C’est par l’ancrage dans le réel, au moyen d’exercices simples, que la méthode Vittoz aide à « reprendre les manettes » de notre « petit vélo mental ».
Notes philosophiques sur la méthode Vittoz
Ces simples notes philosophiques sur la méthode Vittoz n’échappent pas à une difficulté préliminaire : est-il légitime de philosopher sur une méthode ? D’un côté, la philosophie qui use de concepts abstraits ; de l’autre, cette méthode qui propose des exercices pratiques.
Bien sûr nous écartons l’idée d’une étude qui aurait pu s’intituler « Roger Vittoz à l’école de saint Thomas d’Aquin ? », car, bien que formulée de façon prudemment interrogative, une telle étude a quelque chose d’intellectuellement dérangeant, voire de moralement perturbant. On craint légitimement qu’elle ne soit une manœuvre de récupération : Vittoz serait thomiste sans le savoir, ou pire : saint Thomas serait un précurseur de Vittoz.
Il ne s’agit pas ici de thomistiser la méthode Vittoz, ni même de plaquer artificiellement des syllogismes sur un traitement psychologique qui se veut essentiellement pratique, mais de voir, tout bonnement, s’il existe des points de contact entre la pensée thomiste et la méthode Vittoz.
Certes, cette méthode ne propose qu’une rééducation fonctionnelle, mais avec un fondement philosophique, une certaine vision de l’homme. Car il n’y a pas de méthode neutre, ce fut l’erreur de Roland Dalbiez distinguant dans le freudisme une méthode, à ses yeux recevable, d’une doctrine foncièrement irrecevable. La psychologie d’un Théodule Ribot est, comme il l’avoue sans détour, une « psychologie sans âme », parce qu’elle fait fi de la dimension métaphysique de l’homme. Ce n’est pas innocent. De même l’« homme neuronal » de Jean-Pierre Changeux manifeste un parti pris philosophique réducteur. La méthode employée et la doctrine sous-jacente sont nécessairement liées. Quelle est donc la doctrine de la méthode Vittoz ?
Pour notre part, nous suivons Pie XII qui demande de ne pas dissocier le psychologique du métaphysique. Dans son discours aux infirmières en psychiatrie du 1er octobre 1953, il affirme : « L’attitude fondamentale du psychologue et du psychiatre chrétien devant l’homme doit consister à le considérer comme une unité et totalité psychique, une unité organisée en elle-même, une unité sociale, une unité transcendantale, c’est-à-dire tendant vers Dieu ». Et dans cette perspective, nous considérons, avec le Père Roger-Thomas Calmel o.p., le psychologique non pas pour lui-même mais pour l’anagogique, c’est-à-dire pour l’élévation de l’âme vers Dieu.
De fait, Vittoz ne propose pas une réflexion sur la nature métaphysique de l’homme, il offre une méthode essentiellement pratique, mais aussi fondamentalement réaliste, ce qui est une prise de position philosophique. De prime abord, l’observateur est frappé par ce réalisme, cette recherche de l’adéquation du sujet avec le réel. Même si Vittoz n’entend pas constituer un système, sa méthode présuppose une philosophie. Est-ce la philosophia perennis, celle du sens commun, la « métaphysique naturelle de l’intelligence », comme le reconnaissait Bergson ?
Par ses exercices pratiques, le psychologue suisse veut mettre le sujet en contact avec l’objet, le réel sensible, concret. Par là, il invite le patient à retrouver l’unité intérieure. Est-ce que ce Traitement des psychonévroses par la rééducation du contrôle cérébral, selon le titre de son principal ouvrage, a une dimension philosophique voire anagogique ? Telle est la question que nous nous posons. En bref, peut-on juger cette méthode réaliste à la lumière du réalisme aristotélico-thomiste ?
