Le bienheureux Jean-​Charles Cornay

Prêtre des Missions Étrangères de Paris, mar­tyr au Tonkin (1809-​I837). Fête le 20 septembre.

Jean-​Charles Cornay est de ces pri­vi­lé­giés qui, après quelques jours de cap­ti­vi­té, quelques ins­tants de tor­ture cou­ron­nés par le mar­tyre, ravissent aus­si­tôt la béa­ti­tude céleste. La sim­pli­ci­té et la gaie­té sont les traits par­ti­cu­liers de son carac­tère, et c’est en chan­tant qu’il accep­ta les souf­frances et reçut la mort.

L’appel de Dieu

Il vit le jour le 37 février 1809, dans le Poitou, à Loudun, sur la paroisse Saint-​Pierre, où ses parents tenaient un com­merce de rouennerie.

Rien, pen­dant ses années d’études au col­lège de Saumur, en Anjou, puis au Petit Séminaire de Montmorillon, ne don­nait au tran­quille jeune homme les allures d’un héros : « D’une grande sim­pli­ci­té, voi­sine de la bon­ho­mie, d’un carac­tère pai­sible et doux, ne bles­sant jamais aucune sus­cep­ti­bi­li­té, parce qu’il y avait chez lui absence totale d’amour-propre, il était bien vu de tous ceux qui l’entouraient », a dit un de ses biographes.

La situa­tion aisée de ses parents le met­tait en mesure de suivre une brillante car­rière ; mais lui, le moment venu de prendre une déci­sion, décla­ra sim­ple­ment son désir de deve­nir prêtre. Le 20 octobre 1827, à 18 ans, il entra au Grand Séminaire de Poitiers, et, là encore, ne se dis­tin­gua pas autre­ment que par une vie régu­lière, stu­dieuse et pieuse, exempte de toute saillie de carac­tère et de toute originalité.

Mais la grâce agis­sait dans l’intérieur de cette âme, et, sans en faire briller beau­coup au dehors les qua­li­tés latentes, Dieu s y pré­pa­rait un vase d’élection.

Le jour vint où le désir du sacri­fice com­men­ça à y ger­mer. Un mis­sion­naire de la Compagnie de Marie ayant don­né au Grand Séminaire une confé­rence sur la Propagation de la Foi, le sémi­na­riste sen­tit s’éveiller en lui le désir des mis­sions et celui du martyre.

Après avoir mûri son pro­jet, il s’en ouvrit à sa famille qui d’a­bord s’y oppo­sa. Il faut lire avec quelle tendre fer­me­té le jeune homme répond aux lettres de ses parents.

Ma bonne mère, je n’ai pu m’empêcher de répandre un tor­rent de larmes à la vue de la peine que je te cause… Si Dieu m’appelle véri­ta­ble­ment, ce sera pour moi le plus grand sacri­fice de vous quit­ter, car mes biens, mes amis, ma patrie, je compte tout cela pour rien ; la seule chose qui me fasse de la peine, c’est vous… Sache donc qu’il n’y a point de rai­sons qui tiennent contre la voca­tion ; que, quand Dieu appelle quelqu’un à un emploi, il ne lui donne que les grâces qu’il faut pour cela et qu’il frappe de sté­ri­li­té tout ce qui n’est point selon sa volon­té ; et que, si j’o­béis à la tienne, au mépris de la sienne, j’aurai toute ma vie le regret de n’a­gir pas selon sa volon­té… Et il n’y a pas à dire : « Pourquoi y aller, toi ? Laisse aller les autres. » Dieu ne dit point cela. Il envoie quel­qu’un et ne lui donne pas le droit de s’en déchar­ger sur d’autres… Dieu et une mère sont deux ter­ribles enne­mis quand il s’agit de se dis­pu­ter un fils. Quand Jésus-​Christ a dit : « Si quelqu’un ne laisse son père et sa mère pour me suivre quand je l’ap­pelle, il n’est pas digne d’être mon dis­ciple », il savait bien ce que c’était que le cœur d’une mère et que son refus n’était point le signe de sa volonté.

