Les Martyrs de Gorcum

Dix neuf reli­gieux furent vic­times en Hollande des pro­tes­tants « Gueux de mer », plus cruels encore que les Turcs infidèles.

Ces saints mar­tyrs sont fêtés le 9 juillet.

Depuis 1566, la révolte des Gueux embrase les Pays-​Bas. Menée par Guillaume le Taciturne, prince d’Orange, celle-​ci mêle l’ex­pan­sion du pro­tes­tan­tisme et une oppo­si­tion poli­tique au roi d’Espagne. Le 1er avril 1572, des pro­tes­tants par­ti­sans du prince d’Orange chas­sés d’Angleterre débarquent en Hollande dans le port de Brielle. Ce fut le début du sou­lè­ve­ment des pro­vinces cal­vi­nistes du Nord au cours de laquelle les Gueux s’illus­trèrent par d’in­nom­brables hor­reurs et cruau­tés. Dès le 26 juin 1572, Les Gueux de mer encerclent la ville de Gorcum((« Gorinchem » aux Pays-​Bas.)). Les assié­gés répondent de leur mieux ; mais la dis­pro­por­tion des forces est trop évi­dente, la cita­delle n’est guère en état d’opposer une longue résis­tance. Le gou­ver­neur pro­pose de rendre la ville ; le chef des Gueux accepte les condi­tions de la capi­tu­la­tion : Marin s’engage à ne faire aucun mal à ceux qui sont réfu­giés dans la cita­delle, soit laïques, soit ecclé­sias­tiques, et à les ren­voyer tous libres. Seuls les biens qui s’y trouvent devien­draient la pro­prié­té des vain­queurs. Pendant ce temps, les ecclé­sias­tiques et les reli­gieux, qui s’attendent à tout, se confessent les uns aux autres ou entendent les confes­sions des laïques. Le curé Nicolas Poppel a appor­té avec lui les saintes hos­ties afin de les déro­ber aux insultes habi­tuelles des héré­tiques. Presque tous les réfu­giés viennent pieu­se­ment rece­voir la com­mu­nion de sa main, sem­blables à ces pre­miers chré­tiens qui, dans la nuit des pri­sons, se nour­ris­saient une der­nière fois du pain des forts avant de com­pa­raître dans les amphithéâtres.

Torturés à Gorcum pour l’unique vraie foi

Une fois entré avec toute sa troupe, Marin fait réunir dans une salle supé­rieure toutes les per­sonnes qu’il trouve dans la for­te­resse et les cal­vi­nistes fana­tiques se jetent sur les cap­tifs comme des bêtes féroces. Dix-​sept prêtres, sécu­liers et régu­liers, ain­si que deux frères lais,((Religieux non prêtres et sans vœux solen­nels qui assurent des ser­vices maté­riels dans les cou­vents.)) sont inju­riés, mena­cés et atro­ce­ment tor­tu­rés. Ils demeu­rèrent ain­si dix jours et dix nuits à la mer­ci de la sol­da­tesque de la cita­delle. C’était sur­tout le soir qu’ils avaient à souf­frir ; l’habitude était si bien prise de venir les inju­rier et les tor­tu­rer après le dîner, qu’il semble que la diges­tion eût été impos­sible sans cet aimable passe-​temps. Quand une par­tie de ces bour­reaux était ras­sa­siée ou plu­tôt fati­guée, une autre bande pre­nait la place et recom­men­çait de plus belle.