La psychologie aristotélico-thomiste
Rappelons ce qu’est la psychologie aristotélico-thomiste. Elle est exposée par Aristote et saint Thomas, mais on la retrouve – présentée de façon très pratique – chez des auteurs spirituels du XVIIe siècle, tels que saint François de Sales dans son Introduction à la vie dévote, ou Bossuet dans son Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même…
Pour ce réalisme psychologique, les facultés sensibles et rationnelles sont hiérarchisées selon un ordre : on va du sensible au rationnel, et du cognitif à l’appétitif. Les facultés sont toutes ordonnées à un objet extérieur, réel.
L’âme et le corps sont unis substantiellement. L’homme n’est ni un ange (un pur esprit), ni un quelconque matériau (un amas de cellules). Il est un esprit incarné.
La nature humaine a une sensibilité (cognitive et appétitive), et une raison (une intelligence qui connaît et une volonté qui veut).
Au plan sensible, qu’il a en commun avec les animaux, l’homme est en contact avec la réalité extérieure par sa connaissance sensible : les cinq sens externes sont autant de fenêtres ouvertes sur le concret, mais aussi les quatre sens internes où se trouvent en particulier l’imagination et la mémoire sensible. C’est par les informations que nous communiquent nos sens (externes et internes) que nous appréhendons le monde qui nous entoure.
Et ce que nous sentons ainsi, nous pouvons le désirer grâce aux deux appétits sensibles fondamentaux que sont le concupiscible et l’irascible, où s’enracinent nos diverses passions.
Au plan rationnel, l’intelligence extrait de cette connaissance sensible des idées abstraites, des concepts. Et la volonté éclairée par les idées présentées par l’intelligence, se porte vers ce qui est conçu comme bon.
D’où ces deux principes : 1. Rien dans l’intelligence qui ne soit préalablement senti, ce qui signifie concrètement qu’on ne doit pas court-circuiter la sensibilité, ce qui serait de l’angélisme – 2. Rien n’est voulu, s’il n’est d’abord connu, ce qui veut dire qu’on ne doit pas court-circuiter l’intelligence, ce qui serait du volontarisme, ou le signe d’une volonté aveugle.
Dans les deux cas, au plan sensible comme au plan rationnel, le sujet est soumis à l’objet. C’est l’objet qui informe le sujet ; dans le cas de la connaissance intellectuelle, c’est l’objet qui féconde l’intelligence (d’où le concept, au sens concret du terme, comme le rappelle le solide bon sens de Marcel De Corte, dans L’intelligence en péril de mort), et non l’inverse où le sujet se croirait capable de soumettre l’objet à sa guise. L’homme n’est pas « la mesure de toute chose », comme l’affirmait le sophiste Protagoras auquel s’opposait Socrate.
Cet ordre peut être perturbé. Il peut y avoir un dysfonctionnement, lorsqu’une sensibilité déréglée dérange le bon fonctionnement de l’intelligence, l’empêchant de conceptualiser, de juger et de déduire normalement. De même, lorsqu’une intelligence tournant à vide (« se faisant des idées », des concepts qui ne sont pas le fruit de son union avec le réel, mais plutôt les effets d’une imagination incontrôlée) dérange le bon fonctionnement de la volonté. Un esprit ainsi « dérangé », ne sait pas mais croit savoir, puisqu’il n’est plus à l’écoute de l’objet. Il ne veut pas mais croit vouloir, puisqu’il n’est plus à l’école du réel.
Spécificité de la méthode Vittoz
Face à ce désordre, on peut proposer au patient une psychothérapie, ce qu’on nommait autrefois le « traitement moral » qui ne consiste pas à « faire la morale », ainsi que le rappelait très judicieusement le Pr Henri Baruk, mais à « remonter le moral » déprimé, en donnant des conseils, en proposant divers exercices destinés à modifier un jugement et un comportement inadéquats vis-à-vis du réel. A ce sujet, on lira avec profit Le Gouvernement de soi-même, Essai de psychologie pratique (4 volumes. Perrin éd., 1915–1930) du Père Antonin Eymieu s.j.