A l’automne de 1830, il par­tit pour le Séminaire des Missions étran­gères de Paris, et l’année sui­vante, en sep­tembre, n’étant encore que diacre, il fut envoyé à la mis­sion du Setchouen en Chine. Il abor­da à Macao en mars 1832. Mais, faute de cour­riers capables de le gui­der à tra­vers le Yunnan, il dut rési­der cinq ans à la pro­cure de Hanoï, dans le Tonkin occi­den­tal. C’est là qu’il fut ordon­né prêtre le 20 avril 1834. Bientôt atteint de la fièvre, il se consi­dé­rait comme deve­nu presque inutile à la mis­sion, mais voi­ci que, par ses souf­frances et par le sacri­fice de sa vie, il allait pro­cu­rer à l’Eglise du Tonkin plus de bien et plus de gloire que par de longs tra­vaux 1

Arrestation — Captivité racontée par lui-même

La per­sé­cu­tion, sans être aus­si vio­lente au Tonkin que sur d’autres points, sévis­sait tou­jours à l’état latent, par suite de cer­tains édits qui n’a­vaient jamais été rap­por­tés et dont on pou­vait à tout ins­tant renou­ve­ler l’application.

Un chef de pirates, chas­sé de la paroisse de Bau-​Nô, située au nord de la mis­sion et où M. Cornay exer­çait son minis­tère, connais­sait sa pré­sence. Le man­da­rin ne l’i­gno­rait pas non plus, mais, assez bien­veillant pour le moment, il pré­fé­rait fer­mer les yeux.

Ce fut la femme du chef de pirates qui, pour ven­ger l’ex­pul­sion de son mari, accu­sa le vil­lage de Bau-​Nô d’être le foyer d’une insur­rec­tion fomen­tée par l’Européen Cornay. L’indigne femme enfouit secrè­te­ment, des armes près du pres­by­tère de Bau-​Nô, el, sûre de son fait, dénon­ça le missionnaire.

Le gou­ver­neur était obli­gé d’accueillir l’accusation, et, pour témoi­gner de son zèle, le 20 juin 1837, y envoya un géné­ral et 1 500 sol­dats avec ordre de cer­ner la chré­tien­té. Le mis­sion­naire ne pou­vait échap­per aux recherches. Laissons-​le racon­ter lui-​même, dans un lan­gage simple, calme, joyeux même, les pré­li­mi­naires de son mar­tyre, dans quelques lettres écrites à ses parents et à l’un de ses confrères et par­ve­nues à des­ti­na­tion grâce à la bien­veillance d’un mandarin ;

A l’ins­tant où l’on vint m’arrêter, je par­tais pour célé­brer la sainte messe. Comme il n’y avait plus un moment à perdre, un chré­tien me condui­sit bien vite sous un épais buis­son, où je me tapis comme je pus.

On se mit à battre et à exa­mi­ner tous les buis­sons du vil­lage. Le dan­ger deve­nant plus pres­sant, je dis mon cha­pe­let et vous pou­vez pen­ser à quels mys­tères j’en appli­quai les dizaines ; vous pou­vez ima­gi­ner aus­si quel sacri­fice j’a­vais offert le matin au lieu de la sainte messe, quelle médi­ta­tion avait rem­pla­cé celle du jour.

Ce ne fut cepen­dant qu’à 4 heures du soir que les sol­dats par­vinrent jusqu’à moi. Quand je vis péné­trer dans les buis­sons leurs longues lances armées d’un pied de fer, je ne son­geai pas qu’il eût été pré­fé­rable de me lais­ser per­cer sur place, ce qui eût évi­té toutes les misères qui découlent des cir­cons­tances pré­sentes ; je sor­tis avant que le fer m’eût atteint et me livrai à eux. Me voi­là donc pris !

On me mit à la cangue.

Après être res­té long­temps expo­sé aux ardeurs du soleil, je m’as­sis et atten­dis patiem­ment ce qu’on ordon­ne­rait de moi.

Vers les 5 heures, voyant mon jeûne se pro­lon­ger, je deman­dai au man­da­rin un peu de riz. Il m’en fit don­ner trois cuille­rées qui furent toute ma réfec­tion. Ainsi se ter­mi­na cette pre­mière jour­née. On m’avait don­né une mau­vaise natte déchi­rée. Je m’assis donc des­sus comme je pus avec ma cangue, mais il me fut impos­sible de fer­mer l’œil pen­dant cette nuit tout entière.

Cependant, le com­man­dant de la troupe, vou­lant don­ner à sa cap­ture plus de valeur et trai­ter M. Cornay comme un grand cri­mi­nel, lui fit construire une cage.

