Un conte pour Noël par l’abbé Marc Vernoy

http://www.metmuseum.org/art/collection/search/435578

Ce début d’hiver était bien maus­sade, le ciel bla­fard don­nait une petite pluie fine. Et le froid humide, pous­sé par un tran­quille vent marin, impré­gnait tout. Cela fai­sait plus d’un mois que, depuis le petit pavillon mont­pel­lié­rain des Duval, on s’affairait à pré­pa­rer Noël.

Alisée avait fêté ses treize ans en octobre, Patrice avait marié Sylvie deux mois avant la nais­sance de leur aînée. Enzo, était arri­vé, comme conve­nu, trois ans après. On avait pro­gram­mé deux enfants, pas plus, et il était heu­reux que ce second soit un gar­çon. Quadras bien avan­cés, bien­tôt quin­quas, les Duval ne cachaient plus leur ennui, terne et pesant comme le temps. Enfin, ces quatre là vivaient leurs vies cahin-​caha, cha­cun plus ou moins de son côté.

Le patron de Sylvie, un homme atten­tion­né, trop au goût de Patrice, lui avait offert le pont, enfin son lun­di. Sortie en début d’après-midi pour les tous der­niers achats, elle avait confié à son mari, fonc­tion­naire à La Poste, la mis­sion d’aller cher­cher son père aux « Mimosas ».

Jean, 81 ans, souf­frait beau­coup de la perte de Paule, cinq ans aupa­ra­vant. On avait ven­du la mai­son d’Alès pour le pla­cer dans cette ins­ti­tu­tion, à l’autre bout de Montpellier. Comment un vieil homme aurait pu se débrouiller seul dans une si vaste demeure ? Et puis cela avait per­mis de rem­bour­ser entiè­re­ment les traites du pavillon. On se plai­gnait sou­vent de ne pas avoir les moyens chez les Duval. Mais on com­men­çait à appré­cier la pré­sence de ce toit, même petit, la crise du loge­ment deve­nait une réa­li­té qu’il fal­lait prendre en compte.

Ce sou­ci était, pour Patrice, l’argument pour essayer de main­te­nir l’unité de sa famille, un peu comme on réunit une col­lec­tion dis­pa­rate de bibe­lots sur une éta­gère trop étroite, mais tel­le­ment commode.

À 18 heures, Patrice péné­trait dans un hall d’entrée désert. Il avan­ça d’un pas déci­dé, tra­his­sant l’impatience, vers un réfec­toire sur­chauf­fé et où pen­daient ça et là quelques guir­landes un peu défraî­chies. Là aus­si, on savait faire la fête. Il allait très rare­ment voir son beau-​père, c’était la toute pre­mière fois qu’il 2 venait sans sa femme. Il ana­ly­sa cette étrange et désa­gréable odeur qui pla­nait. « Ces mai­sons ont tou­jours une odeur bizarre, mais comme on ne reste pas, se dit-​il, on n’y fait pas trop atten­tion, en fait c’est bien l’odeur de l’urine, des éma­na­tions d’urine cou­vertes par les effluves for­cées de divers déter­gents, de l’éther aus­si… ».

Tout le monde était déjà à table, le râle d’une petite dame, le léger bruit de fond d’un télé­vi­seur allu­mé en per­ma­nence et quelques gémis­se­ments au loin trou­blaient seuls cette soli­tude. Assis dans un coin, un corps, tête bais­sée, atten­dait. « Jean, c’est Patrice ! » Le grand-​père n’appréciait pas qu’en famille on l’appelât par son pré­nom. Malgré ce détail, tout son très véné­rable visage s’illumina d’un trait. Dans ses grandes mains ridées – elles avaient tra­vaillé dur et long­temps – il ser­rait un sac plas­tique dans lequel on pou­vait aper­ce­voir quelques paquets sobre­ment déco­rés. Sa noble sil­houette se dres­sa dans un mou­ve­ment, certes lent, mais très digne. D’un beau sou­rire s’échappa un « Joyeux Noël, Patrice ! » ; tout le réfec­toire put l’entendre.

Patrice, aga­cé d’avoir eu à quit­ter son tout nou­vel écran plas­ma qu’il n’arrivait tou­jours pas à confi­gu­rer avec l’ancien maté­riel, répon­dit par un petit ric­tus qui avait bien du mal à sou­le­ver le coin de ses lèvres. Les visites étaient si rares aux « Mimosas », quant aux sor­ties, mieux valait ne pas y penser.

L’an der­nier les Duval avaient pas­sé leur Noël en Tunisie… Heureusement qu’ils avaient fini par annu­ler la Thaïlande cette année, l’augmentation du pétrole, la taxe Chirac, la chute de leur pou­voir d’achat et les dépenses non négli­geables de ce Noël avaient réus­si à mettre un terme à cette pos­sible fuite hiver­nale. En outre, Patrice un peu trouillard n’appréciait ni l’avion, ni les tsu­na­mis. Mais offi­ciel­le­ment, c’était le sou­ci sou­ve­rain de limi­ter le réchauf­fe­ment cli­ma­tique, qui leur avait fait renon­cer à emprun­ter l’avion pour un bien long périple.

Le vieil homme, quelqu’en fut la véri­table rai­son, en était vrai­ment bien­heu­reux, il allait sor­tir retrou­ver les siens. Son gendre avait mal­heu­reu­se­ment oublié le para­pluie pré­pa­ré par Sylvie ; ain­si les deux hommes, têtes nues, rejoi­gnirent dans cette bruine inces­sante et péné­trante le petit, mais très spor­tif, coupé-​décapotable bleu nuit. « Dommage qu’elle soit coréenne », se dit son pro­prié­taire ; il se fai­sait sou­vent la remarque lorsqu’il pas­sait devant lui.