Dans cette ligne, ce qui frappe chez le Dr Vittoz, c’est son côté essentiellement pratique : pas d’introspection, mais des exercices gradués. Pas de travail analytique, mais une rééducation fonctionnelle du contrôle cérébral. Sentir sans penser à ce qu’on sent. Prendre conscience des actes qu’on pose : la marche avec tout le corps, la fermeture d’une porte avec une clef… Ne pas penser, mais remplacer l’idée par une sensation consciente : être présent à ce qu’on fait.
Il s’agit bien d’une rééducation progressive, nécessitant une persévérance de plusieurs mois.
Le patient apprend à s’approprier les exercices, en les assimilant. Petit à petit, il modifie son comportement, recueillant peu à peu des fruits d’équilibre et d’apaisement intérieurs.
On peut se demander si cette méthode essentiellement pratique est proportionnée au trouble psychique qu’elle cherche à guérir. Est-elle adaptée, n’est-elle pas trop sensorielle pour un mal d’ordre psychique ? En bref, trop simple pour une maladie complexe ? Voyons à grands traits les étapes de la méthode, telle qu’elle est présentée par ses praticiens agréés.
I. D’abord, les exercices de réceptivité sensorielle consistent à « voir les couleurs, les formes et les objets, entendre les bruits, les sons et le silence, toucher et apprécier les différentes matières et ambiances qui nous entourent : le froid, le chaud, le dur, le mou, le sec, le mouillé, le lisse et le rugueux… pour le goût et l’odorat, également. »
Ici, on l’a dit, « il s’agit avant tout de sentir et non de penser ce que l’on ressent : si on reçoit la sensation visuelle du bleu, sur un vase par exemple, on se contentera de s’imprégner de ce bleu, sans faire intervenir son goût personnel ou son jugement (“c’est un joli bleu”) ou ses connaissances (“ce bleu est obtenu à partir de l’indigo”). »
Cette « réceptivité sensorielle permet aussi de percevoir les sensations de son corps, dans le mouvement ou dans le repos, dans la marche et dans les gestes devenus machinaux. Le travail de réceptivité ouvre la voie aux actes conscients. »
Ces « exercices de réceptivité mettent au repos notre activité cérébrale envahissante et tempèrent les émotions. » Ils nous donnent à sentir les choses telles qu’elles sont. On voit ici que la méthode Vittoz offre à l’esprit un véritable « ancrage » dans le réel sensible. Et qu’elle stabilise un « bateau ivre » secoué par les vagues émotionnelles, emporté par les divagations mentales.
Elle agit comme une cure de simplicité ou plus exactement de simplification, car la simplicité ne s’acquiert pas instantanément mais par la répétition des exercices, tout comme pour saint Thomas l’acquisition des habitus bons que sont les vertus, ne peut se faire que par la répétition des actes : « c’est en forgeant qu’on devient forgeron. »
La méthode Vittoz met le sujet à l’écoute de l’objet sensible, à l’école du réel. Là, l’objet (ob-jectum) s’impose et le sujet (sub-jectum) se soumet, conformément à l’étymologie des deux mots. Elle restaure une sensibilité en lui donnant une véritable « leçon des choses ». Cette méthode opère une ascèse naturelle, un dépouillement, une simplification du regard trop souvent enclin au dédoublement, nous y reviendrons plus loin.
II. Une fois cette réceptivité installée, on pratique les exercices de concentration qui rééduquent les capacités de réflexion, de mémoire et d’action, ce que Vittoz appelle l’émissivité.
La concentration ne s’effectue pas dans un effort crispé. Elle consiste à s’appliquer calmement à ce qu’on fait:« être à ce qu’on fait », attentif et non distrait.
