De saint Thomas à Jean-​Pierre Gury : rupture ou continuité ?

Les quatre règles du « volon­taire indi­rect » for­ma­li­sées par Gury à la fin du XIXe siècle sont-​elles incom­pa­tibles avec la pen­sée de saint Thomas d’Aquin ?

L’homme […] n’a pas tou­jours l’intention de faire ce qui résulte de son action, même s’il l’a pré­vu[1].

En fai­sant ce constat, le pape Pie XII avait à l’esprit toutes ces actions qui pro­voquent à la fois des effets bons et des effets mau­vais. Que déci­der « s’il n’est pas pos­sible de faire le bien sans qu’on com­mette un mal ou d’éviter le mal sans qu’on omette un bien[2] ? »

Pour sor­tir de l’impasse, les mora­listes recourent aux règles du volon­taire indi­rect qui per­mettent de véri­fier s’il est mora­le­ment licite de poser une action qui cause un (ou plu­sieurs) effet(s) mau­vais[3]). Qualifié par Pie XII de « prin­cipe géné­ral des actions à double effet[4] », « le prin­cipe n’est pas repris par Jean-​Paul II, en par­ti­cu­lier dans l’encyclique Evangelium vitæ[5] ». Apparemment, « son appli­ca­tion pose de nom­breuses dif­fi­cul­tés et est loin d’être una­nime[6] ».

Commençons par esquis­ser à grands traits la lente éla­bo­ra­tion d’un prin­cipe qui ne relève ni de l’évidence ni de la Révélation avant de nous pen­cher sur l’homogénéité de son développement.

1. Une lente élaboration

Un pas­sage de la Somme théo­lo­gique de saint Thomas d’Aquin (1225–1274) est sou­vent pré­sen­té comme l’ébauche des règles du volon­taire indi­rect. Alors qu’il se penche sur les pro­blèmes moraux liés à la légi­time défense, l’Aquinate fait cette observation :

« Un acte peut fort bien avoir deux effets dont l’un seule­ment est vou­lu, tan­dis que l’autre ne l’est pas. Or les actes moraux reçoivent leur spé­ci­fi­ca­tion de ce sur quoi porte l’intention, mais non de ce qui reste en dehors de l’intention et qui demeure, comme on le sait, acci­den­tel. Ainsi l’action de se défendre peut entraî­ner un double effet ; l’un est la conser­va­tion de sa propre vie, l’autre la mort de l’agresseur[7]. »

Que ce texte soit à l’origine des règles du volon­taire indi­rect[8] ou pas[9], les spé­cia­listes en dis­cutent encore. Mais la situa­tion que ces règles ont voca­tion à éclai­rer est, elle, clai­re­ment posée : « Un acte peut fort bien avoir deux effets ».

Dans un trai­té consa­cré à la bon­té et à la malice des actes humains publié en 1630, Jean de Saint-​Thomas (1589–1644) ana­lyse l’influence des effets mau­vais sur la malice d’un acte dès lors qu’ils sont pré­vus ou pré­vi­sibles. Ce fai­sant, il jette quelques lumières sur l’acte à double effet :

• même pré­vu, l’effet mau­vais d’une action peut res­ter hors de l’intention de celui qui agit : « Lorsqu’une action est viciée par une cause étran­gère à la volon­té de l’agent, le vice ne relève pas de cette volon­té. N’étant pas volon­taire, il n’est ni pec­ca­mi­neux, ni fac­teur aggra­vant[10] ».

• l’effet mau­vais qui est vou­lu per acci­dens ne spé­ci­fie pas la volon­té de celui qui agit : « Celui qui induit le pro­chain à pécher ne veut pas lui nuire spi­ri­tuel­le­ment mais cherche pour son propre compte un avan­tage tem­po­rel. A ses yeux, le pré­ju­dice est vou­lu per acci­dens et non per se car, d’une part, n’étant pas vou­lu, il demeure en dehors de l’intention du sujet et reste acci­den­tel, et d’autre part, n’ayant aucun lien néces­saire et essen­tiel avec le pré­ju­dice, la malice qui est la sienne découle d’une autre cause[11] ».