Ils appuyèrent éga­le­ment le pis­to­let sur la poi­trine de Nicolas Poppel : « Ton tré­sor ou la vie ! » lui criaient-​ils. Ensuite, leur ava­rice cédant pour un ins­tant à leur pas­sion de sec­taires. « Livre-​nous au moins les dieux que tu as fabri­qués à la messe : on dit que tu en portes une pro­vi­sion sur toi. Est-​ce vrai ? Toi qui as si sou­vent débla­té­ré contre nous dans la chaire de ton église, que penses-​tu main­te­nant, en face de ce pis­to­let, de toutes les sot­tises que tu débi­tais aux imbé­ciles ? » — « Je crois », répon­dit Nicolas Poppel, « à tout ce que croit et enseigne l’Eglise catho­lique, apos­to­lique et romaine, et en par­ti­cu­lier à la pré­sence réelle de mon Dieu sous les espèces sacra­men­telles. Si vous voyez là une rai­son de me tuer, tuez-​moi : je serai heu­reux de mou­rir à la suite de la confes­sion de foi que vous venez d’exiger ». Mais son sacri­fice n’était pas encore consom­mé ; Dieu, qui vou­lait ajou­ter à ses mérites, retint le coup prêt à par­tir, et le sol­dat n’osa pas tirer.

Amenés dans la féroce ville de Brielle

Au milieu de la nuit du 5 au 6 juillet, les saints confes­seurs de la foi se voient éveillés en sur­saut, dépouillés de tous leurs vête­ments qui ont quelque valeur et jetés dans une grande barque. La nuit est fraîche. En entrant dans la barque, le curé Léonard Wichel recon­nait au gou­ver­nail un de ses parois­siens nom­mé Roch, auquel il avait don­né jadis des témoi­gnages par­ti­cu­liers de sa sol­li­ci­tude : « Eh quoi ! » lui dit-​il, « Roch, c’est donc toi qui nous mènes à la mort ? » Le marin bais­sa la tête et répon­dit : « Hélas ! » mon­sieur le curé, « je ne suis pas le maître ! » Le curé n’ajouta aucune obser­va­tion. Les saints Martyrs, en quit­tant Gorcum, étaient au nombre de dix-​neuf. Il y eut des défec­tions par­mi eux, mais les lâches furent exac­te­ment rem­pla­cés et, par une per­mis­sion spé­ciale de la Providence, ce nombre de dix-​neuf se main­tint com­plet jusqu’à la consom­ma­tion du sacrifice.

La ville de Brielle était sur pied pour les rece­voir ; mais quel accueil et quelle hos­pi­ta­li­té ! Ils s’avançaient len­te­ment, tou­jours entre deux haies ser­rées d’insulteurs qui, sitôt qu’ils avaient pas­sé, cou­raient se refor­mer devant eux un peu plus loin. Ce n’était pour­tant pas un spec­tacle bien diver­tis­sant que celui de ces hommes pâles, défaits, demi nus, tous déjà plus ou moins défi­gu­rés par les traces des vio­lences anté­rieures. L’un d’eux était sexa­gé­naire, un second sep­tua­gé­naire, un troi­sième tou­chait à sa quatre-​vingt-​dixième année ; mais les foules, à cer­tains jours, s’exaltent et s’enivrent jusqu’à en perdre tout sen­ti­ment humain. Tel les atten­dait les mains pleines de pierres ou de sable pour leur jeter à la figure ; tel autre avec des pots d’eau sale dont il leur lan­çait le conte­nu au visage en répé­tant, aux accla­ma­tions des voi­sins : Asperges me, Domine, hys­so­po et mun­da­bor. Les femmes, si acces­sibles d’ordinaire à la pitié, en mon­trèrent encore moins que les hommes. Le père capu­cin Jérôme de Werden, qui avait autre­fois voya­gé en Terre-​Sainte et subi la cap­ti­vi­té chez les infi­dèles, décla­ra qu’il n’avait jamais rien vu de pareil par­mi les Turcs. Le sau­vage tue, mais il n’insulte pas.