Avec les exercices dits « graphiques », on s’exerce à la concentration dans l’activité mentale : penser, préparer une décision. Voici un exemple donné par un praticien de la méthode : le patient dessine d’abord « hors concentration », puis se corrige. Il reconnaît dans un premier temps : « Je m’attaque au graphique représentant une enveloppe. Je commence vite, gratifié de retrouver par le raisonnement le trajet du crayon. J’anticipe déjà le résultat, du coup… je ne sens plus l’acte de dessiner.… et je me trouve tout à coup le crayon levé, j’ai fait une erreur ; j’en prends acte, le dessin est interrompu… »
Dans un deuxième temps :« Je repose crayon et papier et je respire en réceptivité. Il faut que je sente ce graphique dans son déroulement, et non que je le pense. Je me remets à dessiner, calme et concentré. Et je réussis le graphique, plusieurs fois de suite. »
Être attentif à ce que l’on fait, sans retour réflexif, c’est faire et ne pas se regarder faire. On voit ici combien ces exercices très humbles peuvent avoir une grande influence sur la vie non seulement psychique, mais aussi morale et spirituelle où il s’agit d’aimer sans se regarder aimer, et encore moins d’aimer aimer… peu importe qui ou quoi ! Un tel amour égocentré empêche le véritable amour oblatif.
III. Vient ensuite la rééducation de la volonté dans les actes. Là aussi, sans tension, la volonté à rééduquer s’appuie sur la réceptivité, la concentration et les actes posés consciemment. On rééduque sa volonté une fois que ces acquis sont bien intégrés, ces bons habitus parfaitement acquis.
Les étapes de l’acte volontaire se déroulent comme suit : d’abord identifier clairement la fin (qui est première dans mon intention, comme nous l’apprend le thomisme), la nommer précisément, puis choisir les moyens et les circonstances aptes à atteindre cette fin, qui sera obtenue en dernier, au terme de l’action posée.
Peu à peu, comme pour la réceptivité et la concentration, la volonté sincère prend place dans notre vie et donne un essor à nos décisions et entreprises. En agissant ainsi, on développe une énergie proportionnée au but visé, sans tension inutile.
Le défaut de volonté
Vittoz lie étroitement l’acte de volonté et la sincérité du vouloir. Cette sincérité nous semble correspondre à la simplicité de « l’œil simple » de l’Evangile, celui qui regarde droit, ne louche pas d’un strabisme divergent (sur l’assiette du voisin) ou convergent (sur le moi). C’est précisément cette absence de duplicité qui donne à la volonté toute sa force.
Le manque de volonté dont nous nous excusons si souvent, est en réalité un dédoublement de la volonté, affaiblie par notre faute. C’est ce qu’explique finement saint Augustin dans ses Confessions (L. VIII, chap. VIII, 20 – IX, 21) : quand la volonté ne parvient pas à se faire obéir, écrit-il, « c’est qu’elle ne veut pas totalement ; aussi ne commande-t-elle pas totalement. Elle ne commande que dans la mesure où elle veut, et la défaillance de l’exécution est en relation directe avec la défaillance de sa volonté, puisque la volonté appelle à l’être une volonté qui n’est pas autre chose qu’elle-même. (…) Cette volonté partagée qui veut à moitié et à moitié ne veut pas, n’est donc nullement un prodige : c’est une maladie de l’âme. La vérité la soulève sans réussir à la redresser complètement, parce que l’habitude pèse sur elle de tout son poids. Il y a donc deux volontés, dont aucune n’est complète, et ce qui manque à l’une, l’autre le possède. »
Rudolf Allers, le psychiatre thomiste connu en France grâce à Louis Jugnet (cf. Rudolf Allers ou l’anti-Freud, récemment réédité chez Chiré), commente ce texte de façon très pertinente : « Saint Augustin fait allusion à deux sortes de volonté, l’une voulant ce que la raison reconnaît comme juste et vrai, l’autre voulant ce qui est conforme à la “coutume” [i.e. l’habitude, et en particulier la mauvaise]. Savoir ce qui est objectivement meilleur, ou d’une valeur supérieure, ne suffit pas à le faire vouloir de volonté efficace. Les hommes capables de discerner les valeurs sont plus nombreux que ceux qui en tiennent compte dans leur conduite. Ceux-ci à leur tour ne vont souvent pas jusqu’au bout de leurs bonnes intentions. Ils accusent alors la faiblesse de leur volonté, la force invincible de l’habitude, les circonstances défavorables, les déficiences de leur éducation – mille autres choses encore – mais ne s’en prennent jamais à eux-mêmes. En face des obstacles qui s’opposent à la réalisation de leurs désirs, ils déclarent : “Nous ne pouvons pas les surmonter”. » (Handicaps psychologiques de l’existence, Vitte éd., 1957, p. 25–28)
Cet échange, par-delà le temps, entre saint Augustin et Vittoz montre bien que la méthode pratique du dernier peut être confortée par la réflexion philosophique du premier. Mais un point essentiel de cette méthode peut constituer une objection sérieuse. Il s’agit de la vibration, l’onde cérébrale que le praticien doit sentir avec sa main sur le front du patient, pour vérifier si sa réceptivité, sa concentration, sa volonté sont bonnes.
