Aimer la civilisation chrétienne

Ecclesia et Synagoga, copies des statues du portail sud de la cathédrale de Strasbourg (XIIIe s.), musée de la Diaspora à Tel Aviv. Localisation des originaux : Musée de l'Œuvre Notre-Dame, Strasbourg. Crédit : Wikimédia CC

Est-​il chré­tien de pré­fé­rer la culture chré­tienne ? Réflexions sur des pro­pos du pape François. 

Le 17 juillet der­nier, le pape François a publié une Lettre sur le rôle de la lit­té­ra­ture dans la for­ma­tion pour encou­ra­ger à la lec­ture, non seule­ment les sémi­na­ristes et prêtres, ce qui était sa pre­mière inten­tion, mais encore tous les fidèles. On ne peut que se réjouir d’une exhor­ta­tion faite à tous de lire des livres pen­dant ses loi­sirs (la lettre est publiée à l’occasion des vacances esti­vales) plu­tôt que se lais­ser étour­dir par « les médias, les réseaux sociaux, les télé­phones por­tables et autres dis­po­si­tifs… omni­pré­sents » (n°2).

De même, on relève l’insistance du pon­tife non seule­ment sur l’enrichissement intel­lec­tuel que pro­cure la pra­tique de la lec­ture, mais encore sur la sym­pa­thie que le lan­gage éta­blit entre l’auteur et le lec­teur, un thème cher à François. Une telle expé­rience per­met de se com­prendre au-​delà de ce que les idées abs­traites peuvent expri­mer, de se lais­ser impré­gner par un point de vue qui ne nous est pas fami­lier plu­tôt que de s’en pro­té­ger au moyen d’une épaisse cara­pace intel­lec­tuelle et affec­tive, et même à cette occa­sion de mieux se com­prendre soi-​même et peut-​être de se cor­ri­ger. La lec­ture des vies ou écrits des saints est par­fois l’occasion d’un exa­men de conscience fructueux.

On regret­te­ra cepen­dant qu’il n’y ait pas un mot sur la néces­si­té de lire pour connaître et appro­fon­dir sa propre culture : connaître ses clas­siques. Car c’est aus­si, hélas, une ten­dance chère à François que la dia­tribe contre « les idoles des lan­gages auto­ré­fé­ren­tiels faus­se­ment auto­suf­fi­sants, sta­ti­que­ment conven­tion­nels » (n°42) sans aucune consi­dé­ra­tion pour la pié­té filiale qu’il est nor­mal de pra­ti­quer pour sa famille, sa culture, sa civi­li­sa­tion[1].

Saint Paul ne revendique-​t-​il pas son atta­che­ment à son peuple et même sa for­ma­tion stric­te­ment pha­ri­sienne, pour mon­trer que la foi qu’il prêche désor­mais n’en est que l’accomplissement ? Le Verbe incar­né n’a‑t-il pas assu­mé la nature humaine dans une région et à une époque bien pré­cise, et sa pré­di­ca­tion ne s’en ressent-​elle pas dans de mul­tiples détails que la litur­gie a adop­tés (« taber­nacle », « agneau de Dieu », pains azymes, etc.) ?

Dieu a créé la nature et sait com­ment elle fonc­tionne, il a créé les arbres avec des racines, et les hommes dans des familles. Les Apôtres et les mis­sion­naires n’ont pas cru devoir oublier qui ils étaient pour entrer en contact avec tous les peuples de la terre. Quant au contact entre cultures, pour apprendre une langue, il faut connaître déjà la sienne ; un écri­vain disait que le poète ne chante bien que per­ché sur son arbre généa­lo­gique. Quand on se pré­sente, il faut bien savoir qui on est, pour avoir quelque chose à pré­sen­ter ! Or il n’y a pas d’homme idéal, uni­ver­sel, dés­in­car­né, si ce n’est dans l’imaginaire des Lumières dont l’universalisme a sur­tout cou­pé des têtes et semé la révolution.

En outre il est nor­mal que la foi imprègne la vie du chré­tien et qu’elle se tra­duise au dehors par l’art, le culte public, l’organisation de la socié­té en géné­ral. Celui qui cultive la honte de la période de l’Europe au cours de laquelle la foi catho­lique a pu se déployer n’aime tout sim­ple­ment pas sa foi puisqu’il veut la main­te­nir com­plexée. Aimer l’histoire dont nous sommes issus n’est donc pas orgueil ou suf­fi­sance, c’est seule­ment natu­rel, comme aimer ses parents. C’est une ver­tu qui s’appelle pié­té filiale, que Dieu bénit spé­cia­le­ment parce que lorsqu’on res­pecte ses parents, c’est l’image de Dieu qu’on honore. Le wokisme n’est qu’une des ver­sions du rejet de la pater­ni­té. Il est regret­table que cer­taines grandes voix du monde ecclé­sial y prêtent la main.

Aimer la véri­té que nous avons reçue n’est pas arro­gance, cela pro­cède même de l’humilité puisqu’on la recon­naît comme don gra­tuit de Dieu. La défendre contre son contraire n’est pas vicieux, puisque le contraire du vrai est le faux et que le faux n’est pas aimable. Cultiver la connais­sance de son patri­moine n’est pas s’enfermer, et croire à une véri­té immuable n’est pas empê­cher la dis­cus­sion, puisque si on pré­tend « dia­lo­guer », ce doit être pour affi­ner la connais­sance du vrai ; faute de quoi il n’y aura que « choc des mono­logues ». Il suf­fit pour s’en convaincre de jeter un coup d’œil sur ce qu’on appelle « débat public » aujourd’hui : la loi du plus fort média­tique. Il n’y a pas plus dic­ta­to­rial que le rela­ti­visme puisqu’il n’a pas de vraie rai­son de s’imposer. Comme le disait un saint qui n’est pas de la paroisse de La Croix, « la civi­li­sa­tion n’est plus à inven­ter ni la cité nou­velle à bâtir dans les nuées. Elle a été, elle est ; c’est la civi­li­sa­tion chré­tienne, c’est la cité catho­lique. Il ne s’a­git que de l’ins­tau­rer et la res­tau­rer sans cesse sur ses fon­de­ments natu­rels et divins contre les attaques tou­jours renais­santes de l’u­to­pie mal­saine, de la révolte et de l’im­pié­té : omnia ins­tau­rare in Christo[2].

Notes de bas de page
  1. Ce n’est pas un hasard si cette lettre est évo­quée à l’occasion d’une récente polé­mique dans les colonnes de La Croix sur un lien entre droite poli­tique et reven­di­ca­tion de la civi­li­sa­tion chré­tienne. Un des pro­ta­go­nistes remet en cause la réfé­rence à une loi natu­relle qua­li­fiée de « puis­sante ido­lâ­trie » et ne voit dans les saints et artistes de la chré­tien­té que des « décons­truc­teurs ».[]
  2. Saint Pie X, ency­clique Notre charge apos­to­lique, 25 août 1910.[]