La voi­ture s’arrêta devant ce plain-​pied dégou­li­nant de guir­landes élec­triques. Patrice avait pas­sé plu­sieurs demi-​journées à rem­pla­cer une par­tie du maté­riel des années pré­cé­dentes et à tout recon­nec­ter. C’était peut-​être d’un goût dis­cu­table ; enfin les voi­sins n’avaient pas son sens de la symé­trie, inné chez les Duval. La pluie avait ces­sé, mais le ciel demeu­rait déses­pé­ré­ment bou­ché ; le froid com­men­çait alors à piquer dou­ce­ment leurs pom­mettes. Trois pas après avoir pous­sé son por­tillon, Patrice fouillant ner­veu­se­ment ses poches en sor­tit un gros trous­seau de clefs. Ils entrèrent.

Alisée, l’oreille col­lée à son télé­phone por­table se fai­sait entendre depuis sa chambre. « Un Iphone, expli­qua fiè­re­ment Patrice au grand-​père, grâce à ta fille on en a tous un. Elle est cham­pionne pour faire la queue et rap­por­ter tout ce qu’il y a de plus ten­dance. Ça coûte, enfin juste un petit cré­dit, mais pour nous c’est que du bon­heur. » On se plai­gnait sou­vent de ne pas avoir les moyens chez les Duval, mais heu­reu­se­ment, le cré­dit était tou­jours prêt à ser­vir leur bon­heur. « Leur échelle du bon­heur, pen­sa Jean, s’est encore bien abais­sée cette année… Oseront-​ils la retour­ner com­plè­te­ment ? Ce pauvre Patrice croit-​il vrai­ment tout ce qu’il raconte ? Pauvre gar­çon, il a l’air si faux, faux de cette faus­se­té qu’on retrouve dans les expres­sions des acteurs de séries amé­ri­caines. ».

Mme Duval, selon un rituel bien étu­dié et empreint d’une sourde fré­né­sie, devait encore arpen­ter les allées gigan­tesques et sur­peu­plées d’une grande sur­face, véri­tables temples de la consom­ma­tion, ou faire encore la queue pour payer son bon­heur. La petite famille avait déjà pas­sé tout son dimanche après-​midi dans les zones com­mer­ciales du sud de Montpellier. Le bon­homme rouge, qu’on voyait par­tout, était un outil com­mer­cial, auprès des petits et des grands, d’une per­for­mance inéga­lable. Mais hier, avec le cou­pé déca­po­table, on avait tout juste pu pla­cer les enfants à l’arrière. C’est drôle comme Sylvie sen­tait son éner­gie décu­pler en fré­quen­tant ces grands espaces, aux com­mandes de cet énorme panier à quatre roues. Elle devait aus­si pas­ser récu­pé­rer Enzo à la pis­cine, elle aurait encore du retard. Il n’aimait pas trop la nata­tion, mais Sylvie avait jugé qu’un peu d’exercice dans ce club était néces­saire pour son garçon.

On n’imposait pas grand-​chose aux enfants chez les Duval, mais à 10 ans on ne devait tout de même pas res­ter en per­ma­nence plan­té devant un écran. De plus, elle ne pou­vait pas attendre de Patrice qu’il sacri­fiât un peu de temps pour son fils ; il est tou­jours trop pris, trop occu­pé. Au fond d’elle-même, elle aurait sou­hai­té un troi­sième, mais deux enfants, c’était déjà bien du sou­ci. En outre, les Duval esti­maient qu’ils don­naient déjà bien assez de temps et d’argent pour ces deux-​là. Les études arri­ve­raient vite et leur réus­site obli­ga­toire vien­drait rétri­buer tous les efforts de leurs parents et satis­faire un orgueil que ces der­niers jugeaient légitime.

Pour satis­faire l’appétit mater­nel de Sylvie, les Duval avaient com­man­dé, pour 1 200 €, un chien sur inter­net, on irait le cher­cher le len­de­main de Noël. En 2007, la lettre C tom­bait à pic, elle l’avait donc tout natu­rel­le­ment pré­nom­mé « Chouchou ». « Le Lagotto Romagnolo, c’est très ten­dance, en plus il trouve les truffes dans ton jar­din », avait conseillé Sophie, la pro­prié­taire de la grosse mai­son vert pâle, juste à l’entrée de l’allée des cyprès. « Nos truffes nous rem­bour­se­ront peut-​être la mise, s’imaginait Patrice, on en trou­ve­ra bien dans le lotis­se­ment. Oui, parce qu’on a peu de chance d’en trou­ver sur les 150 m² « roun­du­pés » qui entourent le pavillon. On n’a même pas de quoi ins­tal­ler la petite pis­cine hors sol en P.V.C. des cou­sins d’Évreux. ».

On se plai­gnait sou­vent de ne pas avoir les moyens chez les Duval, les moyens du bon­heur. Il y avait chez eux comme une culture du res­sen­ti­ment. On dési­rait ce qu’avait l’autre ou ce qu’il pen­sait peut-​être acqué­rir et qu’on avait pas. On crai­gnait aus­si que l’autre ne s’emparât du temps, de l’espace et de tout ce qu’on eût pu avoir de mieux que lui. On se per­sua­dait que l’autre vous en vou­lait, qu’il en vou­lait cer­tai­ne­ment à ce que vous aviez ou à ce que vous auriez pu avoir. Quant à ce qu’on était… il ne fal­lait pas prendre le risque de s’y attar­der, ne serait-​ce qu’un quart de minute. Jean s’était assis dans le séjour, tout près du sapin de Noël. D’ailleurs, était-​ce un vrai sapin ? Il tou­cha quelques épines qui émer­geaient encore d’une mons­trueuse ava­lanche mul­ti­co­lore de déco­ra­tions. « Non ces épines bleu nuit, tiens comme la voi­ture, se dit-​il en lui-​même, c’est de l’artificiel ; c’est drôle d’arriver encore à vivre dans un monde entiè­re­ment faux !»