L’onde cérébrale
Cette vibration peut-elle être le signe sensible du fonctionnement du contrôle cérébral que Vittoz veut rééduquer ? Cette question pose le problème des rapports entre le corps (physique) et l’âme (spirituelle), et celui de la perception sensible (par vibration) d’une opération de la volonté qui n’est pas organique.
Le problème est trop vaste pour qu’on puisse prétendre la traiter entièrement dans le cadre de simples notes. Aussi nous contentons-nous de proposer au lecteur quelques pistes de réflexion empruntées à la psychologie aristotélico-thomiste, et quelques hypothèses à vérifier pour voir si elles peuvent fournir une explication satisfaisante.
Pour saint Thomas, comme pour Aristote, l’homme est un composé ; il est l’union substantielle d’une âme et d’un corps. Il est un esprit incarné. Dans ses activités rationnelles, celles de l’intelligence et de la volonté, – qui le distinguent des animaux qui sentent mais n’abstraient pas -, le corps est impliqué extrinsèquement et non intrinsèquement.
Le corps est condition de l’exercice de l’intelligence, il n’en est pas la cause. Le corps est nécessaire à l’intelligence pour qu’un objet lui soit présenté (rien dans l’intelligence qui ne soit préalablement senti par les organes corporels) et pour qu’il passe à l’acte (conception, jugement et raisonnement). Mais l’acte intellectuel lui-même n’est pas matériel, et la faculté ne l’est pas non plus elle-même. (cf. Saint Thomas, Somme théologique I, 75, 2, ad 3)
Le chanoine Roger Verneaux pose la question essentielle : « Le cerveau est-il l’organe de la pensée ? » Et il répond en distinguant : « Si l’on entend par pensée le travail total aboutissant à l’idée (concept), il est vrai que le cerveau et plus largement tout le système nerveux et même tout le corps, est l’organe de la pensée. Il est l’organe proprement dit de toutes les opérations sensibles (sensorielles externes et internes) qui sont la condition de la pensée. Mais si on entend par pensée les actes intellectuels strictement pris, il est faux qu’elle se fasse par un organe. » C’est pourquoi il faut parler de « dépendance extrinsèque de l’intelligence par rapport au corps. » (Philosophie de l’homme, Beauchesne, 1956, p. 91–92)
Dès lors, on ne peut dire que les opérations cognitives et volitives de notre raison puissent en elles-mêmes être contrôlées par une onde physiquement perceptible. Mais elles peuvent l’être indirectement par l’activité sensorielle, cognitive et appétitive, qui les précède.
Comme on l’a vu, notre activité sensorielle cognitive s’effectue par nos sens externes et internes, et ce sont eux qui fournissent l’objet à notre intelligence qui va l’extraire du sensible pour en concevoir une idée abstraite : « rien dans l’intelligence qui ne soit préalablement dans les sens. »
S’agissant des appétits sensibles – concupiscible et irascible – ils ne fournissent pas à la volonté un objet sensible, que la volonté (appétit rationnel) rendrait abstrait (ou sublimerait, comme le voulait Freud), mais il y a entre ces appétits sensibles et notre connaissance sensorielle une réciprocité d’influence : on ne désire que ce qu’on connaît, mais aussi on cherche à mieux connaître ce qu’on désire. La connaissance est aiguisée par le désir, et le désir est attisé par la connaissance. Et comme notre connaissance sensible alimente notre connaissance rationnelle, elle l’influence : l’objet sensible fourni à l’intelligence est-il conforme au réel, ou transformé voire déformé par l’imagination et le désir ? Est-ce une image fidèle du réel ou une chimère ? – Le « fantôme d’amour » de Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe propose un cas intéressant de cette transformation du réel.