• nul ne peut sans réelle néces­si­té poser une action sui­vie d’effets mau­vais sans que ces der­niers soient vou­lus : « Dans ces cas-​là, les pré­ju­dices résultent mora­le­ment de l’action elle-​même car, la volon­té qui, sans y être obli­gé, pose une action dont résulte un dom­mage ou un effet mau­vais, accepte vir­tuel­le­ment ce mal, alors qu’elle devrait pré­fé­rer le bien d’autrui ou le sien[12] ».

Un siècle plus tard, les carmes de Salamanque se demandent si les effets illi­cites d’une action sont volon­taires. Ils font alors remar­quer que le rap­port de la volon­té à l’effet illi­cite peut être immé­diat ou médiat :

« Certaines causes n’aboutissent de soi qu’à un effet illi­cite, duquel par­fois aus­si d’autres effets découlent. Par exemple, ver­ser un poi­son. D’autres causes abou­tissent pre­miè­re­ment à un effet licite qui entraîne un effet illi­cite. Par exemple, le tou­cher du chi­rur­gien appor­tant immé­dia­te­ment la san­té peut conduire média­te­ment à une pol­lu­tion, s’il porte sur les par­ties intimes[13]. »

Il s’ensuit que : « Dans le pre­mier cas, la volon­té consent direc­te­ment aux effets illi­cites en posant la cause qui pro­voque un effet illi­cite ou qui, grâce à ce der­nier, débouche sur un effet licite. […] Dans le second, si la cause pro­cure d’abord un effet bon puis un effet mau­vais, la volon­té peut se por­ter vers l’effet bon, tout en pré­voyant l’effet mau­vais qui n’est pas vou­lu, à condi­tion qu’il existe une néces­si­té pro­por­tion­née à la gra­vi­té de la matière[14]. »

Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour que Jean-​Pierre Gury (1801–1866) for­ma­lise dans la 5e édi­tion de son manuel de théo­lo­gie morale —au demeu­rant post­hume— les condi­tions de licéi­té de l’action à double effet[15].

Le jésuite énonce d’abord un principe :

« Il est per­mis de poser une cause bonne ou indif­fé­rente de laquelle dérive deux effets, l’un bon et l’autre mau­vais, dès lors qu’existe une rai­son pro­por­tion­nel­le­ment grave, que la fin de l’agent est hon­nête et que l’effet bon ne résulte pas de l’effet mau­vais[16]. »

En bon péda­gogue, il détaille ensuite les quatre règles des­ti­nées à faci­li­ter l’examen des situa­tions concrètes :

« Ce prin­cipe repose sur quatre condi­tions néces­saires, à savoir [1] que la fin de l’agent soit hon­nête, [2] que la cause soit bonne ou au moins indif­fé­rente, [3] que l’effet bon ne découle pas de l’effet mau­vais, [4] qu’il y ait une rai­son pro­por­tion­nel­le­ment grave pour poser la cause et que l’agent ne soit tenu de l’omettre en ver­tu de la jus­tice ou de la cha­ri­té[17]. »

2. Une difficile conciliation

La com­pa­rai­son entre les écrits de saint Thomas d’Aquin et ceux de Gury ne laisse pas d’être trou­blante. Entre la pre­mière et la der­nière étape de ce long pro­ces­sus éla­bo­ra­tion, la conci­lia­tion semble dif­fi­cile. A un pre­mier pro­blème de nomen­cla­ture s’ajoute un second, plus grave, de conceptualisation.