On arrê­ta les mar­tyrs sur la grande place de Brielle, devant une potence qui s’y dres­sait en per­ma­nence, et on les for­ça d’en faire trois fois le tour, comme pour la pre­mière fois, puis de s’agenouiller et de chan­ter encore les lita­nies des Saints. Ils le firent de si grand cœur qu’on eût dit qu’ils y pre­naient goût. La foule demeu­ra inter­dite, muette et comme ébran­lée. Mais ce bon mou­ve­ment n’eut pas de durée, et les insultes recom­men­cèrent. Enfin on les condui­sit en pri­son. Ils y trou­vèrent des com­pa­gnons inat­ten­dus. Sans comp­ter les mal­fai­teurs, hôtes habi­tuels de ce séjour, quatre autres prêtres s’y trou­vaient enfer­més depuis peu de temps. Ceux-​ci eurent l’honneur d’être com­pris dans le nombre des dix-​neuf mar­tyrs. La pri­son de Brielle se com­po­sait de trois cachots super­po­sés et dis­po­sés de façon à rendre inha­bi­table le plus bas des trois, celui pré­ci­sé­ment où se trou­vaient nos mar­tyrs. Aucun conduit spé­cial n’avait été ména­gé pour les ordures ; elles cou­laient le long des murs jusqu’au bas de l’étage infé­rieur. Au sein d’une obs­cu­ri­té telle qu’en plein midi on ne se recon­nais­sait qu’au son de la voix, les bien­heu­reux pri­son­niers ne savaient où se mettre pour échap­per à la fange et à l’odeur fétide dont ils étaient asphyxiés. A force de tâter avec les pieds, ils par­vinrent à recon­naître un point où le sol était plus éle­vé qu’ailleurs ; ils s’y entas­sèrent pour ain­si dire les uns sur les autres, tel­le­ment qu’ils étouffaient.

Le comte de la Marche tente de les faire apostasier

La soi­rée fut employée à les inter­ro­ger sur la foi en pré­sence du comte de la Marche, du par­ti des Gueux, dans l’Hôtel de ville. Leur fer­me­té ne leur atti­ra tou­te­fois aucun nou­vel outrage, sauf au curé Léonard Wichel, qu’un des sol­dats du comte, irri­té de ses réponses, frap­pa du revers d’une hache qu’il tenait à la main. « Frappez encore », dit le prêtre sans s’émouvoir ; « frap­pez : ma chair est en votre pou­voir ; elle n’y sera pas long­temps ». Parole qui rap­pelle celle du divin Rédempteur dans sa pas­sion, lorsqu’il disait : « Ceci est votre heure, et l’empire des ténèbres. » Un autre sol­dat lan­ça à Léonard un petit mar­teau qui l’atteignit au front et fit jaillir le sang à flots.

Le len­de­main, 8 juillet, on choi­sit donc les sept d’entre eux les plus savants, et on les fit com­pa­raître pour la seconde fois, enchaî­nés, devant le Conseil de la ville. L’un des juges les plus ins­truit et tout bour­ré de cita­tions de la Bible, se nom­mait André. C’était l’ancien curé catho­lique de la paroisse Sainte-​Catherine de Brielle deve­nu apos­tat. Voyant les Gueux maîtres de sa paroisse, il avait chan­gé de reli­gion cette année-​là, en même temps que de dra­peau poli­tique. « Puisque », lui dit habi­le­ment Léonard Wichel, « vous me parais­sez dis­po­sé à rai­son­ner d’après l’Ecriture Sainte, accep­tez une confé­rence en règle, et argu­men­tons en forme d’après la Bible ». La dis­cus­sion fut accep­tée, elle ne fit pas hon­neur aux pro­tes­tants et se ter­mi­na brus­que­ment par l’expulsion des théo­lo­giens catho­liques hors de la salle.

