Ce début d’hiver était bien mausÂsade, le ciel blaÂfard donÂnait une petite pluie fine. Et le froid humide, pousÂsé par un tranÂquille vent marin, impréÂgnait tout. Cela faiÂsait plus d’un mois que, depuis le petit pavillon montÂpelÂliéÂrain des Duval, on s’affairait à préÂpaÂrer Noël.
Alisée avait fêté ses treize ans en octobre, Patrice avait marié Sylvie deux mois avant la naisÂsance de leur aînée. Enzo, était arriÂvé, comme conveÂnu, trois ans après. On avait proÂgramÂmé deux enfants, pas plus, et il était heuÂreux que ce second soit un garÂçon. Quadras bien avanÂcés, bienÂtôt quinÂquas, les Duval ne cachaient plus leur ennui, terne et pesant comme le temps. Enfin, ces quatre là vivaient leurs vies cahin-​caha, chaÂcun plus ou moins de son côté.
Le patron de Sylvie, un homme attenÂtionÂné, trop au goût de Patrice, lui avait offert le pont, enfin son lunÂdi. Sortie en début d’après-midi pour les tous derÂniers achats, elle avait confié à son mari, foncÂtionÂnaire à La Poste, la misÂsion d’aller cherÂcher son père aux « Mimosas ».
Jean, 81 ans, soufÂfrait beauÂcoup de la perte de Paule, cinq ans aupaÂraÂvant. On avait venÂdu la maiÂson d’Alès pour le plaÂcer dans cette insÂtiÂtuÂtion, à l’autre bout de Montpellier. Comment un vieil homme aurait pu se débrouiller seul dans une si vaste demeure ? Et puis cela avait perÂmis de remÂbourÂser entièÂreÂment les traites du pavillon. On se plaiÂgnait souÂvent de ne pas avoir les moyens chez les Duval. Mais on comÂmenÂçait à appréÂcier la préÂsence de ce toit, même petit, la crise du logeÂment deveÂnait une réaÂliÂté qu’il falÂlait prendre en compte.
Ce souÂci était, pour Patrice, l’argument pour essayer de mainÂteÂnir l’unité de sa famille, un peu comme on réunit une colÂlecÂtion disÂpaÂrate de bibeÂlots sur une étaÂgère trop étroite, mais telÂleÂment commode.
À 18 heures, Patrice pénéÂtrait dans un hall d’entrée désert. Il avanÂça d’un pas déciÂdé, traÂhisÂsant l’impatience, vers un réfecÂtoire surÂchaufÂfé et où penÂdaient ça et là quelques guirÂlandes un peu défraîÂchies. Là ausÂsi, on savait faire la fête. Il allait très rareÂment voir son beau-​père, c’était la toute preÂmière fois qu’il 2 venait sans sa femme. Il anaÂlyÂsa cette étrange et désaÂgréable odeur qui plaÂnait. « Ces maiÂsons ont touÂjours une odeur bizarre, mais comme on ne reste pas, se dit-​il, on n’y fait pas trop attenÂtion, en fait c’est bien l’odeur de l’urine, des émaÂnaÂtions d’urine couÂvertes par les effluves forÂcées de divers déterÂgents, de l’éther ausÂsi… ».
Tout le monde était déjà à table, le râle d’une petite dame, le léger bruit de fond d’un téléÂviÂseur alluÂmé en perÂmaÂnence et quelques gémisÂseÂments au loin trouÂblaient seuls cette soliÂtude. Assis dans un coin, un corps, tête baisÂsée, attenÂdait. « Jean, c’est Patrice ! » Le grand-​père n’appréciait pas qu’en famille on l’appelât par son préÂnom. Malgré ce détail, tout son très vénéÂrable visage s’illumina d’un trait. Dans ses grandes mains ridées – elles avaient traÂvaillé dur et longÂtemps – il serÂrait un sac plasÂtique dans lequel on pouÂvait aperÂceÂvoir quelques paquets sobreÂment décoÂrés. Sa noble silÂhouette se dresÂsa dans un mouÂveÂment, certes lent, mais très digne. D’un beau souÂrire s’échappa un « Joyeux Noël, Patrice ! » ; tout le réfecÂtoire put l’entendre.
Patrice, agaÂcé d’avoir eu à quitÂter son tout nouÂvel écran plasÂma qu’il n’arrivait touÂjours pas à confiÂguÂrer avec l’ancien matéÂriel, réponÂdit par un petit ricÂtus qui avait bien du mal à souÂleÂver le coin de ses lèvres. Les visites étaient si rares aux « Mimosas », quant aux sorÂties, mieux valait ne pas y penser.
L’an derÂnier les Duval avaient pasÂsé leur Noël en Tunisie… Heureusement qu’ils avaient fini par annuÂler la Thaïlande cette année, l’augmentation du pétrole, la taxe Chirac, la chute de leur pouÂvoir d’achat et les dépenses non négliÂgeables de ce Noël avaient réusÂsi à mettre un terme à cette posÂsible fuite hiverÂnale. En outre, Patrice un peu trouillard n’appréciait ni l’avion, ni les tsuÂnaÂmis. Mais offiÂcielÂleÂment, c’était le souÂci souÂveÂrain de limiÂter le réchaufÂfeÂment cliÂmaÂtique, qui leur avait fait renonÂcer à emprunÂter l’avion pour un bien long périple.
Le vieil homme, quelqu’en fut la vériÂtable raiÂson, en était vraiÂment bienÂheuÂreux, il allait sorÂtir retrouÂver les siens. Son gendre avait malÂheuÂreuÂseÂment oublié le paraÂpluie préÂpaÂré par Sylvie ; ainÂsi les deux hommes, têtes nues, rejoiÂgnirent dans cette bruine incesÂsante et pénéÂtrante le petit, mais très sporÂtif, coupé-​décapotable bleu nuit. « Dommage qu’elle soit coréenne », se dit son proÂpriéÂtaire ; il se faiÂsait souÂvent la remarque lorsqu’il pasÂsait devant lui.