2.1 Un problème de nomenclature

Chez saint Thomas, le terme « volon­taire indi­rect » désigne l’omission et ses effets[18] :

« Une chose peut pro­cé­der d’une autre de deux façons : soit direc­te­ment, à l’instar de ce qui pro­cède d’un agent, comme l’échauffement de la cha­leur ; soit indi­rec­te­ment, à savoir en l’absence d’action, comme le nau­frage du navire est attri­bué au pilote qui ne le dirige plus[19]. »

« On appelle volon­taire non seule­ment ce qui pro­cède direc­te­ment de la volon­té en tant qu’agissante, mais encore ce qui en résulte indi­rec­te­ment lorsqu’elle n’agit pas[20]. »

« Une chose est dite volon­taire soit direc­te­ment soit indi­rec­te­ment : direc­te­ment, si la volon­té s’y porte ; indi­rec­te­ment, si la volon­té ne l’a pas empê­ché alors qu’elle aurait pu le faire[21]. »

L’Aquinate dis­tingue par ailleurs le volon­taire en soi et le volon­taire dans sa cause :

« Un acte peut être volon­taire en soi, quand la volon­té s’y porte direc­te­ment, ou dans sa cause, quand la volon­té se porte vers la cause et non vers l’effet, comme il appert chez celui qui s’enivre volon­tai­re­ment et auquel on impute comme volon­taire tout ce qu’il a fait en état d’ivresse[22]. »

« Si quelqu’un veut une cause qu’il sait pro­duire tel effet, il veut en consé­quence cet effet. Et bien que peut-​être il ne veuille pas cet effet en lui-​même, du moins préfère-​t-​il le voir exis­ter plu­tôt que de sacri­fier la cause. Ainsi si quelqu’un veut faire une marche en été, pré­voyant une forte sueur, il veut en consé­quence la suée. En effet, bien qu’il ne désire pas la sueur en elle-​même, il pré­fère cepen­dant la sup­por­ter plu­tôt que de s’abstenir de la marche[23]. »

On doit à Cajetan (1469–1534) la mise sur un pied d’égalité du volon­taire indi­rect et du volon­taire dans sa cause :

« Si quelqu’un court libre­ment et en res­sent de la fatigue, la course est vou­lue direc­te­ment et en soi ; la fatigue qui suit est vou­lue indi­rec­te­ment et dans une autre chose —à savoir la course qui pré­cède— et non en soi ni direc­te­ment. Le second volon­taire est de quelque manière volon­taire —indi­rec­te­ment et dans sa cause— et de quelque manière invo­lon­taire —direc­te­ment et en soi[24]. »

Là où saint Thomas dis­tin­guait les effets induits par une omis­sion (volon­taire indi­rect) de ceux cau­sés par une action (volon­taire dans sa cause), Cajetan et ses suc­ces­seurs qua­li­fient de volon­taire indi­rect (ou de volon­taire dans sa cause) les effets pro­vo­qués aus­si bien par une action que par une omission.

2.2 Un problème de conceptualisation

L’évolution de la nomen­cla­ture cache et révèle à la fois un pro­blème de concep­tua­li­sa­tion. Là où saint Thomas spé­ci­fiait les actes humains à par­tir de leur objet et de leur fin, ses loin­tains suc­ces­seurs voient les actes humains comme des causes qui pro­duisent des effets[25]. Gury n’invite-t-il pas son lec­teur à s’assurer que « la cause soit bonne ou au moins indif­fé­rente » (2e condi­tion), « qu’il y ait une rai­son pro­por­tion­nel­le­ment grave pour poser la cause » (4e condi­tion) et « que l’effet bon ne découle pas de l’effet mau­vais » (3e condition) ?