Pendant que le comte de la Marche se livrait à ses orgies noc­turnes, il se leva, appe­la l’officier qui rem­plis­sait auprès de lui les fonc­tions de jus­ti­cier, ou plu­tôt de grand exé­cu­teur, et lui ordon­na de mener pendre sur l’heure tous ces reli­gieux. Ensuite, s’adressant à Jean Omal, un prêtre apos­tat de Liège, il le char­gea per­son­nel­le­ment de veiller à la stricte et com­plète exé­cu­tion de sa volon­té. « Vous me répon­dez », lui dit-​il, « que, ni par fraude, ni par conni­vence ou fai­blesse, pas un seul de ces pri­son­niers ne sera sous­trait à ma ven­geance ; on les pen­dra tous, les grands comme les petits, les jeunes comme les vieux ». L’officier et l’apostat n’eurent garde de lui faire obser­ver que ce n’est pas à minuit, et en se levant de table, qu’on porte des sen­tences de mort. Ils cou­rurent à la pri­son auprès des mar­tyrs qui déjà atten­daient, au nombre de vingt, liés deux à deux par les bras. De nom­breux sol­dats les entou­raient, les uns à pied, les autres à che­val, et la foule ne tar­da pas à affluer, mal­gré les ténèbres, à la nou­velle du spec­tacle impa­tiem­ment attendu.

C’était le 9 juillet 1572. Une heure du matin venait de sonner.

Le don suprême de leur vie pour Jésus-Christ

On les condui­sit hors de Brielle, et on cher­cha un endroit conve­nable pour le sup­plice. Il y avait, non loin de la ville, au lieu appe­lé Ruggense, un monas­tère du nom de Sainte-​Elisabeth, naguère habi­té par des cha­noines régu­liers de Saint-​Augustin, mais main­te­nant vide, sac­ca­gé par les Gueux et à moi­tié démo­li. Ce fut là qu’on s’arrêta, dans un bâti­ment qui avait ser­vi de gre­nier et dont les murailles étaient tra­ver­sées de deux poutres, la pre­mière longue et allant d’un mur à l’autre, la seconde beau­coup plus courte. Les bien­heu­reux Martyrs s’embrassent les uns les autres, donnent ou reçoivent une der­nière fois l’absolution de leurs fautes et se pro­diguent réci­pro­que­ment l’exemple du cou­rage. Une chose leur fut pénible à tous : ce fut d’être com­plè­te­ment dépouillés de leurs vête­ments. On aurait pu leur épar­gner cet outrage inutile, mais ils l’acceptèrent comme un point de plus de res­sem­blance avec la grande vic­time du Calvaire.

Les chefs héroïques

Le Père gar­dien des Capucin, Nicolas Pic, mon­ta le pre­mier à l’échelle fatale. Après avoir don­né à tous un der­nier bai­ser : « Voici », leur dit-​il, « que je vous montre le che­min, le che­min du ciel ! Suivez-​moi comme de vaillants sol­dats de Jésus-​Christ, et qu’après avoir com­bat­tu ensemble, aucun ne manque au triomphe éter­nel qui nous attend là-​haut ! » Il ne ces­sa de les exhor­ter que lorsque la corde, en lui ser­rant la gorge, inter­cep­ta sa voix. Ce chef héroïque des mar­tyrs de Gorcum était dans sa trente-​huitième année. 

Dès que sa forte parole vint à man­quer, son vicaire, Jérôme de Werden, et Nicaise Johnson, ain­si que les deux curés de Gorcum, se char­gèrent du soin de le sup­pléer. Et ce soin ne fut pas inutile. Il y avait là un ministre cal­vi­niste qui s’efforçait de séduire les frères lais et les jeunes reli­gieux, et leur offrait la vie et d’autres avan­tages s’ils vou­laient renon­cer au catho­li­cisme. Nicaise, qui connais­sait la sim­pli­ci­té de plu­sieurs d’entre eux et les savait inca­pables de démê­ler sûre­ment par eux-​mêmes les argu­ties, les cita­tions cap­tieuses ou tron­quées, et tous les sophismes de l’hérésie, se jetait, pour ain­si dire, comme un bou­clier entre eux et le ten­ta­teur. Nicaise leur ordon­na d’éviter la dis­cus­sion et de confes­ser sim­ple­ment par une affir­ma­tion, la constance de leur foi. Souvent même il répon­dait pour eux et disait au ministre : « Vous per­dez votre temps, ils ne vous écou­te­ront pas ; nous sommes tous catho­liques jusqu’à la mort ! »

