C’est la première fois de ma vie que je reçois l’insigne grâce de célébrer la messe dans cette basilique. Je désire avant tout en remercier Mgr Lagoutte qui, depuis plusieurs années, nous en ouvre les portes avec beaucoup de gentillesse. Vous vous doutez, mes bien chers frères, que lorsqu’on reçoit, peut-être une fois pour toutes, le privilège d’assurer une prédication en un tel sanctuaire, on voudrait bien avoir remué sa langue non pas sept fois mais soixante dix fois sept fois avant de prononcer le moindre mot, et ne proférer finalement que ceux désirés par le Saint-Esprit. Mu par cette seule volonté de servir de porte – parole au Ciel, j’ai cru bon de vous entretenir d’un mot dont le choix, j’en ai bien conscience, risque d’abord de vous étonner, mais dont en définitive vous pourrez saisir l’importance. Il s’agit du mot « extirpation ». Il vous surprend, mes bien chers frères. Et pourtant, je vous montrerai d’abord pourquoi nos âmes se trouvent dans une tragique nécessité d’être extirpées (I), puis en quoi l’exemple de sainte Thérèse nous apparaît comme le modèle de cette extirpation totalement réussie ( II ) ; nous verrons enfin que le terme infiniment désirable de cette extirpation est la sainteté ( III ).
I) Considérons tout d’abord nos pauvres âmes qui doivent aujourd’hui, pour demeurer fidèles aux promesses de leur baptême, être sans cesse arrachées à une atmosphère quotidienne de putréfaction et de mort qui risque à chaque instant de les souiller et de les flétrir. Comme les vagues de grande marée se succèdent et s’abattent implacables les unes après les autres, ainsi la furie du monde semble capable de submerger par sa violence toutes les âmes et tout ce qui demeure de vie spirituelle, jusqu’à tout noyer sans rémission.
Voilà l’état lamentable de la modernité qui a su venir à bout, par son rejet de Dieu, de toute élévation, de toute contemplation, de toute sainteté. Nous rendons-nous compte, dans ce naufrage de l’humanité, que nous ne sommes que des rescapés ? Bien heureux d’ailleurs si nous le sommes vraiment !
Mais, même rescapés, nous nous savons tout éclaboussés par le vice victorieux qui coule à gros bouillons jusque dans nos maisons. Nos âmes sont-elles donc condamnées à ne faire que survivre, à vivoter comme elles le peuvent dans un christianisme diminué d’où ont à jamais disparu les grandes ardeurs évangéliques ? N’étions-nous pas faites, âmes chrétiennes, pour prendre un élan vigoureux et mener un vol libre qui devait nous conduire à Dieu ? Il semble que nos ailes de perfection aient été coupées et que nous ayons abdiqué.
Que sont devenus les rêves purs de notre enfance où la justice de saint Louis, les chevauchées de Jeanne, les missions de saint François Xavier, l’amour de sainte Thérèse faisaient tressaillir nos cœurs et nous donnaient l’espérance de marcher sur leurs traces où notre sagesse d’enfant distinguait là le seul idéal ? Tout cela était-il faux ? Tout cela était-il vain ? Peu importe si les corps ont vieilli depuis, mais les âmes ? Les âmes ne sont-elles pas aussi toutes racornies, pas bien heureuses de leur destinée, cherchant vite à oublier ce pour quoi elles étaient faites et dont elles se sont détournées ?
Ma question est donc de savoir si nos âmes engoncées dans le matérialisme peuvent encore être arrachées à cette torpeur mortifère et peuvent retrouver les jeunes palpitations généreuses qui ont fait les saints. Et parce que nous croyons en même temps à la puissance de la grâce, plus forte que tous les vices, porteurs de tout le désespoir de la terre, mais également à l’abaissement et à l’hébétude où se trouvent les âmes, nous préconisons cette opération de sauvetage qui nécessite l’aide de Dieu et la coopération de l’homme et que nous avons appelée l’extirpation.
Mes bien chers frères, puissions-nous en comprendre la nécessité ! Il ne s’agit pas d’une question secondaire ! Il y va de notre salut, de la survie du Catholicisme sur cette terre ! ne serait-il bientôt plus possible au Bon Dieu de trouver en France, comme à Sodome et Gomorrhe, aucune âme décidée à l’aimer coûte que coûte, brisant avec le monde pour ne se livrer qu’à Lui, seule ambition qui tienne, seul amour qui comble ?
Il est impératif que nous nous réveillions sous peine de tout perdre. Nous devons aujourd’hui nous sentir contraints, acculés, sous peine de disparaître complètement, à vivre une vie chrétienne d’une profondeur nouvelle, qui soit seule capable de nous préserver de la corruption triomphante. N’émergeront encore des vocations et des existences pures que si les conditions d’une existence catholique généreuse ont été résolument mises en place.
II) N’y avait pas de meilleur sanctuaire que Lisieux pour dire aux âmes ces exigences de perfection chrétienne auxquelles, plus fortement encore qu’aux générations précédentes, elles se trouvaient acculées ? D’autres connaissent la doctrine thérésienne bien mieux que moi, mais je sais bien ce grand coup de barre d’optimisme chrétien qu’elle est venue donner au monde en raison d’une sainteté à 24 ans. Les chemins de la purification, l’oubli de soi, le triomphe du sacrifice et de l’amour dans une âme, son itinéraire intérieur, elle les a parcourus à perdre haleine en si peu d’années que nous nous en frottons les yeux.