Or, faut-​il le sou­li­gner, saint Thomas ne juge jamais de la mora­li­té d’un acte humain à par­tir de ses effets, moins encore à par­tir de l’ordre entre ces effets. Attentif à ne pas confondre l’ordre moral (agere) et l’ordre tech­nique (facere), l’Aquinate sou­ligne la spé­ci­fi­ci­té du pre­mier par rap­port au second :

« Le vice moral réside dans l’action et non dans l’effet pro­duit, car les ver­tus ne relèvent pas du faire mais de l’agir[26]. »

Le désordre cau­sé par le péché est d’abord inté­rieur à l’âme avant de lui être, le cas échéant, extérieur :

« Le péché consiste en un cer­tain désordre de l’âme, comme la mala­die consiste en un désordre du corps[27]. »

Moralement, le point de vue de l’effet pro­duit n’est pas pre­mier, fut-​ce pour éva­luer la gra­vi­té de la faute :

« Dans la gra­vi­té d’une faute, on fait plus atten­tion à l’intention de la volon­té per­verse qu’à l’effet pro­duit par l’œuvre[28]. »

Lorsqu’il traite de la légi­time défense[29], saint Thomas d’Aquin men­tionne certes une action à double effet : « un acte peut fort bien avoir deux effets », « l’action de se défendre peut entraî­ner un double effet ». Mais une lec­ture atten­tive du corps de l’article dans sa tota­li­té montre tou­te­fois que le sub­stan­tif « effet » n’apparaît qu’au tout début, lorsqu’il s’agit de décrire la situa­tion. L’observateur exté­rieur ne peut alors que faire ce constat : « l’action de se défendre peut entraî­ner un double effet ; l’un est la conser­va­tion de sa propre vie, l’autre la mort de l’agresseur[30]. » Par contre, la solu­tion du pro­blème moral don­née plus loin dans le texte ne repose aucu­ne­ment sur les deux effets, moins encore sur l’ordre entre les deux effets. Comme n’importe quel acte humain, la légi­time défense est mora­le­ment éva­luée à par­tir de ses deux prin­cipes spé­ci­fi­ca­teurs : l’objet et la fin.

Le refus d’évaluer mora­le­ment un acte à par­tir de ses effets est une constante chez l’Aquinate. Elle l’amène d’ailleurs à prendre ses dis­tances avec Aristote, lequel ne réprouve pas la pro­di­ga­li­té sous pré­texte qu’elle ne fait de tort à personne.

Dès le Commentaire des Sentences, saint Thomas est d’un autre avis :

« Le Philosophe appelle un mal, non pas tout acte désor­don­né, mais seule­ment celui qui est nui­sible pour un autre. Aussi dit-​il, au livre 4e livre de l’Éthique, que le pro­digue, qui, par vani­té, dépense de manière désor­don­née, n’est pas mau­vais mais vain. Il en dit autant de nom­breux vices. Il est ain­si clair qu’il entend lui-​même le mal de manière plus res­treinte que nous qui disons que n’importe quel désordre rend l’acte mau­vais[31]. »

Au terme de sa vie intel­lec­tuelle, le maître confirme la posi­tion qu’il sou­te­nait comme jeune lec­teur en théo­lo­gie. Au Stagirite qui affirme « des gens indo­lents et des pro­digues » qu’ils « ne sont pas mau­vais[32] », l’Aquinate rétorque :

« Le Philosophe appelle pro­pre­ment mau­vais celui qui nuit aux autres hommes ; en ce sens il dit que le pro­digue n’est pas mau­vais, parce qu’il ne nuit à aucun autre qu’à lui-​même ; et il en est ain­si de tous ceux qui ne nuisent pas à leur pro­chain. Mais nous, nous appe­lons géné­ra­le­ment mal tout ce qui est contraire à la droite rai­son[33]… »

Quand on sait la bien­veillance dont saint Thomas témoigne d’ordinaire envers les auto­ri­tés qu’il cite, ce « nous, nous appe­lons » est loin d’être ano­din. Il sou­ligne une prise de posi­tion ori­gi­nale et résolue.