Deux flanchent et apostasient

Comme le vicaire-​gardien capu­cin Jérôme de Werden mon­tait les bar­reaux de l’échelle en invo­quant la sainte Vierge et divers saints, le ministre héré­tique vint se mettre droit devant lui et lui repro­cha une der­nière fois sa pré­ten­due ido­lâ­trie : « Adore Dieu seul », lui cria-​t-​il, « et laisse là les saints, sottes idoles qui ne t’entendent pas ! » Jérôme, sain­te­ment indi­gné de ces blas­phèmes, lan­ça son pied vers lui à tra­vers les bar­reaux et le frap­pa si rude­ment au milieu du ventre qu’il le fit tom­ber à la ren­verse. Cet acte de vio­lence peut sem­bler étrange dans un mar­tyr : mais ce qui l’excuse mieux encore que l’indignation cau­sée par le blas­phème du ministre, ce fut l’affligeant spec­tacle que le bien­heu­reux eut la dou­leur de voir en ce moment. Le novice Henri, le plus jeune des confes­seurs, après avoir don­né une pre­mière preuve de fai­blesse en se disant âgé de seize ans seule­ment, tan­dis qu’il en avait dix-​huit, men­songe ins­pi­ré par l’espoir d’at­ten­drir les bour­reaux, venait de faire signe qu’il accep­tait les condi­tions du ministre. On le délia, et on le fit sor­tir du cercle de ceux qui mou­raient ou allaient mourir.

« O infor­tune, pire que tous les sup­plices », s’écria le vicaire-​gardien à cette défec­tion : « c’est toi, ministre de Satan, qui répon­dras devant Dieu de la perte éter­nelle de cet ado­les­cent dont tu séduis l’i­nex­pé­rience ! » Les Gueux lui fer­mèrent la bouche à coups de pique et lui défor­mèrent toute la figure. Ensuite, comme l’a racon­té depuis le mal­heu­reux apos­tat, à qui Dieu fit la grâce de se conver­tir, ils se mirent à effa­cer, au tran­chant de leurs épées, l’image de la croix que le vicaire, dans son voyage à Jérusalem, s’était tatouée sur la poi­trine et sur le bras droit, et ils ne furent satis­fait que lorsque ces empreintes sym­bo­liques furent ou enle­vées avec la chair, ou dis­pa­rues sous le sang qui les inon­dait. Le cou­ra­geux vicaire res­pi­rait encore et ne ces­sait point pour cela de prier et d’encourager ses compagnons.

Une autre défec­tion, plus déplo­rable encore que celle de Henri, fut celle d’un capu­cin nom­mé Guillaume qui, au moment où il tou­chait au terme et à la récom­pense de tant de maux, s’écria en fran­çais qu’il ne vou­lait pas mou­rir, qu’il renon­çait au Pape et à tout ce qu’on vou­drait, et sup­pliait les sol­dats de le sau­ver. Les sol­dats cou­pèrent la corde de ce lâche, le cou­vrirent d’une de leurs tuniques et d’un casque, pour qu’il ne fût pas recon­nu, et le firent éva­der. Du reste, ce misé­rable ne pro­lon­gea que de quelques jours une vie ache­tée au prix d’une apos­ta­sie. Enrôlé par­mi les Gueux, et d’autant plus aban­don­né du ciel qu’il avait abu­sé de plus de grâces, il ne tar­da pas à tom­ber dans toute sorte d’ex­cès ; il fut pen­du deux mois après, non plus, hélas ! pour une cause sainte et glo­rieuse, mais pour crime de vol.

