Sermon de l’abbé de Cacqueray pour le pèlerinage 2006 à Lisieux

C’est la pre­mière fois de ma vie que je reçois l’insigne grâce de célé­brer la messe dans cette basi­lique. Je désire avant tout en remer­cier Mgr Lagoutte qui, depuis plu­sieurs années, nous en ouvre les portes avec beau­coup de gen­tillesse. Vous vous dou­tez, mes bien chers frères, que lorsqu’on reçoit, peut-​être une fois pour toutes, le pri­vi­lège d’assurer une pré­di­ca­tion en un tel sanc­tuaire, on vou­drait bien avoir remué sa langue non pas sept fois mais soixante dix fois sept fois avant de pro­non­cer le moindre mot, et ne pro­fé­rer fina­le­ment que ceux dési­rés par le Saint-​Esprit. Mu par cette seule volon­té de ser­vir de porte – parole au Ciel, j’ai cru bon de vous entre­te­nir d’un mot dont le choix, j’en ai bien conscience, risque d’abord de vous éton­ner, mais dont en défi­ni­tive vous pour­rez sai­sir l’importance. Il s’agit du mot « extir­pa­tion ». Il vous sur­prend, mes bien chers frères. Et pour­tant, je vous mon­tre­rai d’abord pour­quoi nos âmes se trouvent dans une tra­gique néces­si­té d’être extir­pées (I), puis en quoi l’exemple de sainte Thérèse nous appa­raît comme le modèle de cette extir­pa­tion tota­le­ment réus­sie ( II ) ; nous ver­rons enfin que le terme infi­ni­ment dési­rable de cette extir­pa­tion est la sain­te­té ( III ).

I) Considérons tout d’abord nos pauvres âmes qui doivent aujourd’hui, pour demeu­rer fidèles aux pro­messes de leur bap­tême, être sans cesse arra­chées à une atmo­sphère quo­ti­dienne de putré­fac­tion et de mort qui risque à chaque ins­tant de les souiller et de les flé­trir. Comme les vagues de grande marée se suc­cèdent et s’abattent impla­cables les unes après les autres, ain­si la furie du monde semble capable de sub­mer­ger par sa vio­lence toutes les âmes et tout ce qui demeure de vie spi­ri­tuelle, jusqu’à tout noyer sans rémission.
Voilà l’état lamen­table de la moder­ni­té qui a su venir à bout, par son rejet de Dieu, de toute élé­va­tion, de toute contem­pla­tion, de toute sain­te­té. Nous rendons-​nous compte, dans ce nau­frage de l’humanité, que nous ne sommes que des res­ca­pés ? Bien heu­reux d’ailleurs si nous le sommes vraiment !
Mais, même res­ca­pés, nous nous savons tout écla­bous­sés par le vice vic­to­rieux qui coule à gros bouillons jusque dans nos mai­sons. Nos âmes sont-​elles donc condam­nées à ne faire que sur­vivre, à vivo­ter comme elles le peuvent dans un chris­tia­nisme dimi­nué d’où ont à jamais dis­pa­ru les grandes ardeurs évan­gé­liques ? N’étions-nous pas faites, âmes chré­tiennes, pour prendre un élan vigou­reux et mener un vol libre qui devait nous conduire à Dieu ? Il semble que nos ailes de per­fec­tion aient été cou­pées et que nous ayons abdiqué.
Que sont deve­nus les rêves purs de notre enfance où la jus­tice de saint Louis, les che­vau­chées de Jeanne, les mis­sions de saint François Xavier, l’amour de sainte Thérèse fai­saient tres­saillir nos cœurs et nous don­naient l’espérance de mar­cher sur leurs traces où notre sagesse d’enfant dis­tin­guait là le seul idéal ? Tout cela était-​il faux ? Tout cela était-​il vain ? Peu importe si les corps ont vieilli depuis, mais les âmes ? Les âmes ne sont-​elles pas aus­si toutes racor­nies, pas bien heu­reuses de leur des­ti­née, cher­chant vite à oublier ce pour quoi elles étaient faites et dont elles se sont détournées ?
Ma ques­tion est donc de savoir si nos âmes engon­cées dans le maté­ria­lisme peuvent encore être arra­chées à cette tor­peur mor­ti­fère et peuvent retrou­ver les jeunes pal­pi­ta­tions géné­reuses qui ont fait les saints. Et parce que nous croyons en même temps à la puis­sance de la grâce, plus forte que tous les vices, por­teurs de tout le déses­poir de la terre, mais éga­le­ment à l’abaissement et à l’hébétude où se trouvent les âmes, nous pré­co­ni­sons cette opé­ra­tion de sau­ve­tage qui néces­site l’aide de Dieu et la coopé­ra­tion de l’homme et que nous avons appe­lée l’extirpation.