La voiÂture s’arrêta devant ce plain-​pied dégouÂliÂnant de guirÂlandes élecÂtriques. Patrice avait pasÂsé pluÂsieurs demi-​journées à remÂplaÂcer une parÂtie du matéÂriel des années préÂcéÂdentes et à tout reconÂnecÂter. C’était peut-​être d’un goût disÂcuÂtable ; enfin les voiÂsins n’avaient pas son sens de la syméÂtrie, inné chez les Duval. La pluie avait cesÂsé, mais le ciel demeuÂrait désesÂpéÂréÂment bouÂché ; le froid comÂmenÂçait alors à piquer douÂceÂment leurs pomÂmettes. Trois pas après avoir pousÂsé son porÂtillon, Patrice fouillant nerÂveuÂseÂment ses poches en sorÂtit un gros trousÂseau de clefs. Ils entrèrent.
Alisée, l’oreille colÂlée à son téléÂphone porÂtable se faiÂsait entendre depuis sa chambre. « Un Iphone, expliÂqua fièÂreÂment Patrice au grand-​père, grâce à ta fille on en a tous un. Elle est chamÂpionne pour faire la queue et rapÂporÂter tout ce qu’il y a de plus tenÂdance. Ça coûte, enfin juste un petit créÂdit, mais pour nous c’est que du bonÂheur. » On se plaiÂgnait souÂvent de ne pas avoir les moyens chez les Duval, mais heuÂreuÂseÂment, le créÂdit était touÂjours prêt à serÂvir leur bonÂheur. « Leur échelle du bonÂheur, penÂsa Jean, s’est encore bien abaisÂsée cette année… Oseront-​ils la retourÂner comÂplèÂteÂment ? Ce pauvre Patrice croit-​il vraiÂment tout ce qu’il raconte ? Pauvre garÂçon, il a l’air si faux, faux de cette fausÂseÂté qu’on retrouve dans les expresÂsions des acteurs de séries améÂriÂcaines. ».
Mme Duval, selon un rituel bien étuÂdié et empreint d’une sourde fréÂnéÂsie, devait encore arpenÂter les allées giganÂtesques et surÂpeuÂplées d’une grande surÂface, vériÂtables temples de la consomÂmaÂtion, ou faire encore la queue pour payer son bonÂheur. La petite famille avait déjà pasÂsé tout son dimanche après-​midi dans les zones comÂmerÂciales du sud de Montpellier. Le bonÂhomme rouge, qu’on voyait parÂtout, était un outil comÂmerÂcial, auprès des petits et des grands, d’une perÂforÂmance inégaÂlable. Mais hier, avec le couÂpé décaÂpoÂtable, on avait tout juste pu plaÂcer les enfants à l’arrière. C’est drôle comme Sylvie senÂtait son énerÂgie décuÂpler en fréÂquenÂtant ces grands espaces, aux comÂmandes de cet énorme panier à quatre roues. Elle devait ausÂsi pasÂser récuÂpéÂrer Enzo à la pisÂcine, elle aurait encore du retard. Il n’aimait pas trop la nataÂtion, mais Sylvie avait jugé qu’un peu d’exercice dans ce club était nécesÂsaire pour son garçon.
On n’imposait pas grand-​chose aux enfants chez les Duval, mais à 10 ans on ne devait tout de même pas resÂter en perÂmaÂnence planÂté devant un écran. De plus, elle ne pouÂvait pas attendre de Patrice qu’il sacriÂfiât un peu de temps pour son fils ; il est touÂjours trop pris, trop occuÂpé. Au fond d’elle-même, elle aurait souÂhaiÂté un troiÂsième, mais deux enfants, c’était déjà bien du souÂci. En outre, les Duval estiÂmaient qu’ils donÂnaient déjà bien assez de temps et d’argent pour ces deux-​là . Les études arriÂveÂraient vite et leur réusÂsite obliÂgaÂtoire vienÂdrait rétriÂbuer tous les efforts de leurs parents et satisÂfaire un orgueil que ces derÂniers jugeaient légitime.
Pour satisÂfaire l’appétit materÂnel de Sylvie, les Duval avaient comÂmanÂdé, pour 1 200 €, un chien sur interÂnet, on irait le cherÂcher le lenÂdeÂmain de Noël. En 2007, la lettre C tomÂbait à pic, elle l’avait donc tout natuÂrelÂleÂment préÂnomÂmé « Chouchou ». « Le Lagotto Romagnolo, c’est très tenÂdance, en plus il trouve les truffes dans ton jarÂdin », avait conseillé Sophie, la proÂpriéÂtaire de la grosse maiÂson vert pâle, juste à l’entrée de l’allée des cyprès. « Nos truffes nous remÂbourÂseÂront peut-​être la mise, s’imaginait Patrice, on en trouÂveÂra bien dans le lotisÂseÂment. Oui, parce qu’on a peu de chance d’en trouÂver sur les 150 m² « rounÂduÂpés » qui entourent le pavillon. On n’a même pas de quoi insÂtalÂler la petite pisÂcine hors sol en P.V.C. des couÂsins d’Évreux. ».
On se plaiÂgnait souÂvent de ne pas avoir les moyens chez les Duval, les moyens du bonÂheur. Il y avait chez eux comme une culture du resÂsenÂtiÂment. On désiÂrait ce qu’avait l’autre ou ce qu’il penÂsait peut-​être acquéÂrir et qu’on avait pas. On craiÂgnait ausÂsi que l’autre ne s’emparât du temps, de l’espace et de tout ce qu’on eût pu avoir de mieux que lui. On se perÂsuaÂdait que l’autre vous en vouÂlait, qu’il en vouÂlait cerÂtaiÂneÂment à ce que vous aviez ou à ce que vous auriez pu avoir. Quant à ce qu’on était… il ne falÂlait pas prendre le risque de s’y attarÂder, ne serait-​ce qu’un quart de minute. Jean s’était assis dans le séjour, tout près du sapin de Noël. D’ailleurs, était-​ce un vrai sapin ? Il touÂcha quelques épines qui émerÂgeaient encore d’une monsÂtrueuse avaÂlanche mulÂtiÂcoÂlore de décoÂraÂtions. « Non ces épines bleu nuit, tiens comme la voiÂture, se dit-​il en lui-​même, c’est de l’artificiel ; c’est drôle d’arriver encore à vivre dans un monde entièÂreÂment faux !»