Patrice au bout de la pièce, se trou­vait à genoux devant un grand écran. Il était entou­ré de car­tons, de fils et de divers papiers, tout essouf­flé et très éner­vé, il venait de rac­cro­cher le com­bi­né. « Aaah, non, non et non, grogna-​t-​il. Et cette hot­line qui ne vaut rien ! Qu’est-ce qu’ils fichent donc aujourd’hui ! C’est Noël et on aurait ni télé, ni DVD, ni jeux, ni inter­net, ni Hi-​fi … ». Mieux valait ne pas le déran­ger du tout.

Après quelques bruits sourds et un éclat de voix depuis la porte d’entrée, Jean ouvrit à sa fille et à son petit-​fils. Derrière un amas impres­sion­nant d’emballages, on voyait tout juste dépas­ser quelques mèches auburn, bien en place. « On peut m’aider ? », lança-​t-​elle hale­tante. « Bien sûr ! répon­dit Jean, Joyeux Noël Sylvie ! Joyeux Noël Enzo ! » « Ah, Papa, tu es là ! », dit-​elle, en lui confiant la pre­mière par­tie de ses trou­vailles, pour repar­tir cher­cher le reste dans sa voiture.

Enzo muet et l’air ren­fro­gné, bon­net sur la tête et sac de sport en main, fila dans sa chambre. On enten­dit la porte cla­quer, quelques objets voler, puis plus rien, puis quelques sons rauques à stri­dents, accom­pa­gnés de sauts de cabris. Patrice n’avait même pas levé les yeux vers son épouse. Et du côté de chez Alisée, on enten­dait tou­jours le même débit de paroles, sou­vent entre­cou­pé d’étranges glous­se­ments cen­sés expri­mer, à la place des mots, des états d’âme d’une pro­fon­deur abyssale.

Vers 21 heures, après avoir réus­si à arran­ger tous ses plats et s’être fait aider par son père pour dres­ser une très belle table, Sylvie appe­la tout son monde. Il fal­lut encore attendre une bonne ving­taine de minutes pour qu’Alisée ter­mine son coup de fil, qu’Enzo trouve le bon moment pour mettre sur pause sa console de jeu et que Patrice rem­balle l’écran plas­ma. On man­geait assez rare­ment tous à la même table et au même moment chez les Duval. « J’aime pas l’froid gras, grom­me­la Enzo ! » « J’en pren­drai pas non plus !, conti­nua Alisée, ça fait gros­sir, c’est Cynthia, elle l’a lu sur inter­net. » « Même que Momo dit qu’faudrait jamais en man­ger, argu­men­ta Enzo, c’est inter­dit d’manger du pâté qui dit. Et l’froid gras, c’est du pâté. Lui il a d’la r’ligion. » « C’est bon les jeunes, répon­dit Sylvie, je vous ai pris du sur­imi au homard, et avec mon ket­chup bio, c’est sain, c’est min­ceur et c’est fes­tif. » « J’aime pas ton ket­chup bio, j’préfère l’autre, » répli­qua Enzo. « Moi aus­si je pren­drai de ce homard, pour­sui­vit Patrice – tou­ché, non par l’argument ‘bio’, ni par l’interdit reli­gieux, mais par le conseil dié­té­tique – j’en pren­drai avec de la mayo. »

Au dehors, la tem­pé­ra­ture chu­tait. Soudain, au moment même où la viande sor­tait du four élec­tro­nique, un bruit épou­van­table et gla­cial reten­tit, c’était l’Iphone d’Alisée. « Génial ! C’est Ugo, s’écria-t-elle en repar­tant vers sa chambre, il m’appelle de son Iphone, et il m’envoie des pho­tos, Ouah… Génial ce mec ! » « J’ai pas fait de dinde aux mar­rons, c’est rin­gard, affir­ma Sylvie for­çant le sou­rire jusqu’à la gri­mace, j’ai fait dans l’exotisme, gigot d’autruche à l’ananas, c’est que du soleil, que du bon­heur ! » « On ver­ra bien !, répli­qua sèche­ment Patrice – le regard fixé sur l’énorme car­ton de l’écran plas­ma – D’ailleurs… » « Des autruches, dit Enzo – en cou­pant la parole à son père – y’en aurait pas dans un des jeux qu’Papa m’a offert pour c’Noël ? C’est la grosse bou­che­rie dans c’jeu et j’fais un car­ton d’enfer ! »

Le mot ‘car­ton’ asso­cié à ‘enfer’ fit à nou­veau tour­ner les yeux de Patrice vers l’écran rem­bal­lé. « Soit je le rap­porte, soit je change tout le maté­riel, dit-​il d’une voix lais­sant paraître un insou­te­nable sen­ti­ment de déré­lic­tion, dom­mage que ce ne soit pas ouvert demain ! » La maî­tresse de mai­son décou­pa son gigot et ser­vit d’abord Enzo, qui plon­gea l’index dans la viande. « C’est pas cuit ! J’me fais un ham­bur­ger ! » Il sor­tit de table, prit du réfri­gé­ra­teur une grosse bou­teille de soda et un sachet gon­flé d’une forme arron­die Il pla­ça ce der­nier dans le four à micro-​ondes, en cla­qua la porte et au bout de quelques minutes, après un léger son numé­rique, ouvrit la porte de l’appareil, en sor­tit du bout des doigts la chose, puis rejoi­gnit sa chambre d’où l’on enten­dit à peu près les mêmes sons qu’auparavant.