Mes bien chers frères, puissions-​nous en com­prendre la néces­si­té ! Il ne s’agit pas d’une ques­tion secon­daire ! Il y va de notre salut, de la sur­vie du Catholicisme sur cette terre ! ne serait-​il bien­tôt plus pos­sible au Bon Dieu de trou­ver en France, comme à Sodome et Gomorrhe, aucune âme déci­dée à l’aimer coûte que coûte, bri­sant avec le monde pour ne se livrer qu’à Lui, seule ambi­tion qui tienne, seul amour qui comble ?
Il est impé­ra­tif que nous nous réveil­lions sous peine de tout perdre. Nous devons aujourd’hui nous sen­tir contraints, accu­lés, sous peine de dis­pa­raître com­plè­te­ment, à vivre une vie chré­tienne d’une pro­fon­deur nou­velle, qui soit seule capable de nous pré­ser­ver de la cor­rup­tion triom­phante. N’émergeront encore des voca­tions et des exis­tences pures que si les condi­tions d’une exis­tence catho­lique géné­reuse ont été réso­lu­ment mises en place.

II) N’y avait pas de meilleur sanc­tuaire que Lisieux pour dire aux âmes ces exi­gences de per­fec­tion chré­tienne aux­quelles, plus for­te­ment encore qu’aux géné­ra­tions pré­cé­dentes, elles se trou­vaient accu­lées ? D’autres connaissent la doc­trine thé­ré­sienne bien mieux que moi, mais je sais bien ce grand coup de barre d’optimisme chré­tien qu’elle est venue don­ner au monde en rai­son d’une sain­te­té à 24 ans. Les che­mins de la puri­fi­ca­tion, l’oubli de soi, le triomphe du sacri­fice et de l’amour dans une âme, son iti­né­raire inté­rieur, elle les a par­cou­rus à perdre haleine en si peu d’années que nous nous en frot­tons les yeux.

C’est donc pos­sible ! Elle y est arri­vée et, dans des paroles aux réso­nances inouïes, elle a éle­vé sa voix de jeune fille pour nous dire com­ment nous pou­vons faire pour atteindre éga­le­ment ces cimes. De son exemple et de sa parole, nos âmes empri­son­nées reçoivent un ruis­sel­le­ment inat­ten­du de lumière et d’espérance. Thérèse ou la sain­te­té conquise en si peu d’années, Thérèse ou l’amour de Dieu qui a sou­le­vé si haut une âme !

Quelques uns pen­se­ront sans doute :

« à quoi nous sert-​elle nous qui avons déjà deux, trois ou quatre fois son âge ? Qu’avons-nous com­pris à l’existence et n’avons-nous pas der­rière nous le gâchis de nos ins­tants dissipés ? »

Que ces âmes qui pensent de cette manière sachent bien qu’elles se trouvent dans une erreur dont elles doivent abso­lu­ment sor­tir ! Qu’elles sup­plient sainte Thérèse de leur reti­rer du cœur cet affreux déses­poir qui est à Dieu une plus grande offense que tous les péchés de leur vie ! Comment dou­ter de la puis­sance de Dieu pour vous faire saints à 24, 48, 72 ou 96 ans ? Rien n’est impos­sible à Dieu et l’on doit repous­ser comme une ten­ta­tion du diable toute pen­sée contraire.

C’est pour­quoi il appa­raît bien que cette sainte-​là était bien celle qu’il nous fal­lait parce qu’elle a prou­vé que nos dési­rs d’enfants n’étaient pas irréa­li­sables. Nous étions sages, enfants, de cares­ser ces saintes ambi­tions et l’existence du monde, por­teuse d’une fausse sagesse, nous a ren­dus bien fous de les abandonner.
Mais nous croyons de tout cœur que les bon­tés que Dieu a eu à son égard, Il ne demande main­te­nant qu’à les avoir pour nous. Qui le cherche Le trouve et Le trouve sur­abon­dam­ment ! Il ne donne par­fois l’impression de se déro­ber que pour avi­ver davan­tage dans les âmes le besoin de s’en emparer.

