors de la vraie foi, s’ils se conduisent conformément à la loi naturelle, non seulement ne pèchent pas, comme l’ont prétendu certains hérétiques, mais encore ils produisent des actes bons. Il est vrai, ces actes ne sont méritoires ni de la grâce ni de la gloire ; mais, considérés en eux-mêmes, ils sont honnêtes, vertueux, louables et dignes d’une certaine récompense temporelle.
Voilà, dans l’ordre logique, la plus ancienne loi de l’humanité : loi inhérente à notre nature, loi nécessaire et immuable, partout identique à elle-même, notifiée à tous les hommes, du moins quant à ses principes et aux conséquences immédiates qui en découlent, reconnue et proclamée par les esprits éminents de tous les siècles : philosophes, orateurs, poètes, législateurs. Et, nous le répétons, cette loi morale, qui est dans l’homme pour régler sa conduite, n’est pas de l’homme, mais de Dieu. »[8]
« Jésus-Christ n’est pas facultatif »
Il existe une loi naturelle qui, loin de s’opposer aux lois de l’Église, vient de Dieu. Dans la 1ère instruction synodale de 1855, l’évêque de Poitiers rappelle donc que la vertu philosophique possède une beauté morale, mais que les lumières naturelles ne peuvent conduire l’homme à ses fins dernières. Voilà pourquoi « Jésus-Christ n’est pas facultatif », et qui nie cette obligation méconnaît l’état d’affaiblissement de notre nature.
On demanda à l’évêque de Poitiers d’intervenir auprès du comte de Chambord en 1873 dans l’affaire du drapeau blanc : « Je ne me mêlerai jamais directement aux questions de ce genre, me contentant d’avoir mon sentiment comme particulier et n’engageant jamais ma personne d’évêque dans la politique active ». Il refusa d’être candidat aux élections en 1848, 1870 et 1872.
Ne voyons surtout pas dans le Règne social du Christ une confusion du temporel et du spirituel.
Le monde antique, païen ou juif, opère cette confusion et Constantin conservera une vision païenne du pouvoir où le Prince Grand Pontife intervient dans les affaires religieuses. C’est le Christ qui distingue le temporel du spirituel : « Rendez à César ce qui appartient à César… »[9]. « Mon royaume n’est pas de ce monde »[10]. Mais si Jésus affirme sa royauté spirituelle, le monde, lui, n’a pas droit à l’indifférence religieuse : « Je suis la lumière du monde »[11].
L’Église ne se substitue pas aux puissances de la terre
« Jésus-Christ n’a point dicté aux nations chrétiennes la forme de leur constitution politique. Il a donné une constitution divine à son Église ; et si cette constitution peut devenir le type d’une constitution humaine très légitime, elle n’en est point le type obligatoire. La meilleure constitution politique d’un peuple est celle qui répond le mieux à son caractère, à ses qualités, à ses besoins, à sa destinée et à sa mission dans le monde. En cette matière, le temps, le temps, les volontés et surtout les passions des hommes peuvent quelquefois amener et nécessiter des changements. Il y a là un élément humain, sujet aux vicissitudes de la terre. Dans l’ancienne Loi, Dieu lui-même eut égard aux entraînements peu raisonnables et peu raisonnés de son peuple : avec son assentiment, un régime meilleur et plus noble fit place à un régime moins libéral et moins parfait. »[12]
La forte pensée d’une telle page fait penser à la Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte de Bossuet.
Mgr Pie ajoute encore : « L’Église ne prétend aucunement se substituer aux puissances de la terre, qu’elle-même regarde comme ordonnées de Dieu et nécessaires au monde. A l’encontre des doctrines anarchiques et des passions révolutionnaires, elle sauvegarde partout et toujours le principe d’autorité, principe essentiel au repos du monde et au maintien de l’ordre ; elle enseigne que la présomption d’abus ne doit pas être facilement admise, et qu’en règle générale, l’obéissance est le premier et le plus indispensable des devoirs. Pour son compte, elle ne s’ingère pas à la légère et à tout propos dans l’examen des questions intérieures du gouvernement public, non plus que de celles du gouvernement paternel et domestique. Son rôle n’a rien d’indiscret ni d’odieux ; il n’est jamais ni intempestif ni tracassier. Les matières les plus graves de la législation, du commerce, des finances, de l’administration, de la diplomatie, se traitent et se résolvent presque toujours sous ses yeux sans qu’elle articule la moindre observation… Même dans les États pontificaux, il reste des lignes de démarcation et de distinction entre l’ordre spirituel et l’ordre temporel. »[13]
Ainsi l’Église n’affirme pas sa domination temporelle et rappelle même aux souverains de ne pas s’attacher personnellement à la puissance, à être les serviteurs des serviteurs.