Patrice quit­ta lui aus­si la table pour aller se vau­trer non­cha­lam­ment dans le cana­pé au milieu des cous­sins, feuille­tant, d’un regard las, une pile de cata­logues et de revues infor­ma­tiques. « Dire que j’aurai pu tout connec­ter à inter­net…, poussa-​t-​il, demain tout est fer­mé, fau­dra remon­ter l’ancien sys­tème… » Son épouse reprit le plat. « C’est bien la peine de faire mon­ter une cui­sine der­nier cri, moi qui raf­fole de l’ananas, c’est bon pour la ligne, en plus l’autruche c’est min­ceur.»

Jean res­tait seul atta­blé, seul comme aux « Mimosas ». Une grande ser­viette blanche était joli­ment nouée autour de son cou de sei­gneur, ses mains ter­mi­nées par de longs doigts, sage­ment dis­po­sées de chaque côté d’une assiette car­rée, cou­leur vert pomme, déses­pé­ré­ment vide. Puis, de ses grands yeux noirs de grosses larmes cou­lèrent, cou­lèrent. Il aurait bien vou­lu que cela cesse, mais un fris­son incon­trô­lable s’emparait de toute sa chair. Effaré de ce qu’il voyait et enten­dait depuis plus de trois heures, il pleu­rait, pleu­rait jusqu’aux san­glots, tout en main­te­nant sa digni­té de patriarche déchu.

Le maître de mai­son, tou­jours mol­le­ment affa­lé près du gros car­ton, fai­sait mine de ne rien voir et de ne rien entendre. L’attitude res­pec­tive de ces deux hommes, que seuls quelques mètres sépa­raient, jurait furieu­se­ment. Dans la cui­sine, Sylvie savait. « Son cadeau, pensa-​t-​elle, on ne lui a pas pré­sen­té son cadeau. » Elle pas­sa devant son père, en l’évitant soi­gneu­se­ment du regard et après avoir glis­sé quelques mots à l’oreille de son mari, le sor­tit gen­ti­ment de sa tor­peur. Rentrée à la cui­sine comme elle en était sor­tie, Sylvie s’affairait à rat­tra­per son erreur de pro­gram­ma­tion. Patrice, l’oeil vif, sou­le­va ce corps encore svelte, qu’il obli­geait à un jog­ging heb­do­ma­daire de 20 minutes.

Il appe­la sa femme et ses enfants. Après les quelques gro­gne­ments habi­tuels, Enzo le regard vide et Alisée la tête encore ailleurs arri­vèrent dans le séjour. Sylvie le tablier dans la main gauche se tenait dans l’encadrement de la porte. « On ne t’a pas oublié, dit-​elle à son père d’une voix sûre cher­chant à récon­for­ter ; pour nous, on n’a pas pu attendre, on a tout ouvert à midi, avant le repas. On a encore fait des folies cette année, mais ce n’est pas tous les jours Noël. Nos deux banques font des pro­mos sym­pas sur les crédits-​consommation. Patrice t’a trou­vé quelque chose qui va épa­ter tout le monde aux « Mimosas », c’est super, que du bon­heur, tu vas voir… » « Ils ne devraient pas, se dit le grand-​père, ils se plaignent si sou­vent de ne pas avoir les moyens. »

Elle avan­ça vers le sapin, se bais­sa pour prendre le der­nier cadeau qui joux­tait un sac en plas­tique. Les yeux mouillés de son père lui indi­quèrent d’apporter aus­si ce sac en plas­tique. Jean ouvrit le très gra­cieux paquet pour en sor­tir une boîte sous film plas­tique et sur laquelle se trou­vait la pho­to­gra­phie d’un appa­reil qu’il n’avait encore jamais vu. Il savait bien ce qu’était un ordi­na­teur. À Alès avec Paule, ils allaient deux heures par semaine au club infor­ma­tique des anciens. Mais ce petit appa­reil, à quoi pouvait-​il bien ser­vir ? « C’est un G.P.S. Jean ! Partout où tu vas, tu sais où tu es ! Et celui-​là, c’est la der­nière géné­ra­tion ! Aux « Mimosas », tu vas avoir du suc­cès ! C’est top, pas vrai ?»

Patrice était un peu men­teur. C’est pré­ci­sé­ment parce que l’appareil n’était pas de la der­nière géné­ra­tion qu’il n’avait pas ouvert l’emballage. Ses col­lègues de tra­vail le lui avaient offert au mois de sep­tembre, au cours de la petite fête à l’occasion d’une pro­mo­tion qui le fai­sait chan­ger de ser­vice. Jean sor­tit un grand mou­choir tout blanc, à son extré­mi­té tout en bas on dis­tin­guait net­te­ment les lettres J et M, bro­dées à la main. « C’est tout Maman !, pen­sa Sylvie, elle savait tra­vailler ; pour Papa c’est sûre­ment un sou­ve­nir qu’il ché­rit ten­dre­ment. »