Il n’est pas facile d’aller jusqu’au martyr

Il y eut aus­si un ou deux des plus jeunes mar­tyrs qui, sai­sis de l’horreur de la mort, hor­reur si natu­relle à tous les hommes, implo­rèrent en secret la pitié du bour­reau et deman­dèrent qu’on cou­pât leurs cordes, mais sans consen­tir tou­te­fois à renier le catho­li­cisme ; aus­si ne furent-​ils point écou­tés. Dieu, tou­jours com­pa­tis­sant aux fai­blesses humaines, a per­mis néan­moins qu’ils soient comp­tés au nombre des mar­tyrs de Gorcum. Ils furent comme le prince des Apôtres, « ils éten­dirent leurs mains, et un autre les cei­gnit et les mena où ils ne vou­laient point aller ». Godefroy de Merville répé­ta avant de mou­rir les paroles de Jésus-​Christ sur la croix : « Pardonnez-​leur, Seigneur, car ils ne savent ce qu’ils font ! » 

Léonard Wichel son­gea à sa famille, et dit qu’une seule chose l’attristait en ce moment, c’était la pen­sée de la dou­leur de sa mère, déjà bien affai­blie par l’âge, lorsqu’elle appren­drait sa mort. Il ralen­tis­sait le pas sous le poids de cette pen­sée et ne sem­blait pas gra­vir l’échelle avec assez de dili­gence. Godefroy Van Duynen lui cria : « Courage ! maître Léonard, aujourd’hui nous nous assoi­rons dans le ciel au fes­tin de l’Agneau ! » Godefroy Van Duynen fut pen­du le der­nier. Comme les sol­dats hési­taient à reti­rer l’échelle de des­sous ses pieds et se disaient : « Ah ! épar­gnons au moins celui-​là, nous savons tous que c’est un inno­cent ! » — « Non, non », leur dit-​il, « hâtez-​vous de m’associer à mes frères : je vois les cieux ouverts ! ». Et il ajou­ta : « Si j’ai offen­sé ou scan­da­li­sé quelqu’un, je le prie de me pardonner ».

Des noms glorieux pour toujours

Il est bon de contem­pler cette glo­rieuse ran­gée de sup­pli­ciés et de les comp­ter par leurs noms comme le fait l’Eglise elle-​même lorsqu’elle leur décerne les suprêmes hon­neurs. Ils étaient en tout dix-​neuf, dont onze Capucins, deux Prémontrés, un Dominicain, un Chanoine régu­lier de Saint-​Augustin et quatre prêtres séculiers.

Nous avons dit que le gre­nier était tra­ver­sé par deux poutres, l’une longue, l’autre plus courte. A celle-​ci étaient atta­chés trois des mar­tyrs seulement :

  • Saint Nicolas Pik, gar­dien ou supé­rieur des Capucins. 
  • A côté de lui saint Godefroy Van Duynen, prêtre séculier. 
  • Ensuite, saint Corneille de Wyck, c’est-à-dire né à Wyck. C’était un frère capu­cin qui savait, par la promp­ti­tude et la sim­pli­ci­té de son obéis­sance, acqué­rir dans les occu­pa­tions les plus viles des mérites que les fonc­tions éle­vées ne pro­curent pas tou­jours aus­si aisément.

A la poutre la plus longue étaient ali­gnés quinze des martyrs :