Me voi­là donc enfer­mé comme un loup, raconte gaie­ment le mis­sion­naire. Dans cette cage, je fus du moins à l’abri des coups qu’on dis­tri­buait à tout venant. De plus, quand la bête fut en cage, ses gar­diens, la voyant en sûre­té, s’apprivoisèrent.

Les offi­ciers exa­mi­nèrent mes effets sai­sis et ne les trai­tèrent pas, comme on pense, avec la déli­ca­tesse d’un sacris­tain. Toutefois, ils accor­dèrent à mes ins­tances six volumes qui se trou­vaient devant moi. Interrogé sur leur usage, je leur dis que c’étaient des livres de prières et que je m’en ser­vi­rais afin de prier pour eux. Cette réponse leur fit plaisir.

— Rendez-​moi aus­si l’image de mon Dieu, leur dis-​je, en mon­trant un Christ par­mi les objets enle­vés. Elle m’aidera à sup­por­ter ma captivité.

Les sol­dats accé­dèrent à cette demande, et M. Cornay, dans sa cage por­tée par huit hommes, fut diri­gé sur Son-​Tay, chef-​lieu de la pro­vince, situé à six lieues de Bau-Nô.

Le tra­jet fut très pénible. La cage, confec­tion­née avec de gros bam­bous, était si large, que les che­mins, trop étroits, ne lui per­met­taient que dif­fi­ci­le­ment de pas­ser. Il fal­lait, sans cesse ouvrir les buis­sons, éla­guer les branches, et sou­vent quit­ter les sen­tiers bat­tus pour aller à tra­vers champs. On avan­çait très len­te­ment. La pre­mière nuit, la cage et le pri­son­nier furent lais­sés en plein air.

Le len­de­main, au point du jour, pour­suit M. Cornay, on se remit en route, et cette marche était, en un sens, fort pom­peuse. Environ 150 sol­dats me pré­cé­daient et autant me sui­vaient avec des man­da­rins en filets sur­mon­tés de dais ; ma cage, por­tée par huit hommes et ombra­gée à l’aide de mon tapis rouge, occu­pait le milieu ; j’étais sui­vi de dix chré­tiens arrê­tés en même temps que moi, qui mar­chaient tris­te­ment, atta­chés ensemble par l’extrémité de leur cangue. Sur la route, quan­ti­té de peuple accou­rait à la nou­veau­té du spec­tacle. Ce fut ain­si qu’on arri­va au relais d’une pré­fec­ture ; je fus dépo­sé devant un man­da­rin qui, s’é­tant enquis des offi­ciers, com­men­ça avant tout par me dire de chan­ter, parce que mon talent en ce genre était déjà renom­mé. J’eus beau m’excuser sur ce que j’étais à jeun, il fal­lut chanter.

Je dérou­lai donc toute l’étendue de ma belle voix, des­sé­chée par une espèce de jeûne de deux jours, et leur chan­tai ce que je pus me rap­pe­ler des vieux can­tiques de Montmorillon. Tous les sol­dats étaient à l’entour, et un peuple nom­breux se fût pré­ci­pi­té vers la cage, sans la verge en acti­vi­té de ser­vice. Dès ce moment, mon rôle chan­gea : je devins un oiseau pré­cieux par son beau ramage. Après cela, on me don­na à manger.

On se remit en route et on arri­va au chef-​lieu du gou­ver­ne­ment de la pro­vince de Doai.

Je fus dépo­sé devant l’hôtel du gou­ver­neur géné­ral. Ce gou­ver­neur est un homme assez grand, d’en­vi­ron cin­quante ans, sans barbe et d’une belle figure, rele­vée par une blan­cheur peu ordi­naire au Tonkin. Il vint gra­ve­ment jeter quelques regards sur mon atti­rail et se reti­ra. Puis il me fit dire que, dans peu de jours, je serais envoyé à la cour de Cochinchine et remis à la dis­cré­tion du roi.

Lorsque le gou­ver­neur se fut éloi­gné, ma cage fut entou­rée d’une foule d’enfants et des satel­lites des man­da­rins de la place. Je me com­po­sai de mon mieux, et, refu­sant de répondre aux ques­tions qui m’étaient adres­sées de toutes parts, je ne pro­non­çai que ces mots :

— Je n’ai pas peur.

Ces paroles furent répé­tées de bouche en bouche.

— Non, n’ayez pas peur, me disaient-​ils. Nous ne vou­lons vous faire aucun mal ; c’est la curio­si­té qui nous attire auprès de vous, nous n’avions jamais vu d’Européen.