Le vieil homme s’essuya pai­si­ble­ment la figure, en des­cen­dant depuis ses grands yeux noirs jusqu’au bas de ses longues joues pâles et éma­ciées. Un beau sou­rire enso­leilla à nou­veau ce noble visage. Il sou­hai­ta à tous, une fois de plus, un « Joyeux Noël ! » et remer­cia avec ten­dresse son gendre, sa fille et ses petits-​enfants pour ce pré­sent qu’il n’ouvrit pas. Qu’allait-il donc bien faire de cette chose, lui qui savait depuis si long­temps d’où il venait, où il était et où il allait, en un mot qui il était. « C’était cela être mûr – on dit adulte aujourd’hui -, corrigea-​t-​il en lui-​même. Ce G.P.S., comme ils l’appellent, semble bien faire tour­ner les têtes des adultes. Et quand on a la tête qui tourne, on ne sait plus d’où l’on vient, où l’on est et où l’on va parce qu’on a oublié qui l’on était. » « Il est com­plè­te­ment Has-​been son truc, chu­cho­ta Enzo à sa soeur, un an d’retard au moins. »

Mais tout le monde avait main­te­nant les yeux fixés sur le sac en plas­tique que les longs doigts de Jean avaient déli­ca­te­ment récu­pé­ré. « Moi aus­si, dit le grand-​père, je ne vous ai pas oubliés. » Il sor­tit quatre paquets habillés d’un embal­lage de cou­leur dif­fé­rente pour cha­cun, un vert, un blanc, un bleu et un jaune, puis un sachet, sim­ple­ment mais très déli­ca­te­ment enve­lop­pé d’un papier rouge car­min, et pla­ça le tout der­rière son dos, sur le petit gué­ri­don d’Alès. « Avant d’ouvrir, conti­nua Jean, permettez-​moi quelques mots. »

Ses beaux yeux noirs firent d’abord un ample tour d’horizon, il prit son temps dans le silence pour dévi­sa­ger cha­cun. « Il y a très long­temps, ce 24 décembre en Palestine, reprit-​il, tout au bout de la Méditerranée, un homme du nom de Joseph et une très jeune femme du nom de Marie entraient dans une petite ville de Juda, Bethléem. Il devait alors faire aus­si froid que cette nuit, pas un nuage ne cou­vrait le ciel. Seule une étoile inha­bi­tuelle com­men­çait à poin­ter dans cette obs­cu­ri­té. Marie était sur le point de don­ner nais­sance à l’Enfant que Dieu avait mira­cu­leu­se­ment conçu en elle. Un ange, du nom de Gabriel, l’avait pré­ve­nue. Se don­nant tout entière à Dieu, elle accep­ta ce don et ses ter­ribles consé­quences. L’Enfant-Dieu avait pour tâche de venir en ce monde pour sau­ver les hommes du mal qu’ils font et du bien qu’ils ne font pas. Joseph, quant à lui, reçut la mis­sion de pro­té­ger l’Enfant et sa mère, il s’en char­gea magni­fi­que­ment. Convoqués par les auto­ri­tés romaines pour le recen­se­ment, ils avaient là de la famille. Joseph pen­sait trou­ver faci­le­ment un toit ; les habi­tants de ces demeures cos­sues auraient aus­si pitié de cette future maman. On fes­toyait, bien au chaud ; mais pour Marie, Joseph et le bébé qui venait, il n’y avait plus de place. On n’était pas vrai­ment heu­reux dans ces mai­sons, on essayait de le paraître en par­lant fort et en man­geant, en buvant et en dan­sant. Ces cla­meurs, cette ambiance tumul­tueuse tran­chaient avec le silence et la nuit, le froid et la soli­tude à l’extérieur. Il fal­lait se dis­traire pour oublier l’humiliation de l’occupation romaine. Après tout, sans ces romains, on ne ferait peut-​être pas la fête cette nuit-​là. Beaucoup d’autochtones s’arrangeaient bien inté­rieu­re­ment de cette pré­sence étran­gère au fond assez pro­pice et lucra­tive. Mais il fal­lait faire bonne figure et s’en plaindre assez régu­liè­re­ment, c’était la règle. En fait, il n’y avait plus de place à cause des romains et aus­si à cause des dis­trac­tions qu’on s’imposait pour feindre d’ignorer leur joug. Finalement, on ne pou­vait plus dis­cer­ner si l’on fai­sait la fête grâce à leur occu­pa­tion ou pour l’oublier. Après avoir frap­pé à toutes les portes, aucune ne s’était ouverte pour Marie et Joseph. Une femme enceinte, il aurait fal­lu s’en occu­per un peu ; on ne gâche pas la fête avec ce genre de sou­cis. »

Suspendant le récit, il se tour­na vers Sylvie. « Maintenant, poursuivit-​il, j’ai une ques­tion pour ma chère fille, qu’as-tu fait de la crèche de ta Maman ? » « C’est quoi une crèche ?, répli­qua Enzo, c’est quoi c’t his­toire de Grand-​père ? » « On a per­du le petit Jésus, rétor­qua Sylvie, c’est pour cela que je ne l’ai pas ins­tal­lé au pied du sapin. Sans le petit Jésus, cela n’a pas de sens ! » « Le petit Jésus ? s’exclama Enzo, la crèche ? C’est pas cool… Le petit Jésus, c’est l’bébé d’Grand-père ? » « Oui, répon­dit Patrice, le petit Jésus, c’est l’Enfant de Marie et le Fils de Dieu, on ne t’a pas appris cela à l’école… C’est fou, on ne leur apprend plus rien dans ces fichues écoles. On paie quand même assez d’impôts pour qu’on leur enseigne un mini­mum, un mini­mum de culture tout de même. » « Paa’t, laisse donc Papa par­ler, non atten­dez, je vais cher­cher la crèche. »

Madame Duval se leva, rap­por­ta d’abord son gigot d’autruche à l’ananas sur la table, prit un esca­beau pour le pla­cer au pied du grand pla­card de l’entrée. Tout en haut sur la pointe des pieds, après avoir sou­le­vé diverses choses, elle réus­sit à faire glis­ser hors de l’étagère une vieille boîte à chaus­sure. Pendant cette acro­ba­tie pous­sié­reuse, mais géné­reuse, tout le monde se ser­vait. « On n’a plus le petit Jésus, remarqua-​t-​elle, il a vrai­ment dis­pa­ru ! Il était pour­tant si joli le petit Jésus, Maman y appor­tait tant de soin. »