  • Saint Jérôme de Werden, vicaire ou vice-​gardien des Capucins, né à Werden, dans le com­té de Hoorn, et qui avait habi­té quelque temps les cou­vents de son Ordre en Terre-Sainte ;
  • Saint Thierry Embden, né à Amersfoort, près d’Utrecht, direc­teur des reli­gieuses de Saint-​Agnès, à Gorcum ;
  • Saint Nicaise Johnson, vul­gai­re­ment appe­lé de Hèze, capu­cin bache­lier de l’université de Louvain, pré­di­ca­teur élo­quent, et qui savait par cœur tout le Nouveau Testament ;
  • Saint Willald, capu­cin, danois de nation, âgé de quatre-​vingt-​dix ans, homme à la sta­ture éle­vée , mais si amai­gri, qu’il n’avait plus, sui­vant l’expression vul­gaire, que les os et la peau, et qui après avoir confes­sé la foi catho­lique dans sa patrie jusqu’à l’exil, la confes­sa sur la terre étran­gère jusqu’au sacri­fice de sa vie ;
  • Saint Godefroy de Merville, capu­cin, né à Merville, ville située sur la rive gauche de la Lys. Il rem­plis­sait au couvent de Gorcum les fonc­tions de confes­seur et était char­gé de tout ce qui regar­dait le culte divin.
  • Saint Antoine de Werden, capu­cin, né à Werden dans le com­té de Hoorn. Prédicateur élo­quent, il consa­cra de longues années de sa vie à repous­ser les attaques diri­gées contre la foi de Jésus-​Christ, et à com­battre l’erreur par­tout où il la ren­con­trait. Sa cha­ri­té pour les pauvres le por­tait non seule­ment à secou­rir les âmes, mais à sou­la­ger les misères du corps au moyen des aumônes qu’il allait recueillir lui-​même pour ensuite les leur distribuer ;
  • Saint Antoine de Hornaer, capu­cin ; Hornaer était un petit vil­lage près de Gorcum ;
  • Saint François de Roye, de Bruxelles, capu­cin, encore jeune et ordon­né prêtre depuis peu d’années ;
  • Saint Pierre d’Assche, en Brabant, capu­cin frère lais, qui s’employait avec zèle au ser­vice des autres membres du couvent ;
  • Saint Léonard Wichel, né à Bois-​le-​Duc ville impor­tante du Brabant, curé de Gorcum ;
  • Saint Nicolas Poppel, de Weerd, petit vil­lage de Hollande, autre curé de Gorcum ;
  • Saint Jean d’Oosterwyck, en Brabant, homme déjà avan­cé en âge, cha­noine régu­lier de Saint-​Augustin et du monas­tère même de Sainte-​Elisabeth, dans l’enceinte duquel il cueillit la palme du martyre ;
  • Saint Jean de Cologne, curé de Hornaer, domi­ni­cain de la pro­vince de Cologne, qui n’était pas dans la cita­delle de Gorcum au moment du siège, mais y avait été conduit depuis, parce qu’on l’avait sur­pris à bap­ti­ser un enfant ;
  • Saint Adrien Becan, de l’Ordre des Prémontrés, âgé de trente-​neuf à qua­rante ans, né à Hilvarembeck, en Brabant, ame­né depuis l’avant-veille seule­ment de Munster, où il rem­plis­sait les devoirs du saint ministère ;
  • Saint André Walter, curé de Heinort, dans le ter­ri­toire de Dordrecht ;

Enfin, comme la place finit par man­quer sur les poutres, le dix-​neuvième et der­nier mar­tyr fut pen­du au som­met d’une échelle. 

  • C’était Jacques Lacop, Prémontré, né à Audenarde, en Flandre, vicaire à Munster.

L’atroce boucherie des hérétiques

L’agonie de la plu­part des vic­times fut longue et dou­lou­reuse. La sol­da­tesque s’était acquit­tée des der­niers pré­pa­ra­tifs avec une négli­gence bar­bare : pour­vu qu’ils mou­russent, peu impor­tait quand et com­ment. L’un était sup­por­té par la corde, par l’extrémité du men­ton ; un autre l’avait dans la bouche et la mor­dait comme un frein ; d’autres l’avaient bien autour du cou, mais pas assez ser­rée pour la stran­gu­la­tion. Nicaise n’expira qu’après le lever du soleil.