3. Une possible solution

Faut-​il conclure de ces dif­fi­cul­tés que les quatre règles du volon­taire indi­rect for­ma­li­sées par Gury à la fin du XIXe siècle sont incom­pa­tibles avec la pen­sée de saint Thomas d’Aquin ? Que nen­ni. La conci­lia­tion n’est certes pas aisée pour les rai­sons déjà signa­lées, mais elle n’est pas impossible.

Mis en pré­sence des règles du volon­taire indi­rect, les esprits curieux ne peuvent que s’interroger : d’où viennent ces règles ? pour­quoi ces quatre règles-​là ? à quoi renvoient-elles ?

Prises une à une, les règles énon­cées par Gury découlent de prin­cipes moraux élémentaires :

[1] loin du machia­vé­lisme pour qui la fin jus­ti­fie les moyens, l’agent doit se pro­po­ser une fin honnête ;

[2] l’examen des effets d’une action n’a de sens que si celle-​ci est mora­le­ment bonne ou indifférente ;

[3] pour évi­ter que le bien ne résulte du mal (Rom 3, 8), l’effet bon doit décou­ler immé­dia­te­ment de l’action et non de l’effet mauvais ;

[4] en l’absence d’une rai­son pro­por­tion­nel­le­ment grave pour tolé­rer les effets mau­vais d’une action (Mt 13, 24–30), celle-​ci doit être omise.

Rapprochons main­te­nant ces règles des prin­cipes posés par saint Thomas pour éva­luer la mora­li­té des actes humains.

Primo, l’acte humain est mora­le­ment spé­ci­fié par son objet et par sa fin :

« L’acte moral est dou­ble­ment spé­ci­fié, à savoir par son objet et par sa fin. La fin est en effet l’objet de la volon­té, qui a rai­son de moteur dans les actes moraux. Quant aux puis­sances mues par la volon­té, elles ont cha­cune leur objet, qui est l’objet pro­chain de l’acte volon­taire et qui joue dans l’acte de volon­té par rap­port à la fin le même rôle que la matière vis-​à-​vis de la forme[34]. »

Gury ne dit pas autre chose dans les règles [1] et [2], encore qu’il uti­lise une autre nomen­cla­ture et se réfère à une autre concep­tua­li­sa­tion que l’Aquinate.

Secundo, il arrive que cer­taines cir­cons­tances de l’acte humain deviennent déter­mi­nantes et passent à la condi­tion d’objet moral :

« Ce qui est consi­dé­ré comme une cir­cons­tance et comme extrin­sèque par rap­port à un acte d’un cer­tain point de vue peut être consi­dé­ré comme intrin­sèque par rap­port à ce même acte envi­sa­gé d’un autre point de vue et lui don­ner son espèce[35]. »

« La cir­cons­tance qui reste pro­pre­ment telle et conserve sa condi­tion d’accident, ne spé­ci­fie pas l’acte. Par contre, celle qui devient condi­tion prin­ci­pale de l’objet spé­ci­fie l’acte[36]. »

Par la règle [3], Gury veille à s’assurer que cer­tains effets mau­vais qui d’ordinaire sont acci­den­tels ne deviennent pas dans un cas pré­cis essen­tiels[37].

Tertio, faire le bien sup­pose de prendre en compte des cir­cons­tances et d’omettre les actions qui ne sont pas pro­por­tion­nées à la fin ver­tueuse poursuivie :

« De toutes les cir­cons­tances requises pour un acte ver­tueux, il en est une prin­ci­pale : l’acte doit être pro­por­tion­né à la fin pour­sui­vie par la ver­tu. Or, en cor­ri­geant le pécheur, la cha­ri­té vise son amen­de­ment. C’est pour­quoi l’acte ne serait pas ver­tueux, si l’homme deve­nait pire du fait de la cor­rec­tion[38]. »

A l’instar de saint Thomas, Gury est conscient dans sa règle [4] que le bien à faire sup­pose un exa­men des cir­cons­tances concrètes et des effets induits et com­mande l’omission de l’acte pro­je­té en l’absence d’une rai­son grave pour com­man­der l’agir.