La dinde « exo­tique et min­ceur » eut du suc­cès auprès de tous, peut-​être aus­si à cause de l’histoire de Jean et de ses mys­té­rieux cadeaux. « Maintenant, il est temps d’ouvrir, dit le grand-​père, en don­nant à cha­cun son paquet. »

Le bleu fut pour Enzo, le blanc pour Alisée. Jean ten­dit le vert à Patrice et le jaune à Sylvie. « Une petite mai­son, s’étonna Enzo qui avait été le plus rapide à l’ouverture. Elle n’a pas d’porte ta mai­son, Grand-​père ! Pas d’fenêtre, non plus ! » Jean, de ses grands doigts, avait très adroi­te­ment confec­tion­né quatre petites mai­sons de car­ton, cha­cune de la cou­leur de leur embal­lage. Alisée fai­sait la moue, elle ne s’attendait pas à grand-​chose de la part du grand-​père, la pen­sion des « Mimosas » ne lui per­met­tait pas de concur­ren­cer le bud­get de Noël des Duval, et puis, elle avait quand même pas­sé l’âge des mai­sons de pou­pées. Avec son Iphone et ses vête­ments de marque, façon Star’ac, le grand-​père aurait dû remar­quer qu’elle était déjà vrai­ment une femme, enfin une femme presque pour tout…

Enzo avait déjà de grands pro­jets pour ce bun­ker bleu, on ver­rait bien s’il était assez solide dans le champ de bataille des mons­trueuses figu­rines tirées de ses jeux de rôles favoris.

Sylvie et Patrice, à l’autre bout de la table, étaient désem­pa­rés. « Il pleure comme je ne l’ai jamais vu pleu­rer, même au décès de Maman il n’a pas pleu­ré comme cela, et le voi­là nous offrir d’étranges mai­sons en car­ton… », glissa-​t-​elle à son époux. Le mot ‘car­ton’ était deve­nu défi­ni­ti­ve­ment insup­por­table aux oreilles de Patrice. « Je croyais que le sui­vi médi­cal était cor­rect là-​bas, chuchota-​t-​il, il ne nous ferait quand même pas une petite Alzheimer, ton vieux ? Ça va faire explo­ser la pen­sion… Et puis, ils n’en vou­dront peut-​être plus aux « Mimosas » ! Nous, on n’a vrai­ment pas les moyens. Toute sa retraite et toutes ses éco­no­mies sont déjà englou­ties par ce gouffre. Tu as vu, en plus, on ne pour­ra même pas le rame­ner ce soir, il com­mence à neiger.Les enfants, dit-​il en éle­vant la voix, il neige, c’est Noël ! »

Alors Jean sor­tit du petit sachet rouge car­min une paire de ciseau en or et s’adressa aux enfants, Sylvie et Patrice ten­dirent atten­ti­ve­ment l’oreille. « Les ciseaux de cou­ture de votre grand-​mère ! Pour bien se pré­pa­rer à Noël ma petite Alisée, mon petit Enzo, nous devons tous nous deman­der si nous sommes prêts à ouvrir la porte de notre cœur au petit Jésus qui vient dans ce monde parce qu’Il nous aime et qu’Il veut nous sau­ver. Nous sommes dans cette nuit de Noël et la plu­part des hommes ne sont pas prêts. Cela fait des semaines qu’on dépense beau­coup d’argent, qu’on s’encombre de boîtes luxueu­se­ment parées, qu’on a la tête et le cœur pris par les mes­sages publi­ci­taires de toutes sortes et les dési­rs qu’ils sus­citent. Mais se pré­pa­rer à dési­rer Jésus dans cette pau­vre­té vou­lue par Dieu lui-​même, per­sonne n’y pense plus. Un cœur pauvre, c’est un cœur tout prêt à rece­voir le petit Jésus pour Le voir, Le contem­pler et vivre avec Lui d’un bon­heur tout simple pour tou­jours. Cela, c’est Jésus qui nous l’a pro­mis Lui-​même ! Tout à l’heure, votre Maman disait qu’une crèche sans le petit Jésus, cela n’a pas de sens. Elle a bien rai­son ! J’irai plus loin, un Noël sans le petit Jésus, cela n’a aucun sens ! »

Sylvie s’était accrou­pie devant le sapin, son esprit savou­rait les paroles de son père tan­dis qu’elle dis­po­sait minu­tieu­se­ment les vingt-​deux très belles figu­rines de la crèche, enfin dix-​huit puisqu’on avait per­du le petit Jésus et que de toutes façons, il n’arrivait pas avant minuit. Il y avait aus­si les trois rois mages, qu’on n’installe qu’avec la galette. Là aus­si, Sylvie avait du mal à gar­der ses repères, cela fai­sait déjà presque quinze jours qu’il y avait des galettes des rois au rayon « pâtis­se­rie ». Personnages et ani­maux retrou­vaient un à un la place que Paule, sa mère, lui avait apprise.