Mais c’est surtout au niveau des passions que l’on peut aisément constater une manifestation sensible de nos activités psychiques. Ces passions, qui partent toutes du concupiscible et de l’irascible, influent indirectement sur le fonctionnement de nos autres facultés (sens externes et internes, intelligence et volonté). Elles sont constituées de trois éléments : une connaissance sensible (1) qui déclenche un appétit (2), et provoque une modification corporelle, immutatio corporalis (3) : je vois un animal dangereux, j’ai peur, je tremble. Cette modification physique est une manifestation sensible essentielle de la passion. Sans elle, le sentiment serait décharné, cérébral, intellectuel ; ce qui revient à dire qu’il ne serait plus un état de sensibilité. (Verneaux, p. 63) Là se trouve un élément sensible qui, même léger, peut être perçu par un praticien exercé.
Il ne nous semble pas que Vittoz dont l’honnêteté et l’humilité sont connues, ait été tenté de « sonder les reins et les cœurs » par le cerveau, en vérifiant la qualité d’une vibration sur le front. Il nous semble avoir plutôt cherché les manifestations sensibles des sentiments au niveau d’une modification physique, même ténue. De même, il a cherché les manifestations sensibles de l’acte volontaire, à leurs indices corporels perceptibles, – manifestations qui expriment les conditions et non la cause d’un acte volitif intrinsèquement inorganique.
Ces pistes de réflexion sont à poursuivre en étudiant de plus près les rapports entre la réceptivité, l’émissivité et la volonté chez Vittoz, d’une part, et les facultés cognitives et appétitives tant sensibles que rationnelles, chez saint Thomas. Ce qui exige une analyse profonde de la réciprocité d’influence de nos facultés les unes sur les autres.
Du psychologique à l’anagogique
Si, laissant de côté ces considérations spéculatives, on revient au plan pratique qui est la caractéristique de la méthode Vittoz, on ne peut s’empêcher de voir les liens qui l’unissent à d’autres psychiatres ou psychologues réalistes.
On l’a vu, Vittoz traite les psychonévroses par la rééducation du contrôle cérébral, par des exercices destinés à mettre le patient en contact avec le réel tel qu’il est, au niveau sensible le plus simple, et non avec un réel imaginé ou (re)pensé par un esprit incontrôlé, déphasé par rapport à la réalité. Ce n’est pas sans rappeler l’analyse du P. Eymieu qui disait que le psychasthénique était, en fait, un être « surmené » parce qu’il ne se reposait pas sur le réel, mais parce qu’il le reconstruisait, avec un esprit vagabond, sans point d’ancrage, à l’instar du « bateau ivre » de Rimbaud.
Plus près de nous dans le temps, sinon dans les idées, le sociologue Alain Ehrenberg voit une origine similaire à cette maladie moderne qu’est la « fatigue d’être soi », étendue à toute une société en perte de repères et de soutiens traditionnels. Sa vision de la dépression comme une « maladie de l’autonomie », pointe nolens volens les effets pathologiques de l’abandon de toute transcendance, du rejet d’une norme extérieure et supérieure à l’homme. Dans le même ordre d’idées, on ne peut que souscrire à l’avis de Marcel Gauchet, peu suspect de thomisme excessif, lui qui trouve que la modernité fabrique « une société psychiquement épuisante ».