C’est donc possible ! Elle y est arrivée et, dans des paroles aux résonances inouïes, elle a élevé sa voix de jeune fille pour nous dire comment nous pouvons faire pour atteindre également ces cimes. De son exemple et de sa parole, nos âmes emprisonnées reçoivent un ruissellement inattendu de lumière et d’espérance. Thérèse ou la sainteté conquise en si peu d’années, Thérèse ou l’amour de Dieu qui a soulevé si haut une âme !
Quelques uns penseront sans doute :
« à quoi nous sert-elle nous qui avons déjà deux, trois ou quatre fois son âge ? Qu’avons-nous compris à l’existence et n’avons-nous pas derrière nous le gâchis de nos instants dissipés ? »
Que ces âmes qui pensent de cette manière sachent bien qu’elles se trouvent dans une erreur dont elles doivent absolument sortir ! Qu’elles supplient sainte Thérèse de leur retirer du cœur cet affreux désespoir qui est à Dieu une plus grande offense que tous les péchés de leur vie ! Comment douter de la puissance de Dieu pour vous faire saints à 24, 48, 72 ou 96 ans ? Rien n’est impossible à Dieu et l’on doit repousser comme une tentation du diable toute pensée contraire.
C’est pourquoi il apparaît bien que cette sainte-là était bien celle qu’il nous fallait parce qu’elle a prouvé que nos désirs d’enfants n’étaient pas irréalisables. Nous étions sages, enfants, de caresser ces saintes ambitions et l’existence du monde, porteuse d’une fausse sagesse, nous a rendus bien fous de les abandonner.
Mais nous croyons de tout cœur que les bontés que Dieu a eu à son égard, Il ne demande maintenant qu’à les avoir pour nous. Qui le cherche Le trouve et Le trouve surabondamment ! Il ne donne parfois l’impression de se dérober que pour aviver davantage dans les âmes le besoin de s’en emparer.
Ce n’était pas le moindre présent que Thérèse laissa au monde d’avoir si tôt remporté la plus belle couronne d’une existence. Mais elle a fait davantage lorsque par obéissance elle a ouvert toute grande son âme aux regards du monde pour que chacun puisse y puiser librement les secrets grâce auxquels elle grimpa si vite et aussi haut. Et tous ceux qui y sont allés voir ont découvert une voie bien simple, à leur portée, et qui ne les effraie pas. Il ne fallait donc que tant de simplicité pour conduire à tant de sainteté !
Ils ont perçu aux accents de la poésie thérésienne, la sublimité de ces chemins intérieurs, ils ont pressenti une beauté, une liberté d’âme qui leur a dilaté le cœur et les a encouragés à se mettre en route à leur tour. N’est-elle pas attirante, cette sainteté qui n’est rien d’autre finalement que Dieu qui remplit tellement un cœur de son amour que cet amour n’a plus qu’à déborder spontanément autour de lui ?
III) Il me semble, mes bien chers frères, à travers le souffle et la force et l’exultation de sa poésie, que sainte Thérèse se rattache à une lignée de saints dont les accents ont été identiques. Je pense par exemple à la prière embrasée de saint Louis de Montfort, aux strophes de saint Jean de la Croix chantant, du fond de sa prison, l’incroyable liberté obtenue par l’âme morte au monde et unie à Dieu.
Je retrouve dans les réponses de Jeanne d’Arc au cours de son procès ces mêmes vibrations intérieures dont on comprend qu’elles soient capables d’ébranler les cœurs les plus durs et de changer un monde.
Et les uns et les autres s’abreuvent, sans jamais se lasser, à ce Cantique des Cantiques où le Dieu de l’Ancien Testament, s’Il voulait un peu voiler Son Amour, avant l’envoi de Son Fils en mission, S’était déjà « trahi ».
La moindre de leurs lignes nous fait comprendre et nous démontre qu’ils ont pu désirer ici-bas accéder à une vie, à une liberté, à une beauté, à un amour à côté desquels l’expérience que nous en avons est tellement dérisoire ! Elle résumerait ainsi leur vie terrestre en une préface du Ciel. Je ne m’essaie pas à reconstituer celle-ci parce que j’ai été trop long.
Mais je vous cite Thérèse :
« L’amour, ce feu de la Patrie
Ne cesse de me consumer
Que me font la mort ou la vie ?
Jésus, ma joie, c’est de t’aimer ».
Ces seuls vers ne suffisent-ils pas à rendre la perfection désirable ? Toute âme aime à aimer et à être aimée. Et Thérèse nous décrit cet Amour de Dieu qui l’étreint, qui la brûle, qui la consume si bien qu’elle est déjà au Ciel sur la terre, parfaitement indifférente à se trouver sur la terre ou au Ciel puisque sa vie est la véritable vie que le Bon Dieu a voulue pour les hommes dès cette terre. Au fur et à mesure de leur extirpation, ceux-ci la découvrent, la gouttent et volent « de clarté en clarté ».
C’est pourquoi notre réponse à la crise de l’Eglise, dans l’attachement indéfectible à la Tradition et au Trésor de la messe de saint Pie V, dans l’amour d’une vérité intégralement conservée doit se traduire nécessairement dans nos existences par la soif de la perfection qui en sera le cachet authentique et infaillible.
Abbé Régis de Cacqueray †