« Cette nuit, conti­nua Jean, est la plus belle nuit du monde pour qui sait ouvrir grand la porte de son cœur, grand ouvert comme cette pauvre étable à la sor­tie de Bethléem. Ils s’arrêtèrent là, il n’y avait per­sonne, pas même une porte à pous­ser. Joseph net­toya som­mai­re­ment l’endroit le plus recu­lé, bien abri­té des cou­rants d’air, tout près d’un âne et d’un boeuf. Il arran­gea quelques larges planches déjà fixées à hau­teur de tête, juste au des­sus des bêtes. Il y dis­po­sa déli­ca­te­ment le meilleur foin pour gar­nir la couche de Marie, la sainte Vierge. Seule l’étoile qui gran­dis­sait juste au des­sus de l’étable venait éclai­rer cette nuit téné­breuse. Et la future maman savait déjà qu’en cette heure, l’Enfant-Dieu, avant même de naître ici-​bas, serait reje­té hors de la ville pour venir au monde dans ce pauvre bâti­ment, froid et soli­taire. Il vient éclai­rer nos ténèbres et réchauf­fer nos cœurs durs et froids comme la glace. Mes petits enfants, notre cœur est peut-​être aus­si comme les mai­sons fer­mées de Bethléem, comme ces petites mai­sons de car­tons que vous tenez entre vos mains. Elles ont un toit, mais elles sont fer­mées sur elles-​mêmes, sur leurs ténèbres, sur leur égoïsme et leur igno­rance. Elles n’ont pas de place pour Jésus, elles n’ont de place pour per­sonne. En ont-​elles d’ailleurs vrai­ment pour ceux qui les peuplent ? Ceux-​là deviennent aus­si l’ombre d’eux-mêmes, parce que ces pierres sont bien trop pré­oc­cu­pées par ce qui les occupe. Ce ne sont plus les romains, mais ici un télé­phone por­table, là une console de jeux et internet. »

« Mais Grand-​père, rétor­qua Alisée, ce sont mes amis, mes amis ! l’Iphone… » « Ma petite, deman­da le grand-​père – elle n’aimait pas ce mot ‘petite’ – ma petite, tout cela, c’est pour ton plai­sir, n’est-ce-pas ? Si je te deman­dais ton télé­phone pour que tu reprennes celui que Maman t’a offert l’an pas­sé, tu te sou­viens juste avant de pas­ser me voir aux « Mimosas », me le laisserais-​tu ? » « Ah non ça jamais ! répliqua-​t-​elle vive­ment, il est à moi, et puis c’est pas un télé­phone, c’est un Iphone, c’est bien mieux ; je ne peux plus me pas­ser de lui, tous mes amis me l’envient. Et je com­mu­nique, j’peux tout faire avec. En plus, t’as vu sa petite housse mauve, ses jolis pom­pons, c’est un amour ! Oui, lança-​t-​elle, bien sûr, c’est pour mon plai­sir ! »

« Alisée, il t’occupe, il t’embarrasse, il te mange, tu n’es plus libre, assu­ra Jean. Et tu n’as plus de place dans ton cœur ni pour le petit Jésus, ni pour per­sonne d’autre, c’est lui et encore bien d’autres bri­coles qui prennent presque toute la place, lais­sant pour l’instant ce qu’ils tolèrent encore de toi. Quand il n’y a plus de place libre, alors on est riche et plein de ce qu’on ne veut pas être, on est esclave et vide de ce que l’on devrait être. Non, ce qui te pré­oc­cupe, parce tout cela t’occupe, n’est guère esti­mable. Bien sûr, tu cher­che­ras tous les moyens pour oublier que ces objets, ces vête­ments t’aveuglent, qu’ils réus­sissent peu à peu à t’isoler, à t’anéantir et à te rendre mal­heu­reuse et tu fini­ras, si ton ombre demeure, par ne plus la souf­frir, par essayer d’oublier tout ce que tu es vrai­ment, comme ces mai­sons de Bethléem. »

Enzo, encore bien jeune, se dou­tait bien de tout cela. Il ne sai­sis­sait pas tout ce que son grand-​père disait à sa soeur, mais il pen­sait avoir com­pris ; il sen­tait bien que depuis qu’il avait cette console de jeux et l’accès inter­net dans sa chambre, il ne voyait presque plus ses copains, il n’en avait plus le goût. La pré­sence de Papa, de Maman, d’Alisée l’agaçait aus­si tou­jours plus. Enzo leva alors les yeux vers son aïeul. « Il faut, déclara-​t-​il en phi­lo­sophe, ouvrir des fenêtres pour voir et une grande porte pour lais­ser entrer le petit Jésus et tous ses amis, Grand-​père ! Et tant pis si on est trom­pé, l’important c’est de don­ner, c’est de cher­cher à faire plai­sir et non pas à se faire plai­sir. »

« Donne-​moi tes ciseaux d’or grand-​père, les ciseaux de grand-​mère, les ciseaux du petit Jésus, récla­ma dou­ce­ment Alisée après avoir éteint la petite chose emmi­tou­flée dans le mauve. Je vais ouvrir une grande porte dans ma mai­son blanche et deux fenêtres toutes rondes. »

« Ces petits ciseaux coupent très bien, ils peuvent faire mal, conti­nua le grand-​père, si tu ouvres la porte et les fenêtres de ton cœur, en don­nant ton temps, en sacri­fiant de petits plai­sirs pour faire plai­sir tu pour­ras avoir mal, comme Jésus a eu mal en venant vivre au milieu des hommes, comme tu as pu avoir mal en étei­gnant ce télé­phone. Mais ces ciseaux te don­ne­ront ce qu’il y a de meilleur en ce monde, la pré­sence de Jésus qui ne dis­pa­raît jamais d’elle-même, son amour qui ne trompe per­sonne. C’est le secret du bon­heur. Ces ciseaux sont en or parce qu’ils sont les ciseaux de la pau­vre­té, de cette atten­tion à tou­jours lais­ser la meilleure place dans notre cœur à Celui que nous atten­dons cette nuit. »

« Mais Maman a dit qu’on l’a per­du… Grand-​père !, remar­qua judi­cieu­se­ment Enzo, ça ne sert à rien d’attendre ce qu’on a per­du, il faut l’chercher. » « Nous devons L’attendre, répon­dit Jean, nous devons donc Lui ouvrir notre cœur pour être aus­si capable de Le trou­ver, ou de Le retrou­ver. »

Entre temps, la bûche de Noël avait été bien enta­mée. Les uns après les autres s’étaient aus­si pas­sé les petits ciseaux d’or et cha­cun décou­vrait dans sa mai­son un gros cœur en soie rouge écar­late au milieu de plu­sieurs autres petits cœurs du même tis­su. Sur le gros cœur, tout bour­sou­flé, était bro­dé « Jésus » en fil d’or.