Patrice au bout de la pièce, se trouÂvait à genoux devant un grand écran. Il était entouÂré de carÂtons, de fils et de divers papiers, tout essoufÂflé et très énerÂvé, il venait de racÂcroÂcher le comÂbiÂné. « Aaah, non, non et non, grogna-​t-​il. Et cette hotÂline qui ne vaut rien ! Qu’est-ce qu’ils fichent donc aujourd’hui ! C’est Noël et on aurait ni télé, ni DVD, ni jeux, ni interÂnet, ni Hi-​fi … ». Mieux valait ne pas le déranÂger du tout.
Après quelques bruits sourds et un éclat de voix depuis la porte d’entrée, Jean ouvrit à sa fille et à son petit-​fils. Derrière un amas impresÂsionÂnant d’emballages, on voyait tout juste dépasÂser quelques mèches auburn, bien en place. « On peut m’aider ? », lança-​t-​elle haleÂtante. « Bien sûr ! réponÂdit Jean, Joyeux Noël Sylvie ! Joyeux Noël Enzo ! » « Ah, Papa, tu es là ! », dit-​elle, en lui confiant la preÂmière parÂtie de ses trouÂvailles, pour reparÂtir cherÂcher le reste dans sa voiture.
Enzo muet et l’air renÂfroÂgné, bonÂnet sur la tête et sac de sport en main, fila dans sa chambre. On entenÂdit la porte claÂquer, quelques objets voler, puis plus rien, puis quelques sons rauques à striÂdents, accomÂpaÂgnés de sauts de cabris. Patrice n’avait même pas levé les yeux vers son épouse. Et du côté de chez Alisée, on entenÂdait touÂjours le même débit de paroles, souÂvent entreÂcouÂpé d’étranges glousÂseÂments cenÂsés expriÂmer, à la place des mots, des états d’âme d’une proÂfonÂdeur abyssale.
Vers 21 heures, après avoir réusÂsi à arranÂger tous ses plats et s’être fait aider par son père pour dresÂser une très belle table, Sylvie appeÂla tout son monde. Il falÂlut encore attendre une bonne vingÂtaine de minutes pour qu’Alisée terÂmine son coup de fil, qu’Enzo trouve le bon moment pour mettre sur pause sa console de jeu et que Patrice remÂballe l’écran plasÂma. On manÂgeait assez rareÂment tous à la même table et au même moment chez les Duval. « J’aime pas l’froid gras, gromÂmeÂla Enzo ! » « J’en prenÂdrai pas non plus !, contiÂnua Alisée, ça fait grosÂsir, c’est Cynthia, elle l’a lu sur interÂnet. » « Même que Momo dit qu’faudrait jamais en manÂger, arguÂmenÂta Enzo, c’est interÂdit d’manger du pâté qui dit. Et l’froid gras, c’est du pâté. Lui il a d’la r’ligion. » « C’est bon les jeunes, réponÂdit Sylvie, je vous ai pris du surÂimi au homard, et avec mon ketÂchup bio, c’est sain, c’est minÂceur et c’est fesÂtif. » « J’aime pas ton ketÂchup bio, j’préfère l’autre, » répliÂqua Enzo. « Moi ausÂsi je prenÂdrai de ce homard, pourÂsuiÂvit Patrice – touÂché, non par l’argument ‘bio’, ni par l’interdit reliÂgieux, mais par le conseil diéÂtéÂtique – j’en prenÂdrai avec de la mayo. »
Au dehors, la temÂpéÂraÂture chuÂtait. Soudain, au moment même où la viande sorÂtait du four élecÂtroÂnique, un bruit épouÂvanÂtable et glaÂcial retenÂtit, c’était l’Iphone d’Alisée. « Génial ! C’est Ugo, s’écria-t-elle en reparÂtant vers sa chambre, il m’appelle de son Iphone, et il m’envoie des phoÂtos, Ouah… Génial ce mec ! » « J’ai pas fait de dinde aux marÂrons, c’est rinÂgard, affirÂma Sylvie forÂçant le souÂrire jusqu’à la griÂmace, j’ai fait dans l’exotisme, gigot d’autruche à l’ananas, c’est que du soleil, que du bonÂheur ! » « On verÂra bien !, répliÂqua sècheÂment Patrice – le regard fixé sur l’énorme carÂton de l’écran plasÂma – D’ailleurs… » « Des autruches, dit Enzo – en couÂpant la parole à son père – y’en aurait pas dans un des jeux qu’Papa m’a offert pour c’Noël ? C’est la grosse bouÂcheÂrie dans c’jeu et j’fais un carÂton d’enfer ! »
Le mot ‘carÂton’ assoÂcié à ‘enfer’ fit à nouÂveau tourÂner les yeux de Patrice vers l’écran remÂbalÂlé. « Soit je le rapÂporte, soit je change tout le matéÂriel, dit-​il d’une voix laisÂsant paraître un insouÂteÂnable senÂtiÂment de déréÂlicÂtion, domÂmage que ce ne soit pas ouvert demain ! » La maîÂtresse de maiÂson découÂpa son gigot et serÂvit d’abord Enzo, qui plonÂgea l’index dans la viande. « C’est pas cuit ! J’me fais un hamÂburÂger ! » Il sorÂtit de table, prit du réfriÂgéÂraÂteur une grosse bouÂteille de soda et un sachet gonÂflé d’une forme arronÂdie Il plaÂça ce derÂnier dans le four à micro-​ondes, en claÂqua la porte et au bout de quelques minutes, après un léger son numéÂrique, ouvrit la porte de l’appareil, en sorÂtit du bout des doigts la chose, puis rejoiÂgnit sa chambre d’où l’on entenÂdit à peu près les mêmes sons qu’auparavant.