Ce n’était pas le moindre pré­sent que Thérèse lais­sa au monde d’avoir si tôt rem­por­té la plus belle cou­ronne d’une exis­tence. Mais elle a fait davan­tage lorsque par obéis­sance elle a ouvert toute grande son âme aux regards du monde pour que cha­cun puisse y pui­ser libre­ment les secrets grâce aux­quels elle grim­pa si vite et aus­si haut. Et tous ceux qui y sont allés voir ont décou­vert une voie bien simple, à leur por­tée, et qui ne les effraie pas. Il ne fal­lait donc que tant de sim­pli­ci­té pour conduire à tant de sainteté !

Ils ont per­çu aux accents de la poé­sie thé­ré­sienne, la subli­mi­té de ces che­mins inté­rieurs, ils ont pres­sen­ti une beau­té, une liber­té d’âme qui leur a dila­té le cœur et les a encou­ra­gés à se mettre en route à leur tour. N’est-elle pas atti­rante, cette sain­te­té qui n’est rien d’autre fina­le­ment que Dieu qui rem­plit tel­le­ment un cœur de son amour que cet amour n’a plus qu’à débor­der spon­ta­né­ment autour de lui ?

III) Il me semble, mes bien chers frères, à tra­vers le souffle et la force et l’exultation de sa poé­sie, que sainte Thérèse se rat­tache à une lignée de saints dont les accents ont été iden­tiques. Je pense par exemple à la prière embra­sée de saint Louis de Montfort, aux strophes de saint Jean de la Croix chan­tant, du fond de sa pri­son, l’incroyable liber­té obte­nue par l’âme morte au monde et unie à Dieu.
Je retrouve dans les réponses de Jeanne d’Arc au cours de son pro­cès ces mêmes vibra­tions inté­rieures dont on com­prend qu’elles soient capables d’ébranler les cœurs les plus durs et de chan­ger un monde.
Et les uns et les autres s’abreuvent, sans jamais se las­ser, à ce Cantique des Cantiques où le Dieu de l’Ancien Testament, s’Il vou­lait un peu voi­ler Son Amour, avant l’envoi de Son Fils en mis­sion, S’était déjà « trahi ».

La moindre de leurs lignes nous fait com­prendre et nous démontre qu’ils ont pu dési­rer ici-​bas accé­der à une vie, à une liber­té, à une beau­té, à un amour à côté des­quels l’expérience que nous en avons est tel­le­ment déri­soire ! Elle résu­me­rait ain­si leur vie ter­restre en une pré­face du Ciel. Je ne m’essaie pas à recons­ti­tuer celle-​ci parce que j’ai été trop long.
Mais je vous cite Thérèse :

« L’amour, ce feu de la Patrie
Ne cesse de me consumer
Que me font la mort ou la vie ?
Jésus, ma joie, c’est de t’aimer ».

Ces seuls vers ne suffisent-​ils pas à rendre la per­fec­tion dési­rable ? Toute âme aime à aimer et à être aimée. Et Thérèse nous décrit cet Amour de Dieu qui l’étreint, qui la brûle, qui la consume si bien qu’elle est déjà au Ciel sur la terre, par­fai­te­ment indif­fé­rente à se trou­ver sur la terre ou au Ciel puisque sa vie est la véri­table vie que le Bon Dieu a vou­lue pour les hommes dès cette terre. Au fur et à mesure de leur extir­pa­tion, ceux-​ci la découvrent, la gouttent et volent « de clar­té en clarté ».

C’est pour­quoi notre réponse à la crise de l’Eglise, dans l’attachement indé­fec­tible à la Tradition et au Trésor de la messe de saint Pie V, dans l’amour d’une véri­té inté­gra­le­ment conser­vée doit se tra­duire néces­sai­re­ment dans nos exis­tences par la soif de la per­fec­tion qui en sera le cachet authen­tique et infaillible.

Abbé Régis de Cacqueray †

Capucin de Morgon

Le Père Joseph fut ancien­ne­ment l’ab­bé Régis de Cacqueray-​Valménier, FSSPX. Il a été ordon­né dans la FSSPX en 1992 et a exer­cé la charge de Supérieur du District de France durant deux fois six années de 2002 à 2014. Il quitte son poste avec l’ac­cord de ses supé­rieurs le 15 août 2014 pour prendre le che­min du cloître au Couvent Saint François de Morgon.