Avant d’aller se cou­cher, Alisée pla­ça sa petite mai­son, porte toute grande ouverte, vers le petit vide que sa maman avait lais­sé entre Joseph et Marie. Tous les autres firent de même.

Sylvie, à genoux, allu­ma une bou­gie toute rouge près de la mai­son verte et dépo­sa un bai­ser sur son index, qu’elle appli­qua ensuite sur l’endroit où Jésus devrait être pla­cé. Après avoir remi­sé dans l’entrée le grand car­ton conte­nant l’écran plas­ma, Patrice, per­sua­dé que per­sonne ne le sui­vait du regard, imi­ta un peu plus tard le geste de son épouse. Un grand fris­son par­cou­rut toute sa colonne ver­té­brale et de là une mul­ti­tude de traits enflam­més vinrent dar­der son cœur. Patrice se croyait deve­nu insen­sible à ces petits riens. Quelle joie intense n’avait-il pas res­sen­tie au plus pro­fond de son être ! Il n’était pas encore minuit quand, aidé d’un gendre muet mais dont la face trans­for­mée valait tous les dis­cours, Jean ouvrit le cana­pé, débar­ras­sé de ses cous­sins, pour le chan­ger en lit.

Tard dans la nuit, Patrice, tou­jours éveillé avait cru entendre le très léger coui­ne­ment du por­tillon et comme le frô­le­ment d’une étoffe sur la porte d’entrée, puis il s’était très pai­si­ble­ment endor­mi. Vers 9 heures, au loin, une cloche son­nait à grandes volées. Jean s’était levé depuis long­temps, le lit était à nou­veau un cana­pé et il patien­tait en silence. Patrice, en pyja­ma, vou­lut ouvrir la porte d’entrée, juste pour véri­fier ses doutes nocturnes.

Le soleil levant et une fine couche de neige recou­vrant le sol éblouirent son visage. Aucune trace n’était venue souiller ce tapis d’un blanc imma­cu­lé. « Rien que du blanc », se dit-​il. Puis son regard tom­ba à la ver­ti­cale, tout près de ses chaus­sons. De la blan­cheur mas­quant le seuil exté­rieur sor­tait une petite tache. Son beau-​père était juste der­rière lui. Le gendre s’agenouilla, les yeux tout humec­tés et le cœur bat­tant fort ; il répé­ta minu­tieu­se­ment le geste de la veille, devant le sapin, pour dépo­ser direc­te­ment ses lèvres sur le petit objet. De grosses larmes d’enfant per­laient géné­reu­se­ment sur ses joues deve­nues san­guines. Patrice se sen­tait trans­por­té de bon­heur, de ce bon­heur qui dure, que l’on goûte sans jamais se las­ser. Entre le pouce et l’index droits, il se sai­sit reli­gieu­se­ment de la splen­dide figu­rine qui le regar­dait depuis le sol. Il avait retrou­vé le petit Jésus pour toute sa famille. Une joie indi­cible trans­por­ta son cœur d’une pièce à l’autre pour sou­hai­ter à tous un « joyeux Noël » et mon­trer l’Enfant-Dieu à son beau-​père, à son épouse et à ses enfants et pour invi­ter cha­cun à y dépo­ser déli­ca­te­ment ses lèvres. Il impro­vi­sa une petite céré­mo­nie pour Le dépo­ser dans la crèche, en pré­sence de tous.

« La messe du jour est à 10h.30 au prieu­ré », répon­dit aima­ble­ment la reli­gieuse au télé­phone. Patrice avait aus­si émis le sou­hait de pou­voir s’entretenir avec le prêtre. Cela fai­sait treize ans, depuis leur mariage, qu’ils n’étaient plus venus voir Jésus à l’église. Et il n’y avait pas eu de messe pour leur mariage. Baptisés, non bap­ti­sés, tous iraient à la messe pour lui prou­ver aujourd’hui leur amour, non pour se faire plai­sir, mais pour Lui faire plai­sir, on dit aus­si pour faire le bien, pour aimer.

L’amour est incor­rup­tible, il ne passe pas, il ne se consomme pas, il rend éter­nel, comme lui, tous les amours qui peuvent s’unir à lui. Quant au petit Jésus, Lui seul savait com­ment cha­cun d’entre eux avait fini par Le retrou­ver, sinon par Le trouver.

Abbé Marc Vernoy

N.B. : Hormis le récit de Noël, cette his­toire est une fic­tion. Toute res­sem­blance avec des faits récents ou des per­sonnes encore exis­tantes serait pure­ment for­tuite, bien que nous sou­hai­tions vive­ment que de tels ren­ver­se­ments se mul­ti­plient. Sous l’unique condi­tion de repro­duire le texte dans son inté­gra­li­té, le droit de repro­duc­tion est entiè­re­ment libre. PRIEURÉ SAINT-​FRANÇOIS-​DE-​SALES 1, rue Neuve-​des-​Horts – 34690 Fabrègues