Patrice quitÂta lui ausÂsi la table pour aller se vauÂtrer nonÂchaÂlamÂment dans le canaÂpé au milieu des cousÂsins, feuilleÂtant, d’un regard las, une pile de cataÂlogues et de revues inforÂmaÂtiques. « Dire que j’aurai pu tout connecÂter à interÂnet…, poussa-​t-​il, demain tout est ferÂmé, fauÂdra remonÂter l’ancien sysÂtème… » Son épouse reprit le plat. « C’est bien la peine de faire monÂter une cuiÂsine derÂnier cri, moi qui rafÂfole de l’ananas, c’est bon pour la ligne, en plus l’autruche c’est minÂceur.»
Jean resÂtait seul attaÂblé, seul comme aux « Mimosas ». Une grande serÂviette blanche était joliÂment nouée autour de son cou de seiÂgneur, ses mains terÂmiÂnées par de longs doigts, sageÂment disÂpoÂsées de chaque côté d’une assiette carÂrée, couÂleur vert pomme, désesÂpéÂréÂment vide. Puis, de ses grands yeux noirs de grosses larmes couÂlèrent, couÂlèrent. Il aurait bien vouÂlu que cela cesse, mais un frisÂson inconÂtrôÂlable s’emparait de toute sa chair. Effaré de ce qu’il voyait et entenÂdait depuis plus de trois heures, il pleuÂrait, pleuÂrait jusqu’aux sanÂglots, tout en mainÂteÂnant sa digniÂté de patriarche déchu.
Le maître de maiÂson, touÂjours molÂleÂment affaÂlé près du gros carÂton, faiÂsait mine de ne rien voir et de ne rien entendre. L’attitude resÂpecÂtive de ces deux hommes, que seuls quelques mètres sépaÂraient, jurait furieuÂseÂment. Dans la cuiÂsine, Sylvie savait. « Son cadeau, pensa-​t-​elle, on ne lui a pas préÂsenÂté son cadeau. » Elle pasÂsa devant son père, en l’évitant soiÂgneuÂseÂment du regard et après avoir glisÂsé quelques mots à l’oreille de son mari, le sorÂtit genÂtiÂment de sa torÂpeur. Rentrée à la cuiÂsine comme elle en était sorÂtie, Sylvie s’affairait à ratÂtraÂper son erreur de proÂgramÂmaÂtion. Patrice, l’oeil vif, souÂleÂva ce corps encore svelte, qu’il obliÂgeait à un jogÂging hebÂdoÂmaÂdaire de 20 minutes.
Il appeÂla sa femme et ses enfants. Après les quelques groÂgneÂments habiÂtuels, Enzo le regard vide et Alisée la tête encore ailleurs arriÂvèrent dans le séjour. Sylvie le tablier dans la main gauche se tenait dans l’encadrement de la porte. « On ne t’a pas oublié, dit-​elle à son père d’une voix sûre cherÂchant à réconÂforÂter ; pour nous, on n’a pas pu attendre, on a tout ouvert à midi, avant le repas. On a encore fait des folies cette année, mais ce n’est pas tous les jours Noël. Nos deux banques font des proÂmos symÂpas sur les crédits-​consommation. Patrice t’a trouÂvé quelque chose qui va épaÂter tout le monde aux « Mimosas », c’est super, que du bonÂheur, tu vas voir… » « Ils ne devraient pas, se dit le grand-​père, ils se plaignent si souÂvent de ne pas avoir les moyens. »
Elle avanÂça vers le sapin, se baisÂsa pour prendre le derÂnier cadeau qui jouxÂtait un sac en plasÂtique. Les yeux mouillés de son père lui indiÂquèrent d’apporter ausÂsi ce sac en plasÂtique. Jean ouvrit le très graÂcieux paquet pour en sorÂtir une boîte sous film plasÂtique et sur laquelle se trouÂvait la phoÂtoÂgraÂphie d’un appaÂreil qu’il n’avait encore jamais vu. Il savait bien ce qu’était un ordiÂnaÂteur. À Alès avec Paule, ils allaient deux heures par semaine au club inforÂmaÂtique des anciens. Mais ce petit appaÂreil, à quoi pouvait-​il bien serÂvir ? « C’est un G.P.S. Jean ! Partout où tu vas, tu sais où tu es ! Et celui-​là , c’est la derÂnière généÂraÂtion ! Aux « Mimosas », tu vas avoir du sucÂcès ! C’est top, pas vrai ?»