Au final, saint Thomas aurait pu for­mu­ler le prin­cipe du volon­taire indi­rect en ces termes : 

« Il est per­mis de poser une action bonne ou indif­fé­rente par son objet de laquelle dérivent deux effets, l’un bon et l’autre mau­vais, dès lors qu’existe une rai­son pro­por­tion­nel­le­ment grave, que la fin de l’agent est bonne et que l’effet mau­vais ne devient pas condi­tion prin­ci­pale de l’objet ».

Conclusion

Au terme du périple qui nous a mené de saint Thomas à Gury puis en sens inverse, nous pou­vons mesu­rer com­bien les ins­tru­ments d’analyse dont nous dis­po­sons aujourd’hui sont le fruit d’un effort sécu­laire. La dif­fi­cile conci­lia­tion entre les étapes extrêmes de ce pro­ces­sus d’élaboration nous invite par ailleurs à ne pas céder à la faci­li­té. La lec­ture et l’utilisation cor­rectes des règles du volon­taire indi­rect for­ma­li­sées par Gury reposent en effet sur l’étude de l’acte humain réa­li­sée des siècles aupa­ra­vant par saint Thomas. Oublier celle-​ci, c’est ris­quer de ne plus com­prendre celles-là.

La for­ma­li­sa­tion de Gury avait sus­ci­té une ques­tion res­tée en sus­pens : à quoi cor­res­pondent les quatre règles du volon­taire indi­rect ? Les lumières appor­tées par l’Aquinate nous per­mettent désor­mais d’y répondre. Il y a quatre règles car le mal emprunte quatre voies dis­tinctes pour s’insinuer dans nos actions. Les unes sont viciées par l’objet, les autres par la fin, d’autres encore par une cir­cons­tance mau­vaise pas­sant à la condi­tion d’objet, les der­nières par l’absence de rai­son pro­por­tion­née pour tolé­rer le mal.