L’État est légitime. Le cardinal Pie ne dirait pas comme Louis Veuillot, parfois excessif dans son enthousiasme : « Nous avons notre roi depuis longtemps, le Roi Christ… tout autre roi en ce monde ne sera pour nous qu’un collecteur d’impôts… ; mais, pour autant que nous pouvons et que nous avons à choisir, Henri de Bourbon est de beaucoup le collecteur que nous préférons. » L’évêque de Poitiers avait, pour sa part, écrit au comte de Chambord en 1851 : « Dieu m’a fait la grâce d’être de ces Français pour qui la religion de la seconde Majesté et le dévouement à la race de saint Louis occupent le premier rang, après l’amour de son saint nom et le service de sa sainte cause. »
Oui, le pouvoir temporel est légitime dans son ordre, avec ses règles et ses droits. D’un autre côté, le Règne du Christ-Roi n’est pas de la piété, de la dévotion plaquée sur n’importe quelle forme d’organisation politique et sociale. Un pieux indifférentisme politique – cela existe – représenterait une grave erreur : si les politiques ont la foi, tout va bien, quelle que soit la forme du gouvernement. On ne peut parler de Règne du Christ-Roi lorsque la crainte des divisions blindées d’Hitler pousse Paul Reynaud et son gouvernement où les Francs-Maçons n’étaient pas minoritaires à demander un service solennel à Notre-Dame de Paris le 19 mai 1940.
Mais alors, qu’est-ce que le règne du Christ-Roi ?
Reprenons la Lettre au Ministre de l’Instruction publique : « Mais vouloir que l’Église de J. C. se démette du droit et du devoir de juger en dernier ressort de la moralité des actes d’un agent moral quelconque, père, maître, magistrat, législateur, même roi ou empereur, c’est vouloir qu’elle se nie elle-même, qu’elle abdique son essence, qu’elle déchire son acte d’origine et les titres de son histoire, enfin, qu’elle outrage et qu’elle mutile Celui dont elle tient la place sur la terre. »
Le règne du Christ Roi est lié au mystère de Jésus dans son acception totale : « Jésus est pour la terre quelque chose de plus que le Dieu du ciel ; Jésus c’est Dieu venu dans son œuvre, c’est Dieu avec nous, c’est Dieu chez nous, c’est le Dieu de l’humanité, le Dieu de la nation, le Dieu du foyer domestique, le Dieu de notre première communion, le Dieu de notre cœur. »[14]
Nous sommes donc au départ mis en présence d’une « mystique » du Christ-Roi. L’ordre naturel et l’ordre surnaturel, prolongement de ce mystère, s’unissent. Les êtres inférieurs eux-mêmes ont leur place dans cet ordre transformé par l’incarnation car ils dépendent de l’homme assujetti au Christ, par le Christ et dans le Christ. « Le Verbe de Dieu est descendu au centre de son œuvre ; il a pris notre humanité, et, moyennant cette nature, à la fois spirituelle et corporelle qui touche à tous les extrêmes, il s’est irradié dans toutes les parties de la création, vivifiant à la fois les intelligences angéliques et les êtres inférieurs, épanchant l’onction divine sur les choses célestes et terrestres. »[15]
Au-delà d’une politique, la doctrine du cardinal Pie représente une théologie de la politique. Elle vient plus de sa pensée religieuse que de ses convictions royalistes et légitimistes : « Nous appartiendrons toujours au parti de Dieu ; nous emploierons tous nos efforts, nous consacrerons toute notre vie à la cause divine. Si nous devions apporter un mot d’ordre, ce serait celui-ci : Instaurare omnia in Christo »[16].
Le Verbe est l’auteur de la nature avant de l’être de la Grâce. La Grâce redresse, assouplit, élève les lois de la nature, elle y ajoute un élément d’ordre supérieur mais elle ne les abolit pas, au point qu’on ne peut s’établir dans l’ordre de la Grâce en écartant l’ordre de la nature. Nous avons vu le danger de l’angélisme politique : le Christ qui règne est pleinement Dieu et pleinement homme : et il leur était soumis, il eut faim, il dormait pendant la tempête, il pleura la mort de Lazare…
L’État respecta, avec des entorses, les droits de l’Église sur les individus et sur les sociétés jusqu’à la rupture de la Révolution. L’idée de Règne social se trouve dans la suite de la pensée catholique, chez saint Ambroise, chez saint Augustin, chez saint Thomas. Tout le monde connaît l’Encyclique Quanta cura et le Syllabus de Pie IX. Il faut ajouter Immortale Dei de Léon XIII et Ubi arcano de Pie XI qui instaura la fête du Christ Roi.
L’apostasie officielle des États est un crime que le monde expie
Le mérite du cardinal Pie fut de proclamer cette doctrine au moment même où elle était pratiquement rejetée partout en Europe. Il semble être le premier à utiliser l’expression Christ-Roi, empruntée à l’Office du Saint-Sacrement : Christum regem adoremus dominantem gentibus. Gentibus, les peuples, pas hominibus, les hommes, c’est-à-dire les hommes en société, en nations et non pas seulement considérés comme des individus. Jésus est Roi par droit de nature et par droit de conquête.
Le cardinal reviendra à plusieurs reprises sur sa doctrine du Christ Roi, formée dès ses premières années de sacerdoce et qu’il ne cessera de préciser, de nuancer et d’enrichir.