Patrice était un peu menÂteur. C’est préÂciÂséÂment parce que l’appareil n’était pas de la derÂnière généÂraÂtion qu’il n’avait pas ouvert l’emballage. Ses colÂlègues de traÂvail le lui avaient offert au mois de sepÂtembre, au cours de la petite fête à l’occasion d’une proÂmoÂtion qui le faiÂsait chanÂger de serÂvice. Jean sorÂtit un grand mouÂchoir tout blanc, à son extréÂmiÂté tout en bas on disÂtinÂguait netÂteÂment les lettres J et M, broÂdées à la main. « C’est tout Maman !, penÂsa Sylvie, elle savait traÂvailler ; pour Papa c’est sûreÂment un souÂveÂnir qu’il chéÂrit tenÂdreÂment. »
Le vieil homme s’essuya paiÂsiÂbleÂment la figure, en desÂcenÂdant depuis ses grands yeux noirs jusqu’au bas de ses longues joues pâles et émaÂciées. Un beau souÂrire ensoÂleilla à nouÂveau ce noble visage. Il souÂhaiÂta à tous, une fois de plus, un « Joyeux Noël ! » et remerÂcia avec tenÂdresse son gendre, sa fille et ses petits-​enfants pour ce préÂsent qu’il n’ouvrit pas. Qu’allait-il donc bien faire de cette chose, lui qui savait depuis si longÂtemps d’où il venait, où il était et où il allait, en un mot qui il était. « C’était cela être mûr – on dit adulte aujourd’hui -, corrigea-​t-​il en lui-​même. Ce G.P.S., comme ils l’appellent, semble bien faire tourÂner les têtes des adultes. Et quand on a la tête qui tourne, on ne sait plus d’où l’on vient, où l’on est et où l’on va parce qu’on a oublié qui l’on était. » « Il est comÂplèÂteÂment Has-​been son truc, chuÂchoÂta Enzo à sa soeur, un an d’retard au moins. »
Mais tout le monde avait mainÂteÂnant les yeux fixés sur le sac en plasÂtique que les longs doigts de Jean avaient déliÂcaÂteÂment récuÂpéÂré. « Moi ausÂsi, dit le grand-​père, je ne vous ai pas oubliés. » Il sorÂtit quatre paquets habillés d’un embalÂlage de couÂleur difÂféÂrente pour chaÂcun, un vert, un blanc, un bleu et un jaune, puis un sachet, simÂpleÂment mais très déliÂcaÂteÂment enveÂlopÂpé d’un papier rouge carÂmin, et plaÂça le tout derÂrière son dos, sur le petit guéÂriÂdon d’Alès. « Avant d’ouvrir, contiÂnua Jean, permettez-​moi quelques mots. »
Ses beaux yeux noirs firent d’abord un ample tour d’horizon, il prit son temps dans le silence pour déviÂsaÂger chaÂcun. « Il y a très longÂtemps, ce 24 décembre en Palestine, reprit-​il, tout au bout de la Méditerranée, un homme du nom de Joseph et une très jeune femme du nom de Marie entraient dans une petite ville de Juda, Bethléem. Il devait alors faire ausÂsi froid que cette nuit, pas un nuage ne couÂvrait le ciel. Seule une étoile inhaÂbiÂtuelle comÂmenÂçait à poinÂter dans cette obsÂcuÂriÂté. Marie était sur le point de donÂner naisÂsance à l’Enfant que Dieu avait miraÂcuÂleuÂseÂment conçu en elle. Un ange, du nom de Gabriel, l’avait préÂveÂnue. Se donÂnant tout entière à Dieu, elle accepÂta ce don et ses terÂribles conséÂquences. L’Enfant-Dieu avait pour tâche de venir en ce monde pour sauÂver les hommes du mal qu’ils font et du bien qu’ils ne font pas. Joseph, quant à lui, reçut la misÂsion de proÂtéÂger l’Enfant et sa mère, il s’en charÂgea magniÂfiÂqueÂment. Convoqués par les autoÂriÂtés romaines pour le recenÂseÂment, ils avaient là de la famille. Joseph penÂsait trouÂver faciÂleÂment un toit ; les habiÂtants de ces demeures cosÂsues auraient ausÂsi pitié de cette future maman. On fesÂtoyait, bien au chaud ; mais pour Marie, Joseph et le bébé qui venait, il n’y avait plus de place. On n’était pas vraiÂment heuÂreux dans ces maiÂsons, on essayait de le paraître en parÂlant fort et en manÂgeant, en buvant et en danÂsant. Ces claÂmeurs, cette ambiance tumulÂtueuse tranÂchaient avec le silence et la nuit, le froid et la soliÂtude à l’extérieur. Il falÂlait se disÂtraire pour oublier l’humiliation de l’occupation romaine. Après tout, sans ces romains, on ne ferait peut-​être pas la fête cette nuit-​là . Beaucoup d’autochtones s’arrangeaient bien intéÂrieuÂreÂment de cette préÂsence étranÂgère au fond assez proÂpice et lucraÂtive. Mais il falÂlait faire bonne figure et s’en plaindre assez réguÂlièÂreÂment, c’était la règle. En fait, il n’y avait plus de place à cause des romains et ausÂsi à cause des disÂtracÂtions qu’on s’imposait pour feindre d’ignorer leur joug. Finalement, on ne pouÂvait plus disÂcerÂner si l’on faiÂsait la fête grâce à leur occuÂpaÂtion ou pour l’oublier. Après avoir frapÂpé à toutes les portes, aucune ne s’était ouverte pour Marie et Joseph. Une femme enceinte, il aurait falÂlu s’en occuÂper un peu ; on ne gâche pas la fête avec ce genre de souÂcis. »
Suspendant le récit, il se tourÂna vers Sylvie. « Maintenant, poursuivit-​il, j’ai une quesÂtion pour ma chère fille, qu’as-tu fait de la crèche de ta Maman ? » « C’est quoi une crèche ?, répliÂqua Enzo, c’est quoi c’t hisÂtoire de Grand-​père ? » « On a perÂdu le petit Jésus, rétorÂqua Sylvie, c’est pour cela que je ne l’ai pas insÂtalÂlé au pied du sapin. Sans le petit Jésus, cela n’a pas de sens ! » « Le petit Jésus ? s’exclama Enzo, la crèche ? C’est pas cool… Le petit Jésus, c’est l’bébé d’Grand-père ? » « Oui, réponÂdit Patrice, le petit Jésus, c’est l’Enfant de Marie et le Fils de Dieu, on ne t’a pas appris cela à l’école… C’est fou, on ne leur apprend plus rien dans ces fichues écoles. On paie quand même assez d’impôts pour qu’on leur enseigne un miniÂmum, un miniÂmum de culture tout de même. » « Paa’t, laisse donc Papa parÂler, non attenÂdez, je vais cherÂcher la crèche. »