Mais, ainsi qu’on l’a évoqué plus haut, c’est surtout à Rudolf Allers que Vittoz fait penser. Ce psychiatre autrichien décrivait le névrosé comme un être « compliqué », parce que dédoublé, avec un comportement artificiel, ce qui n’est pas sans faire songer a contrario à la sincérité, ou simplicité, recherchée par le médecin suisse. De plus, Allers considérait que le névrosé était égocentré, voyant tout subjectivement, réduisant le monde objectif aux dimensions du miroir de poche de son moi. Pour lui, au fond le névrosé « reproche aux choses d’être ce qu’elles sont et non pas ce qu’il voudrait qu’elles soient ».
Comment ne pas voir dans l’humble méthode Vittoz un moyen de pallier cette artificialité et cet égocentrisme. Précisément par la mise du patient à l’écoute du réel, à l’école de l’objet, en lui offrant une « leçon de choses ». Par là, Vittoz incite à vivre l’instant présent, à ne pas se laisser écarteler entre la rumination du passé et l’imagination de l’avenir. Ce qui, au plan spirituel, revient à vivre la prière du Notre Père : « donnez-nous aujourd’hui le pain quotidien », sans que nous nous préoccupions du passé qui n’est plus, ni que nous nous inquiétions de l’avenir, en faisant des provisions, comme firent à tort les Hébreux avec la manne dans le désert.
Pour ce faire, le P. Calmel demande de combattre le « regard réflexe » qui consiste à se regarder prier ou aimer, ce qui n’est ni prier, ni aimer, mais plutôt s’aimer prier ou s’aimer aimer. Car cette prière et cet amour sont égocentrés. Tout comme s’écouter parler, ce n’est pas s’adresser à l’autre, mais rester en soi, s’arrêter à l’image qu’on veut donner de soi… à soi-même !
Ici, les simples exercices pratiques de Vittoz peuvent se révéler une bonne préparation psychologique naturelle à une vie spirituelle surnaturelle. Là, se vérifie l’adage thomiste : gratia non tollit naturam, sed perficit eam, la grâce ne détruit pas la nature mais la présuppose, la perfectionne.
Ne pas interpréter subjectivement le réel, mais l’accueillir simplement demande un certain oubli de soi, celui d’un sujet soumis à l’objet, qui s’impose et dont on ne peut disposer à sa guise. Ce réel, pour un chrétien, c’est Dieu qui l’offre. Le présent est pour le baptisé un véritable présent offert, où le Créateur manifeste sa bonté et requiert notre confiance. Le réel, c’est la volonté de Dieu qui se manifeste concrètement, dans le bien qu’il veut ou dans le mal qu’il permet. Cette acceptation du réel est magnifiquement exprimée dans la prière d’abandon de Madame Elisabeth : « Que m’arrivera-t-il aujourd’hui, ô mon Dieu, je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est qu’il ne m’arrivera rien que vous ne l’ayez prévu de toute éternité. Cela me suffit, ô mon Dieu, pour être tranquille. »
Vittoz propose de poser des actes conscients où nous nous montrons attentifs à ce qui est et à ce que nous faisons. C’est ce que les Anciens exprimaient par l’adage : age quod agis, fais ce que tu fais, consciemment, sans contention mais avec attention. Car nous n’avons de pain que quotidien, pour ici et maintenant. Pas pour un passé ruminé, ni pour un avenir imaginé.
Nous avons vu que la méthode Vittoz exige de la persévérance : ses exercices répétés de réceptivité et de concentration favorisent l’acquisition d’habitus, de vertus stables. En cela, elle met l’âme à l’abri de cette illusion qu’entretiennent les résolutions vite prises et vite abandonnées, parce qu’insuffisamment ancrées dans le réel. Ces velléités rapidement biodégradables, parce que non enracinées dans la vie quotidienne… La méthode Vittoz favorise une purification de la sensibilité, à un niveau humble mais radical. A l’écart d’une raison raisonnante et jargonnante, qui est le propre des êtres compliqués et surmenés, surmenés par leur complication… Avec l’équilibre psychique retrouvé, ils peuvent acquérir une paix naturelle que la grâce ne détruit pas, mais perfectionne.
Abbé Alain Lorans
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