Dans toutes les visites que je reçois, une des ques­tions que me font les curieux est de me deman­der si j’ai une femme et des enfants ; je leur réponds bien vite que non, et je leur explique la cause et l’utilité de cette pri­va­tion, ce qui ne laisse pas d’être bien com­pris de mes auditeurs.

Il en pro­fite pour leur par­ler de Jésus-​Christ et de sa doc­trine, puis il chante un can­tique à la Sainte Vierge.

Supplices divers — Adieux à sa famille

La gros­sière cage de bam­bous n’était que pro­vi­soire. Une seconde, plus élé­gante, mais plus dou­lou­reuse pour le mar­tyr, lui fut offerte dans la capi­tale de la province.

Cette cage car­rée, haute de cinq pieds sur quatre pieds de large, n’était ni assez éle­vée pour lui per­mettre de se tenir debout ni assez longue pour qu’il put s’y étendre. Elle fai­sait endu­rer au pri­son­nier de rudes souffrances.

Depuis huit jours que je suis en cage, écrit-​il, je suis déjà bien fati­gué d’être tou­jours cou­ché ou assis dans une si étroite cir­con­fé­rence ; la nuit sur­tout, je suis rom­pu par la dure­té du bois, mais il faut bien souf­frir, sans autre pers­pec­tive qu’une aug­men­ta­tion de dou­leurs de jour en jour : telle est la volon­té de Dieu. Fiat !

Quant à mes occu­pa­tions, je dis mon office, je médite et m’abandonne à la volon­té de Dieu ; je le prie de me par­don­ner mes péchés, de me don­ner la force de souf­frir patiem­ment ; je lui demande sur­tout de confes­ser son saint Nom devant les infidèles.

Le mis­sion­naire ne se fai­sait pas illu­sion sur le sort qui l’attendait. On le voit dans une admi­rable lettre à ses parents :

Lorsque vous rece­vrez cette lettre, mon cher père et ma chère mère, ne vous affli­gez pas de ma mort : en consen­tant à mon départ, vous avez déjà fait la plus grande par­tie du sacri­fice. Lorsque vous avez lu les rela­tions des maux qui déso­lent ce mal­heu­reux pays, inquiets sur mon sort, ne vous a‑t-​il pas fal­lu le renou­ve­ler ? Bientôt, en rece­vant ces der­niers adieux de votre fils, vous aurez à l’a­che­ver ; mais déjà, j’en ai la convic­tion, je serai déli­vré des misères de cette vie et admis dans la gloire céleste. Oh ! comme je pen­se­rai à vous ! comme je sup­plie­rai le Seigneur de vous don­ner part à la récom­pense, puisque vous en avez une si grande au sacri­fice ! Vous êtes trop chré­tiens pour ne pas com­prendre ce lan­gage. Je m’abstiens donc de toute réflexion. Adieu, mon très cher père et ma très chère mère, adieu ; déjà, dans les fers, j’offre mes souf­frances pour vous. Je ne vous oublie pas non plus, ô mes sœurs ; si, sur la terre, chaque jour je vous ai recom­man­dées à Marie, que ne pourrai-​je point près d’elle, si j’obtiens la palme du martyre !

Cependant, le roi, aver­ti par les man­da­rins de la cap­ture faite par les sol­dats, retar­dait sa réponse. Quinze jours après, il fit savoir qu’il s’en remet­tait à l’arbitrage des mandarins.

Les inter­ro­ga­toires com­men­cèrent alors ; les ins­tances suc­cé­dèrent aux ins­tances pour contraindre le mar­tyr à apos­ta­sier. Devant leur inuti­li­té, on le frap­pa cruellement.

Quelque dou­lou­reuse qu’ait été cette ques­tion, écrit-​il encore, la plus vive souf­france était celle que me cau­saient mes bras, liés vers les poi­gnets et engour­dis de plus par la cangue sur laquelle ils étaient ten­dus. Enfin, on m’a traî­né dans ma cage, et, en arri­vant à ma pri­son, j’ai chan­té le Salve Regina. Dites à mon ser­vant, Kim, que je n’ai pas jeté un seul cri, ni pous­sé même de sou­pir jusqu’à la fin, lorsque mes bras me fai­saient souf­frir outre mesure ; je m’at­ten­dais à de nou­veaux tour­ments le len­de­main, selon les pro­messes que l’on m’avait faites ; Jésus m’a épar­gné ce calice d’amertume.