Les sol­dats, si impi­toyables pour les vivants, s’acharnèrent sur les morts. Ils employèrent deux heures, de deux à quatre heures du matin, uni­que­ment à les muti­ler et à les insul­ter : « Voici deux bro­chettes de fin gibier », se disaient-​ils dans leur ignoble lan­gage en se mon­trant les deux hor­ribles poutres. « Des museaux de moines et des jam­bons de curés, ce sont de friands mor­ceaux ; on n’en a pas tous les jours ! » Et ils tailla­daient en tous sens les cadavres deve­nus mécon­nais­sables. On eût dit qu’ils allaient s’en repaître ; ils ne pous­sèrent cepen­dant pas jusque-​là la féro­ci­té, mais ils cou­pèrent, qui un nez, qui une oreille, qui une main, un pied ou d’autres par­ties du corps : ils les fixèrent à leurs casques en guise de cocardes, les sus­pen­dirent à leurs piques et s’en vinrent les pro­me­ner par la ville arrê­tant par la force les pas­sants et recher­chant les femmes, et par­ti­cu­liè­re­ment les reli­gieuses, pour leur jeter au visage, avec des plai­san­te­ries féroces, ces hon­teux tro­phées. Quelques-​uns, per­sua­dés que la graisse des condam­nés à mort est un remède effi­cace contre cer­taines mala­dies, ouvrirent et fouillèrent les entrailles, dans un but de spé­cu­la­tion. Ils sus­pen­dirent entre autres à une échelle, sous une fenêtre, le corps du vicaire-​gardien Jérôme de Werden, le dépe­cèrent à loi­sir comme un ani­mal de bou­che­rie, et ven­dirent ce qu’ils en reti­rèrent à des mar­chands d’onguents. Des entrailles, dont la pro­ve­nance était auda­cieu­se­ment indi­quée par des éti­quettes, furent appor­tées jusque sur le mar­ché de Gorcum.

La charité de bonnes âmes

Sur le soir, un catho­lique de Gorcum, citoyen grave et consi­dé­ré, et qui s’était ren­du sur le lieu du sup­plice, repré­sen­ta aux magis­trats de Brielle l’inutilité de ces igno­mi­nies, qui cou­vraient de honte ceux qui n’avaient rien fait pour les répri­mer. Il obtint, non sans débour­ser une cer­taine somme à laquelle d’autres habi­tants de Gorcum contri­buèrent, l’autorisation d’ensevelir les mar­tyrs. Il revint donc le len­de­main 10 juillet, au point du jour, pour s’acquitter de ce pieux devoir ; mais il trou­va que les sol­dats l’avaient devan­cé pen­dant la nuit par l’ordre des magis­trats. Deux fosses avaient été creu­sées, l’une plus large, où l’on avait entas­sé les quinze corps de la longue poutre, la seconde plus étroite, et où furent jetés les quatre autres.

Honorés par l’Eglise

Les reliques des mar­tyrs, rame­nées à Bruxelles par le père André de Soto durant la Trève de Douze Ans (1609–1621), se trouvent dans une châsse dépo­sée dans l’é­glise Saint-​Nicolas, de la Bourse à Bruxelles. 

Le 24 novembre 1675, les Martyrs furent béa­ti­fiés à Rome, par le pape Clément X et l’auguste céré­mo­nie eut lieu avec toute la splen­deur accou­tu­mée au milieu d’un immense concours de fidèles dans la basi­lique de Saint-Pierre. 

Le 29 juin 1867, jour consa­cré à la mémoire des princes des apôtres Pierre et Paul, aux applau­dis­se­ments de l’univers catho­lique, l’immortel Pontife Pie IX ins­cri­vait au livre des Saints les mar­tyrs de Gorcum après les avoir cano­ni­sés sur la place Saint-​Pierre, ils reçurent ain­si les plus écla­tants hon­neurs de notre culte.

La com­mé­mo­ra­tion de leur mar­tyre a lieu le 9 juillet.

Chaque été,((Le der­nier week-​end d’août.)) le dis­trict du Benelux de la Fraternité Saint-​Pie X orga­nise aux Pays-​Bas un pèle­ri­nage néer­lan­do­phone sur les pas des 19 reli­gieux mar­tyrs de Gorcum (1572). Durant deux jours, les pèle­rins par­courent à pied (72 km) le che­min que les 19 saints ont fait en bateau de Gorcum à Brielle, lieu de leur martyre.

Sources : La Porte Latine /​District du Benelux de la Fraternité Saint-​Pie X /​Les Martyrs de Gorcum, Abbé Patrice Chauvierre, Lethielleux. /​Vies des Saints, tome 7, Abbé Paul Guérin, Palmé.