Source : Cahiers Saint Raphaël n° 151, été 2023

Notes de bas de page
  1. Pie XII, Discours au 7e Congrès inter­na­tio­nal d’hématologie, 12 sep­tembre 1958.[]
  2. Nicolas Hendriks, Le Moyen mau­vais pour obte­nir une fin bonne, Rome, Herder, 1981, p. 16.[]
  3. « Il s’agit d’un prin­cipe moral, d’un guide pour la déter­mi­na­tion de la valeur morale des actes humains. » (Hendriks, p. 16[]
  4. Pie XII, Discours au 7e Congrès inter­na­tio­nal d’hématologie, 12 sep­tembre 1958.[]
  5. Jean-​Pascal Perrenx, Théologie morale, t. 2 : les actes humains, Téqui, Paris, 2008, p. 369. Par contre, il est bien pré­sent dans le Catéchisme de l’Église catho­lique (1992) aux n° 1737, 2258, 2268, 2271, 2279, 2296, 2297, 2322 et 2370.[]
  6. Ibid.[]
  7. Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, II-​II, q. 64, a. 7, c.[]
  8. Peter Knauer, « La déter­mi­na­tion du bien et du mal moral par le prin­cipe du double effet », dans Nouvelle Revue Théologique, n° 87, 1965, p. 357–358 ; Joseph T. Mangan, « An his­to­ri­cal ana­ly­sis of the prin­ciple of double effect », dans Theological Studies, n° 10, 1949, p. 49 ; Joseph Ghoos, « L’acte à double effet. Étude de théo­lo­gie posi­tive », dans Ephemerides Theologicæ Lovanienses, n° 27, 1951, p. 31–32 ; Œuvres de saint Alphonse-​Marie de Liguori, t. 6, Paris, Vivès, 1877, p. 381.[]
  9. Vicente Alonso, El Principio del doble efec­to en los comen­ta­dores de san­to Tomas de Aquino desde Cayetano has­ta los Salmanticenses. Explicación del dere­cho de defen­sa segun san­to Tomas de Aquino, Rome, 1937, 4e par­tie in fine ; Nicolas Hendriks, Le Moyen mau­vais pour obte­nir une fin bonne, Herder, Rome, 1981, p. 188 ; Théo G. Belmans, Le Sens objec­tif de l’agir humain. Pour relire la morale conju­gale de Saint Thomas, Coll. Studi Tomistici, 8, Libreria Editrice Vaticana, Cité du Vatican, 1980, p. 76.[]
  10. Jean de Saint-​Thomas, Cursus theo­lo­gi­cus, q. 21, a. 5 disp. 11, art. 6, n° 34 : « Quando ali­quis even­tus ex ali­qua alia cau­sa præ­ter volun­ta­tem ope­ran­tis vitia­tur, non habet vitium, ut pro­ce­dit a tali volun­tate, ergo res­pec­tu illius volun­ta­rium non est, et conse­quens neque pec­ca­mi­no­sum, vel mali­tiam augens. »[]
  11. Ibid., n° 36 : « Quod per­sua­dens ad pec­ca­tum non inten­den­do ipsum nocu­men­tum alte­rius spi­ri­tuale, sed pro­priam conve­nien­tiam tem­po­ra­lem, respi­cit tale nocu­men­tum ut per acci­dens et non per se conse­cu­tum, tum quia ab ipso non inten­di­tur, et sic est præ­ter inten­tio­nem et per acci­dens ; tum quia non habet neces­sa­riam et per se connexio­nem cum tali nocu­men­to, sed debet inter­ve­nire alia cau­sa dans totam mali­tiam ».[]
  12. Ibid., n° 39 : « Quod in illis casi­bus nocu­men­ta illa sequun­tur per se mora­li­ter ex illa actione, eo quod volun­tas non habens indi­gen­tiam uten­di ali­quo, ex quo videt sequi dam­num vel effec­tum malum, vir­tua­li­ter vult malum istud, quia debet potius velle bonum proxi­mi vel suum quam actio­nem, qua ipse non indi­get modo. »[]
  13. Salmanticenses, Cursus theo­lo­giæ mora­lis, t. 5, tract. XX, cap. XIII, punct. III (Nicolas Pezzana, Venise, 1728, p. 54) : « Aliquæ ex cau­sis per se solum habent concur­rere ad effec­tum illi­ci­tum, vel si ad alios concur­runt, est mediante illo ; ut vene­ni pro­pi­na­tio. Aliæ vero sunt, quæ pri­mo influunt in effec­tum lici­tum, et eo mediante in illi­ci­tum ; ut tac­tus Chirurgi concur­rit imme­diate ad cura­tio­nem, et mediate, si sit in veren­dis, potest concur­rere ad pol­lu­tio­nem. »[]