Déjà dans le Panégyrique de saint Louis en 1847, prononcé à la demande de l’évêque de Blois, l’abbé Pie, qui était alors vicaire général de Mgr de Montals, avait exposé le règne de Dieu dans la guerre comme dans la paix. Dieu règne et gouverne : « Ainsi ce n’est plus Louis qui règne ; c’est Jésus-Christ qui règne par Louis : Christus regnat, vincit, imperat. » Le roi est vainqueur par la sainteté encore plus que par la vaillance parce que la souffrance dans l’adversité l’a placé près du premier des croisés, comme l’abbé Pie appelle le Divin Crucifié. Le vicaire général prêche d’ailleurs une nouvelle croisade, celle du courage chrétien contre les lâchetés qui mènent à l’apostasie, celle de la sainteté chrétienne contre l’abrutissement du matérialisme : « les barbares ne sont plus à nos portes, ils sont au milieu de nous ». Le cardinal Mercier dira dans le même esprit[17] : « Le principal crime que le monde expie c’est l’apostasie officielle des États ».
Le Panégyrique de saint Emilien[18] est particulièrement précieux. Pensons, en lisant l’extrait qui suit, à la notion d’État-providence qui empoisonne les idéologies politiques issues des « Lumières », pensons à la dictature chaque jour plus pesante de la « pensée unique » qui fait de tous les esprits sains les réprouvés du monde issu de la Révolution.
« L’Église, il est vrai, a des bénédictions puissantes, des consécrations solennelles pour les princes chrétiens, pour les dynasties chrétiennes qui veulent gouverner chrétiennement les peuples. Mais, nonobstant cette consécration des pouvoirs humains par l’Église, je le répète, il n’y a plus, depuis Jésus-Christ, de théocratie légitime sur la terre. Lors même que l’autorité temporelle est exercée par un ministre de la religion, cette autorité n’a rien de théocratique, puisqu’elle ne s’exerce pas en vertu du caractère sacré, ni conformément à un code inspiré. Trêve donc, par égard pour la langue française et pour les notions les plus élémentaires du droit, trêve à cette accusation de théocratie qui se retournerait en accusation d’ignorance contre ceux qui persisteraient à la répéter. »
Mais, disent les contradicteurs, comme le prince chrétien ne peut pas rejeter les principes de la religion révélée, on se trouve en théocratie. « C’est-à-dire, reprend l’évêque, qu’il faut supprimer la notion séculaire de l’État chrétien, de la loi chrétienne, du prince chrétien, notion si magnifiquement posée dès les premiers âges du christianisme, et spécialement par saint Augustin[19]. C’est-à-dire encore que, sous prétexte d’échapper à la théocratie imaginaire de l’Église, il faut acclamer un autre théocratie aussi absolue qu’elle est illégitime, la théocratie de César chef et arbitre de la religion, oracle suprême de la doctrine et du droit : théocratie renouvelée des païens, et plus ou moins réalisée dans le schisme et dans l’hérésie, en attendant qu’elle ait son plein achèvement dans le règne du peuple grand-prêtre et de l’État-Dieu, que rêve la logique implacable du socialisme. C’est-à-dire, enfin, que la philosophie sans foi et sans loi a passé désormais des spéculations dans l’ordre pratique, qu’elle est constituée la reine du monde, et qu’elle a donné le jour à la politique sans Dieu. La politique ainsi sécularisée, elle a un nom dans l’Evangile : on l’y appelle « le prince de ce monde, le prince de ce siècle », ou bien encore « la puissance du mal, la puissance de la Bête » ; et cette puissance a reçu un nom aussi dans les temps modernes, un nom formidable qui depuis soixante-dix ans a retenti d’un pôle à l’autre : elle s’appelle la révolution. »
Gérard Bedel
Extrait du Rocher n° 97 d’octobre-novembre 2015 – Merci à M. l’abbé Claude Pellouchoud, rédacteur en chef du Rocher pour son aimable autorisation de publier
- L’Église libre dans l’État libre, Discours de Malines, 20–21 août 1863.[↩]
- Génie du christianisme, IVe partie, l. VI, ch. X et XI. [↩]
- Instruction synodale, 17 juillet 1871. [↩]
- Saint Augustin, Epist. CXX ad Consentium (410). [↩]
- Ostendunt opus legis scriptum in cordibus suis (Rom. 2/15). [↩]
- Pro Milone. [↩]
- De legibus, 2, 4. [↩]
- Lettre synodale portant promulgation des décrets du concile provincial tenu à Poitiers au mois de janvier 1868, carême 1869. [↩]
- Marc, XII, 13–17 ; Matthieu, XXII, 21 ; Luc, XX, 25. [↩]
- Jean, XVIII, 36. [↩]
- Jean, VIII, 12. [↩]
- Lettre pastorale, 31 octobre 1870. Œuvres, t. VII, p. 3–4. [↩]
- Lettre au Ministre de l’Instruction publique et des Cultes…, 16 juin 1861. Œuvres, t. IV, p. 243–252. [↩]
- Troisième Instruction synodale. [↩]
- Ibid. [↩]
- 1ère lettre pastorale. [↩]
- Carême 1918. [↩]
- Nantes, 8 novembre 1859. Œuvres, t. III, 511–518. [↩]
- Cité de Dieu, V, 24. [↩]