Madame Duval se leva, rapÂporÂta d’abord son gigot d’autruche à l’ananas sur la table, prit un escaÂbeau pour le plaÂcer au pied du grand plaÂcard de l’entrée. Tout en haut sur la pointe des pieds, après avoir souÂleÂvé diverses choses, elle réusÂsit à faire glisÂser hors de l’étagère une vieille boîte à chausÂsure. Pendant cette acroÂbaÂtie pousÂsiéÂreuse, mais généÂreuse, tout le monde se serÂvait. « On n’a plus le petit Jésus, remarqua-​t-​elle, il a vraiÂment disÂpaÂru ! Il était pourÂtant si joli le petit Jésus, Maman y apporÂtait tant de soin. »
La dinde « exoÂtique et minÂceur » eut du sucÂcès auprès de tous, peut-​être ausÂsi à cause de l’histoire de Jean et de ses mysÂtéÂrieux cadeaux. « Maintenant, il est temps d’ouvrir, dit le grand-​père, en donÂnant à chaÂcun son paquet. »
Le bleu fut pour Enzo, le blanc pour Alisée. Jean tenÂdit le vert à Patrice et le jaune à Sylvie. « Une petite maiÂson, s’étonna Enzo qui avait été le plus rapide à l’ouverture. Elle n’a pas d’porte ta maiÂson, Grand-​père ! Pas d’fenêtre, non plus ! » Jean, de ses grands doigts, avait très adroiÂteÂment confecÂtionÂné quatre petites maiÂsons de carÂton, chaÂcune de la couÂleur de leur embalÂlage. Alisée faiÂsait la moue, elle ne s’attendait pas à grand-​chose de la part du grand-​père, la penÂsion des « Mimosas » ne lui perÂmetÂtait pas de concurÂrenÂcer le budÂget de Noël des Duval, et puis, elle avait quand même pasÂsé l’âge des maiÂsons de pouÂpées. Avec son Iphone et ses vêteÂments de marque, façon Star’ac, le grand-​père aurait dû remarÂquer qu’elle était déjà vraiÂment une femme, enfin une femme presque pour tout…
Enzo avait déjà de grands proÂjets pour ce bunÂker bleu, on verÂrait bien s’il était assez solide dans le champ de bataille des monsÂtrueuses figuÂrines tirées de ses jeux de rôles favoris.
Sylvie et Patrice, à l’autre bout de la table, étaient désemÂpaÂrés. « Il pleure comme je ne l’ai jamais vu pleuÂrer, même au décès de Maman il n’a pas pleuÂré comme cela, et le voiÂlà nous offrir d’étranges maiÂsons en carÂton… », glissa-​t-​elle à son époux. Le mot ‘carÂton’ était deveÂnu défiÂniÂtiÂveÂment insupÂporÂtable aux oreilles de Patrice. « Je croyais que le suiÂvi médiÂcal était corÂrect là -​bas, chuchota-​t-​il, il ne nous ferait quand même pas une petite Alzheimer, ton vieux ? Ça va faire exploÂser la penÂsion… Et puis, ils n’en vouÂdront peut-​être plus aux « Mimosas » ! Nous, on n’a vraiÂment pas les moyens. Toute sa retraite et toutes ses écoÂnoÂmies sont déjà englouÂties par ce gouffre. Tu as vu, en plus, on ne pourÂra même pas le rameÂner ce soir, il comÂmence à neiger.Les enfants, dit-​il en éleÂvant la voix, il neige, c’est Noël ! »
Alors Jean sorÂtit du petit sachet rouge carÂmin une paire de ciseau en or et s’adressa aux enfants, Sylvie et Patrice tenÂdirent attenÂtiÂveÂment l’oreille. « Les ciseaux de couÂture de votre grand-​mère ! Pour bien se préÂpaÂrer à Noël ma petite Alisée, mon petit Enzo, nous devons tous nous demanÂder si nous sommes prêts à ouvrir la porte de notre coeur au petit Jésus qui vient dans ce monde parce qu’Il nous aime et qu’Il veut nous sauÂver. Nous sommes dans cette nuit de Noël et la pluÂpart des hommes ne sont pas prêts. Cela fait des semaines qu’on dépense beauÂcoup d’argent, qu’on s’encombre de boîtes luxueuÂseÂment parées, qu’on a la tête et le coeur pris par les mesÂsages publiÂciÂtaires de toutes sortes et les désiÂrs qu’ils susÂcitent. Mais se préÂpaÂrer à désiÂrer Jésus dans cette pauÂvreÂté vouÂlue par Dieu lui-​même, perÂsonne n’y pense plus. Un coeur pauvre, c’est un coeur tout prêt à receÂvoir le petit Jésus pour Le voir, Le contemÂpler et vivre avec Lui d’un bonÂheur tout simple pour touÂjours. Cela, c’est Jésus qui nous l’a proÂmis Lui-​même ! Tout à l’heure, votre Maman disait qu’une crèche sans le petit Jésus, cela n’a pas de sens. Elle a bien raiÂson ! J’irai plus loin, un Noël sans le petit Jésus, cela n’a aucun sens ! »
Sylvie s’était accrouÂpie devant le sapin, son esprit savouÂrait les paroles de son père tanÂdis qu’elle disÂpoÂsait minuÂtieuÂseÂment les vingt-​deux très belles figuÂrines de la crèche, enfin dix-​huit puisqu’on avait perÂdu le petit Jésus et que de toutes façons, il n’arrivait pas avant minuit. Il y avait ausÂsi les trois rois mages, qu’on n’installe qu’avec la galette. Là ausÂsi, Sylvie avait du mal à garÂder ses repères, cela faiÂsait déjà presque quinze jours qu’il y avait des galettes des rois au rayon « pâtisÂseÂrie ». Personnages et aniÂmaux retrouÂvaient un à un la place que Paule, sa mère, lui avait apprise.