Dans l’un des inter­ro­ga­toires sui­vants, on vou­lut le contraindre à fou­ler aux pieds la croix. Voici com­ment le mis­sion­naire s’en explique, dans une lettre à l’un de ses confrères :

Avant de me frap­per, on a vou­lu me faire fou­ler la croix, mais je me suis pros­ter­né de mon long, le visage sur la croix, puis je l’ai rele­vée, por­tée à ma bouche, d’où on me l’a arra­chée. (On m’é­pargne si peu qu’on a usé trois verges la pre­mière fois sur mon corps. Les 65 coups que j’ai reçus cette fois-​ci avec une verge neuve n’ont pas été moins dou­lou­reux. Après la ques­tion, ren­tré dans la cage, on m’a fait sor­tir le pied ; croyant que c’é­tait pour le pin­cer avec des tenailles, je l’ai allon­gé en l’of­frant à Jésus-​Christ ; mais, quand on l’a tenu, on a fait paraître la croix que l’on a appli­quée des­sous ; un ins­tant après, on me l’a ôtée, me deman­dant si j’y consentais :

— Oh ! non, ai-​je répliqué.

Voilà le fait impor­tant à vous dire, de peur qu’on ne le dénature.

Le roi Ming-​Mang, sur­nom­mé le Néron anna­mite, appre­nant qu’il ne pour­rait vaincre la constance de l’Européen, le condam­na à avoir tous les membres coupés.

Le Bienheureux se pré­pa­ra cou­ra­geu­se­ment au sacri­fice et écri­vit en même temps à sa famille une der­nière et tou­chante lettre que l’on peut appe­ler le « tes­ta­ment du martyr » :

En cage, le 18 août 1837.

Mon cher Père et ma chère Mère,

Mon sang a déjà cou­lé dans les tour­ments et doit encore cou­ler deux ou trois fois avant que j’aie les quatre membres et la tête cou­pés. La peine que vous res­sen­ti­rez en appre­nant ces détails m’a déjà fait ver­ser des larmes ; mais aus­si, la pen­sée que je serai près de Dieu à inter­cé­der pour vous quand vous lirez cette lettre m’a conso­lé, et pour moi et pour vous. Ne plai­gnez pas le jour de ma mort, il sera le plus heu­reux de ma vie, puis­qu’il met­tra fin à mes souf­frances et sera le com­men­ce­ment de mon bon­heur. Mes tour­ments mêmes ne sont pas abso­lu­ment cruels ; on ne me frap­pe­ra pour la seconde fois que quand je serai gué­ri de mes pre­mières bles­sures. Je ne serai point pin­cé ni tiraillé comme M. Marchand, et, en sup­po­sant qu’on me coupe les quatre membres, quatre hommes le feront en même temps et un cin­quième cou­pe­ra la tête ; ain­si je n’aurai pas beau­coup à souf­frir. Consolez-​vous donc ; dans peu tout sera ter­mi­né, et je serai à vous attendre dans le ciel.

J.-C. Cornay.

Le martyre

Le 20 sep­tembre 1837, mer­cre­di des Quatre-​Temps, eut lieu l’exécution, avec cet appa­reil solen­nel et sinistre qui carac­té­rise les actes de ce genre en Extrême-Orient.

Trois cents sol­dais forment le cor­tège, et autour de la cage du mar­tyr se rangent les bour­reaux, le sabre et la hache à la main. Devant la cage un satel­lite porte une planche où se lit la sen­tence. Un géné­ral ferme la marche. Le P. Thé, un prêtre anna­mite, est au milieu de la foule, et, sur un signe conve­nu, donne au mar­tyr une der­nière absolution.

Après vingt minutes de marche, le convoi s’arrête dans un champ ; le condam­né est reti­ré de sa cage. On le fait asseoir pour lui ôter ses chaînes. Pendant que les sol­dats s’empressent à cette opé­ra­tion, les bour­reaux enfoncent en terre quatre piquets des­ti­nés à fixer les membres de la vic­time. Sur un signe du man­da­rin, M. Cornay se dépouille lui-​même de ses vête­ments et s’étend, la face contre terre, sur le lapis de son autel, qu’on lui avait tou­jours lais­sé dans sa cage. A peine est-​il ain­si cou­ché que les bour­reaux lui attachent les pieds écar­tés, puis les mains aux poteaux, tan­dis que la tête est étroi­te­ment main­te­nue entre deux autres pieux.