  14. Ibid., p. 54–55 : « Dico pri­mo, volon­ta­tem tunc directe consen­tire in effec­tus illi­ci­tos, quan­do appli­cat cau­sam, quæ vel est deter­mi­na­ta ad effec­tum illi­ci­tum, vel præ­cise eo mediante in effec­tum lici­tum potest influere. […] Dico secun­do, si cau­sa prius, aut æque per se pri­mo habeat effec­tum bonum, ac malum, si adest suf­fi­ciens neces­si­tas jux­ta gra­vi­ta­tem mate­riæ, potest licite appli­ca­ri ad effec­tum bonum, et tunc volun­tas licet effec­tum malum præ­vi­deat ; non tamen ex hoc dici­tur illum velle. »[]
  15. Joseph T. Mangan, « An his­to­ri­cal ana­ly­sis of the prin­ciple of double effect », p. 59 : « It is only begin­ning with the various edi­tions of Gury’s admi­rable and repea­ted­ly ree­di­ted Compendium Theologiae Moralis in the nine­teenth cen­tu­ry that the moral theo­lo­gi­cians uni­ver­sal­ly give an ade­quate, tho­rough expla­na­tion of the prin­ciple of the double effect as a gene­ral prin­ciple appli­cable to the whole field of moral theo­lo­gy. »[]
  16. Jean-​Pierre Gury, Compendium Theologiæ mora­lis, 5e éd., t. 1 : De acti­bus huma­nis, c. 2, n° 9 (Ratisbonne, Ed. Georges-​Joseph Manz, 1874, p. 5) : « Licet ponere cau­sam bonam aut indif­fe­ren­tem, ex qua sequi­tur duplex effec­tus, unus bonus, alter vero malus, si adsit cau­sa pro­por­tio­nate gra­vis, finis agen­tis sit hones­tus, et effec­tus bonus non mediante malo ex illa cau­sa pro­ve­niat. »[]
  17. Ibid. : « Quatuor autem condi­tiones in hoc prin­ci­pio enun­tiantæ omni­no requi­run­tur, sci­li­cet [1] ut hones­tus sit finis agen­tis ; [2] ut cau­sa sit bona vel sal­tem indif­fe­rens ; [3] ut effec­tus bonus ex malo non pro­ve­niat et [4] adsit ratio pro­por­tio­nate gra­vis ponen­di cau­sam nec tenea­tur agens ex alia obli­ga­tione, ut ex jus­ti­tia, cari­tate, eam omit­tere. »[]
  18. Le Catéchisme de l’Église catho­lique (1992) reprend cette nomen­cla­ture au n° 1736 : « Une action peut être indi­rec­te­ment volon­taire quand elle résulte d’une négli­gence à l’égard de ce qu’on aurait dû connaître ou faire… »[]
  19. Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, I‑II, q. 6, a. 3, c.[]
  20. Ibid., ad 1.[]
  21. Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, I‑II, q. 77, a. 7, c.[]
  22. Ibid.[]
  23. Saint Thomas d’Aquin, Commentaire sur l’Éthique à Nicomaque, lib. 3, lect. 12, n° 512.[]
  24. Cajetan, In II-​II, q. 150, a. 1.[]
  25. Un glis­se­ment s’opère de l’agir vers le faire et de la cause for­melle vers la cause effi­ciente.[]
  26. Saint Thomas d’Aquin, Contra Gentes, lib. 3, c. 10, n° 1944.[]
  27. Saint Thomas d’Aquin, De Malo, q. 7, a. 1, c.[]
  28. Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, II-​II, q. 13, a. 3, ad 1.[]
  29. Cf. saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, II-​II, q. 64, a. 7, c.[]
  30. Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, II-​II, q. 64, a. 7, c.[]
  31. Saint Thomas d’Aquin, Commentaire sur les Sentences, lib. 2, dist. 40, q. 1, a. 5, ad 1.[]
  32. Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, I‑II, q. 18, a. 9, obj. 2.[]
  33. Ibid., ad 2.[]
  34. Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, II-​II, q. 110, a. 1, c. Voir aus­si I‑II, q. 18, a. 6, c.[]
  35. Saint Thomas, De Malo, q. 2, a. 6, ad 1.[]
  36. Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, I‑II, q. 18, a. 10, ad 2.[]
  37. Ainsi la dépres­sion res­pi­ra­toire peut être l’effet secon­daire indé­si­rable mais inévi­table d’une séda­tion ou l’effet pre­mier d’un acte eutha­na­sique. De même, les vic­times civiles peuvent être l’effet secon­daire indé­si­rable mais inévi­table du bom­bar­de­ment d’un objec­tif mili­taire ou l’effet pre­mier d’une poli­tique de ter­reur mas­sive.[]
  38. Saint Thomas d’Aquin, De Virtutibus, q. 3, a. 1, ad 1.[]

Cahiers Saint Raphaël

Association catholique des infirmières, médecins et professionnels de santé