« Cette nuit, contiÂnua Jean, est la plus belle nuit du monde pour qui sait ouvrir grand la porte de son coeur, grand ouvert comme cette pauvre étable à la sorÂtie de Bethléem. Ils s’arrêtèrent là , il n’y avait perÂsonne, pas même une porte à pousÂser. Joseph netÂtoya somÂmaiÂreÂment l’endroit le plus recuÂlé, bien abriÂté des couÂrants d’air, tout près d’un âne et d’un boeuf. Il arranÂgea quelques larges planches déjà fixées à hauÂteur de tête, juste au desÂsus des bêtes. Il y disÂpoÂsa déliÂcaÂteÂment le meilleur foin pour garÂnir la couche de Marie, la sainte Vierge. Seule l’étoile qui granÂdisÂsait juste au desÂsus de l’étable venait éclaiÂrer cette nuit ténéÂbreuse. Et la future maman savait déjà qu’en cette heure, l’Enfant-Dieu, avant même de naître ici-​bas, serait rejeÂté hors de la ville pour venir au monde dans ce pauvre bâtiÂment, froid et soliÂtaire. Il vient éclaiÂrer nos ténèbres et réchaufÂfer nos coeurs durs et froids comme la glace. Mes petits enfants, notre coeur est peut-​être ausÂsi comme les maiÂsons ferÂmées de Bethléem, comme ces petites maiÂsons de carÂtons que vous tenez entre vos mains. Elles ont un toit, mais elles sont ferÂmées sur elles-​mêmes, sur leurs ténèbres, sur leur égoïsme et leur ignoÂrance. Elles n’ont pas de place pour Jésus, elles n’ont de place pour perÂsonne. En ont-​elles d’ailleurs vraiÂment pour ceux qui les peuplent ? Ceux-​là deviennent ausÂsi l’ombre d’eux-mêmes, parce que ces pierres sont bien trop préÂocÂcuÂpées par ce qui les occupe. Ce ne sont plus les romains, mais ici un téléÂphone porÂtable, là une console de jeux et internet. »
« Mais Grand-​père, rétorÂqua Alisée, ce sont mes amis, mes amis ! l’Iphone… » « Ma petite, demanÂda le grand-​père – elle n’aimait pas ce mot ‘petite’ – ma petite, tout cela, c’est pour ton plaiÂsir, n’est-ce-pas ? Si je te demanÂdais ton téléÂphone pour que tu reprennes celui que Maman t’a offert l’an pasÂsé, tu te souÂviens juste avant de pasÂser me voir aux « Mimosas », me le laisserais-​tu ? » « Ah non ça jamais ! répliqua-​t-​elle viveÂment, il est à moi, et puis c’est pas un téléÂphone, c’est un Iphone, c’est bien mieux ; je ne peux plus me pasÂser de lui, tous mes amis me l’envient. Et je comÂmuÂnique, j’peux tout faire avec. En plus, t’as vu sa petite housse mauve, ses jolis pomÂpons, c’est un amour ! Oui, lança-​t-​elle, bien sûr, c’est pour mon plaiÂsir ! »
« Alisée, il t’occupe, il t’embarrasse, il te mange, tu n’es plus libre, assuÂra Jean. Et tu n’as plus de place dans ton coeur ni pour le petit Jésus, ni pour perÂsonne d’autre, c’est lui et encore bien d’autres briÂcoles qui prennent presque toute la place, laisÂsant pour l’instant ce qu’ils tolèrent encore de toi. Quand il n’y a plus de place libre, alors on est riche et plein de ce qu’on ne veut pas être, on est esclave et vide de ce que l’on devrait être. Non, ce qui te préÂocÂcupe, parce tout cela t’occupe, n’est guère estiÂmable. Bien sûr, tu cherÂcheÂras tous les moyens pour oublier que ces objets, ces vêteÂments t’aveuglent, qu’ils réusÂsissent peu à peu à t’isoler, à t’anéantir et à te rendre malÂheuÂreuse et tu finiÂras, si ton ombre demeure, par ne plus la soufÂfrir, par essayer d’oublier tout ce que tu es vraiÂment, comme ces maiÂsons de Bethléem. »
Enzo, encore bien jeune, se douÂtait bien de tout cela. Il ne saiÂsisÂsait pas tout ce que son grand-​père disait à sa soeur, mais il penÂsait avoir comÂpris ; il senÂtait bien que depuis qu’il avait cette console de jeux et l’accès interÂnet dans sa chambre, il ne voyait presque plus ses copains, il n’en avait plus le goût. La préÂsence de Papa, de Maman, d’Alisée l’agaçait ausÂsi touÂjours plus. Enzo leva alors les yeux vers son aïeul. « Il faut, déclara-​t-​il en phiÂloÂsophe, ouvrir des fenêtres pour voir et une grande porte pour laisÂser entrer le petit Jésus et tous ses amis, Grand-​père ! Et tant pis si on est tromÂpé, l’important c’est de donÂner, c’est de cherÂcher à faire plaiÂsir et non pas à se faire plaiÂsir. »
« Donne-​moi tes ciseaux d’or grand-​père, les ciseaux de grand-​mère, les ciseaux du petit Jésus, réclaÂma douÂceÂment Alisée après avoir éteint la petite chose emmiÂtouÂflée dans le mauve. Je vais ouvrir une grande porte dans ma maiÂson blanche et deux fenêtres toutes rondes. »
« Ces petits ciseaux coupent très bien, ils peuvent faire mal, contiÂnua le grand-​père, si tu ouvres la porte et les fenêtres de ton coeur, en donÂnant ton temps, en sacriÂfiant de petits plaiÂsirs pour faire plaiÂsir tu pourÂras avoir mal, comme Jésus a eu mal en venant vivre au milieu des hommes, comme tu as pu avoir mal en éteiÂgnant ce téléÂphone. Mais ces ciseaux te donÂneÂront ce qu’il y a de meilleur en ce monde, la préÂsence de Jésus qui ne disÂpaÂraît jamais d’elle-même, son amour qui ne trompe perÂsonne. C’est le secret du bonÂheur. Ces ciseaux sont en or parce qu’ils sont les ciseaux de la pauÂvreÂté, de cette attenÂtion à touÂjours laisÂser la meilleure place dans notre coeur à Celui que nous attenÂdons cette nuit. »
« Mais Maman a dit qu’on l’a perÂdu… Grand-​père !, remarÂqua judiÂcieuÂseÂment Enzo, ça ne sert à rien d’attendre ce qu’on a perÂdu, il faut l’chercher. » « Nous devons L’attendre, réponÂdit Jean, nous devons donc Lui ouvrir notre coeur pour être ausÂsi capable de Le trouÂver, ou de Le retrouÂver. »
Entre temps, la bûche de Noël avait été bien entaÂmée. Les uns après les autres s’étaient ausÂsi pasÂsé les petits ciseaux d’or et chaÂcun découÂvrait dans sa maiÂson un gros coeur en soie rouge écarÂlate au milieu de pluÂsieurs autres petits coeurs du même tisÂsu. Sur le gros coeur, tout bourÂsouÂflé, était broÂdé « Jésus » en fil d’or.