Ces pré­pa­ra­tifs n’avaient pas duré moins de vingt minutes. Le mis­sion­naire était condam­né à avoir toutes les arti­cu­la­tions cou­pées et la tête, devait être tran­chée la der­nière, mais le man­da­rin déro­gea à l’ordre royal et com­man­da de com­men­cer par la décapitation.

Au signal don­né par le géné­ral, un coup de cym­bale reten­tit, et le prin­ci­pal bour­reau, levant son sabre, le laisse retom­ber. La tête du mar­tyr est tran­chée d’un seul coup. Le bour­reau la sai­sit par une oreille, la rejette à quelques pas, et, por­tant son sabre à ses lèvres, il en lèche tran­quille­ment le sang. Il coupe ensuite, le bras gauche et laisse à ses subal­ternes le soin de tran­cher les autres membres.

Sitôt que les bras et les jambes ont été ain­si déta­chés, le tronc, confor­mé­ment à la sen­tence, est cou­pé en quatre : les bour­reaux en arrachent le foie, le dépècent et le mangent. C’était pour les indi­gènes un hor­rible, mais suprême témoi­gnage de leur admi­ra­tion pour ceux qu’ils consi­dé­raient comme des héros :

— En man­geant leur foie, disaient-​ils, nous devien­drons cou­ra­geux comme eux.

L’exécution ter­mi­née, les chré­tiens s’approchèrent et ras­sem­blèrent ces restes san­glants, imbi­bèrent de sang tout ce qui se trou­va sous la main, les habits du mar­tyr, des mou­choirs, du papier. Les païens eux-​mêmes, sur­mon­tant leur hor­reur pro­fonde pour tes cadavres des sup­pli­ciés, vinrent recueillir quelques gouttes de ce sang pré­cieux, allé, disaient-​ils, de « faire de ces reliques rares des espèces de charmes contre le diable ». Sur le soir, un caté­chiste appor­ta un cer­cueil : on y dépo­sa les membres, réunis à l’aide de bandes de toile, et on les enter­ra au lieu même du supplice.

Quant à la tête, elle, devait être, d’après la sen­tence, expo­sée pen­dant trois jours, puis jetée dans le fleuve. Elle fut d’abord empor­tée par un enfant qui, en pas­sant devant les bou­tiques, s’arrêtait pour la mon­trer. Les chré­tiens obtinrent qu’elle fût enve­lop­pée de toile et pla­cée dans une cor­beille. Au bout des trois jours, ils par­vinrent à la sous­traire, aux païens, et I’emportèrent à Chieu-​ung, chré­tien­té voi­sine, de Bau-​Nô, où un confrère de M. Cornay la mit dans un coffre pré­cieux, pla­cé dans la paillotte qui ser­vait de cha­pelle au couvent.

L’année sui­vante, au mois de juillet, ces mêmes chré­tiens réus­sirent à enle­ver, de nuit, le corps lui-​même et le trans­por­tèrent aus­si à Chieu-​ung. C’est là qu’il repose, dans la petite église en brique éle­vée en 1901 en l’honneur du martyr.

On conserve, au Séminaire des Missions étran­gères, un curieux tableau peint par un témoin anna­mite et qui repré­sen­té fidè­le­ment la scène de l’exécution ; puis, entre autres reliques, le tapis sur lequel le mar­tyr fut déca­pi­té et cou­pé en mor­ceaux. On a peine à rete­nir une impres­sion d’horreur à la vue des larges taches de sang que le temps a ren­dues presque noires, des entailles faites par la hache des bour­reaux dépe­çant les membres de la vic­time. Mais la pen­sée se reporte bien­tôt vers le ciel, et lorsqu’on y consi­dère le « poids immense de gloire » dont Dieu récom­pense ses mar­tyrs, on éprouve le besoin de rendre grâces et de redire ce mot de l’Evangile : « Bienheureux ceux qui souffrent per­sé­cu­tion pour la jus­tice, parce que le royaume des cieux est à eux ! »

Le 27 mai 1900, Jean-​Charles Cornay a été béa­ti­fié par Léon XIII, en même temps que 76 autres mar­tyrs mis­sion­naires de cette époque.

C. OCTAVIEN

Source : Un Saint pour chaque jour du mois, Maison de la Bonne Presse, 1932.