Avant d’aller se couÂcher, Alisée plaÂça sa petite maiÂson, porte toute grande ouverte, vers le petit vide que sa maman avait laisÂsé entre Joseph et Marie. Tous les autres firent de même.
Sylvie, à genoux, alluÂma une bouÂgie toute rouge près de la maiÂson verte et dépoÂsa un baiÂser sur son index, qu’elle appliÂqua ensuite sur l’endroit où Jésus devrait être plaÂcé. Après avoir remiÂsé dans l’entrée le grand carÂton conteÂnant l’écran plasÂma, Patrice, perÂsuaÂdé que perÂsonne ne le suiÂvait du regard, imiÂta un peu plus tard le geste de son épouse. Un grand frisÂson parÂcouÂrut toute sa colonne verÂtéÂbrale et de là une mulÂtiÂtude de traits enflamÂmés vinrent darÂder son coeur. Patrice se croyait deveÂnu insenÂsible à ces petits riens. Quelle joie intense n’avait-il pas resÂsenÂtie au plus proÂfond de son être ! Il n’était pas encore minuit quand, aidé d’un gendre muet mais dont la face transÂforÂmée valait tous les disÂcours, Jean ouvrit le canaÂpé, débarÂrasÂsé de ses cousÂsins, pour le chanÂger en lit.
Tard dans la nuit, Patrice, touÂjours éveillé avait cru entendre le très léger couiÂneÂment du porÂtillon et comme le frôÂleÂment d’une étoffe sur la porte d’entrée, puis il s’était très paiÂsiÂbleÂment endorÂmi. Vers 9 heures, au loin, une cloche sonÂnait à grandes volées. Jean s’était levé depuis longÂtemps, le lit était à nouÂveau un canaÂpé et il patienÂtait en silence. Patrice, en pyjaÂma, vouÂlut ouvrir la porte d’entrée, juste pour vériÂfier ses doutes nocturnes.
Le soleil levant et une fine couche de neige recouÂvrant le sol éblouirent son visage. Aucune trace n’était venue souiller ce tapis d’un blanc immaÂcuÂlé. « Rien que du blanc », se dit-​il. Puis son regard tomÂba à la verÂtiÂcale, tout près de ses chausÂsons. De la blanÂcheur masÂquant le seuil extéÂrieur sorÂtait une petite tache. Son beau-​père était juste derÂrière lui. Le gendre s’agenouilla, les yeux tout humecÂtés et le coeur batÂtant fort ; il répéÂta minuÂtieuÂseÂment le geste de la veille, devant le sapin, pour dépoÂser direcÂteÂment ses lèvres sur le petit objet. De grosses larmes d’enfant perÂlaient généÂreuÂseÂment sur ses joues deveÂnues sanÂguines. Patrice se senÂtait transÂporÂté de bonÂheur, de ce bonÂheur qui dure, que l’on goûte sans jamais se lasÂser. Entre le pouce et l’index droits, il se saiÂsit reliÂgieuÂseÂment de la splenÂdide figuÂrine qui le regarÂdait depuis le sol. Il avait retrouÂvé le petit Jésus pour toute sa famille. Une joie indiÂcible transÂporÂta son coeur d’une pièce à l’autre pour souÂhaiÂter à tous un « joyeux Noël » et monÂtrer l’Enfant-Dieu à son beau-​père, à son épouse et à ses enfants et pour inviÂter chaÂcun à y dépoÂser déliÂcaÂteÂment ses lèvres. Il improÂviÂsa une petite céréÂmoÂnie pour Le dépoÂser dans la crèche, en préÂsence de tous.
« La messe du jour est à 10h.30 au prieuÂré », réponÂdit aimaÂbleÂment la reliÂgieuse au téléÂphone. Patrice avait ausÂsi émis le souÂhait de pouÂvoir s’entretenir avec le prêtre. Cela faiÂsait treize ans, depuis leur mariage, qu’ils n’étaient plus venus voir Jésus à l’église. Et il n’y avait pas eu de messe pour leur mariage. Baptisés, non bapÂtiÂsés, tous iraient à la messe pour lui prouÂver aujourd’hui leur amour, non pour se faire plaiÂsir, mais pour Lui faire plaiÂsir, on dit ausÂsi pour faire le bien, pour aimer.
L’amour est incorÂrupÂtible, il ne passe pas, il ne se consomme pas, il rend éterÂnel, comme lui, tous les amours qui peuvent s’unir à lui. Quant au petit Jésus, Lui seul savait comÂment chaÂcun d’entre eux avait fini par Le retrouÂver, sinon par Le trouver.
Abbé Marc Vernoy
N.B. : Hormis le récit de Noël, cette hisÂtoire est une ficÂtion. Toute resÂsemÂblance avec des faits récents ou des perÂsonnes encore exisÂtantes serait pureÂment forÂtuite, bien que nous souÂhaiÂtions viveÂment que de tels renÂverÂseÂments se mulÂtiÂplient. Sous l’unique condiÂtion de reproÂduire le texte dans son intéÂgraÂliÂté, le droit de reproÂducÂtion est entièÂreÂment libre. PRIEURÉ SAINT-​FRANÇOIS-​DE-​SALES 1, rue Neuve-​des-​Horts – 34690 Fabrègues