En 1985, éclatait une véritable bombe dans l’Église : le cardinal Ratzinger publiait Entretien sur la foi, sorte de livre-manifeste et retour critique sur la période post-conciliaire. On peut dire que cet ouvrage, considéré comme le « retournement » d’un théologien clairement connu dans sa jeunesse comme progressiste, a été l’une des causes principales de son élection à la papauté, vingt ans après.
En 1968, Josef Ratzinger paraphe la « Déclaration sur la liberté et la fonction des théologiens dans l’Église », attaque assez violente de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Sa signature voisine avec celles de Chenu, Congar, Kasper, Kûng, Rahner, Schillebeeckx. En janvier 1982, Ratzinger, devenu entretemps évêque et cardinal, est nommé par Jean-Paul II préfet de ladite Congrégation pour la Doctrine de la Foi.
Il y a dû avoir entre ces deux dates, chez Josef Ratzinger, un cheminement. Ce « retournement » discret deviendra public en 1985, avec la parution du livre Entretien sur la foi.
Cet ouvrage va avoir un retentissement considérable. Par son auteur : un théologien respecté et peu suspect d’ntégrisme, parvenu à une haute fonction dans l’Église. Par son style : ouvert et ne se dissimulant pas derrière l’habituelle langue de buis. Par son sujet : revisiter tous les points chauds de l’après Concile. Mais surtout, par sa manière d’aborder les choses : sans se laisser enfermer dans des « pièges » médiatiques, proposer un programme de « restauration » (le mot y est) dans la fidélité à Vatican II. On comprend, dès lors, qu’une frange catholique se soit reconnue dans le discours du cardinal Ratzinger et l’ait fait élire vingt ans plus tard au souverain pontificat.
Pour essayer de comprendre ce que pourrait être (si les circonstances, le temps et la volonté du pape le permettent) le pontificat de Benoît XVI, il nous a semblé utile de relire ce livre, matrice des attitudes et travaux postérieurs du préfet de la Doctrine de la Foi.
La clé de Josef Ratzinger
Comme Josef Ratzinger y traite de nombreux sujets : la hiérarchie ecclésiastique, la morale, la place des femmes, la spiritualité, les fins derniè- res, le diable, les communautés nouvelles, la théologie de la libération, le souci missionnaire, qui ne peuvent être développés dans le cadre d’un modeste article, le plus simple et le plus utile nous a semblé de présenter systématiquement la pensée de Josef Ratzinger sur le concile Vatican II : car là se trouve certainement le noud de son action.
Le cardinal commence par une donnée factuelle qui va orienter toute son analyse. Depuis le Concile, déclare- t‑il, l’Église est en crise :
« II est incontestable que les dix dernières années ont été décidément défavorables pour l’Église catholique » (p. 30).
Une crise après le Concile
Cette crise est réelle :
« Comme je l’expliquerai amplement, mon diagnostic est qu’il s’agit d’une véritable crise, qui doit être soignée et guérie » (p. 36).
Cette crise est grave :
« Le catholique, avec lucidité et donc avec souffrance, voit les dégâts engendrés dans son Église par les déformations de Vatican II » (p. 43).
Cette crise correspond à une forme de « protestantisation » :
« Celui qui parle aujourd’hui de « protestantisation » de l’Église catholique . veut en général dire par là – une transformation du concept fondamental de l’Église : (…). Le danger d’une telle transformation est réel : ce n’est pas qu’un épouvantail agité dans quelques milieux intégristes » (p. 190).
Cette crise résulte d’une rupture avec la tradition : II
« Après le Concile (…) se fit jour l’opinion selon laquelle la tradition théologique existant jusqu’alors n’était plus acceptable et que, par conséquent, on devait chercher, à partir de l’Écriture et des signes des temps, des orientations théologiques et spirituelles totalement inédites » (p. 218).
On peut noter, toutefois, que si ce diagnostic sur l’existence d’une crise est plutôt franc, Ratzinger reste le plus souvent dans des généralités, sans préciser où et comment se manifeste cette crise.
Une crise inattendue
Le cardinal continue en notant que cette crise a contredit des attentes optimistes. Et d’abord celles de Jean XXIII et de Paul VI :
« La période post-conciliaire a paru bien peu correspondre aux espérances de Jean XXIII qui s’attendait à une « nou velle Pentecôte »» (p. 184). « Les résultats qui ont suivi le Concile semblent cruellement opposés à l’attente de tous, à commencer par celle : du pape Jean XXIII, puis de Paul VI » (p. 30).
Mais c’est en réalité l’ensemble des Pères conciliaires dont l’espérance aurait été cruellement trompée :
« Les papes et les Pères conciliaires s’attendaient à une nouvelle unité catholique et, au contraire, on est allé vers une dissension qui (…) semble être passée de l’auto-critique à l’auto-destruction. On s’attendait à un nouvel enthousiasme. et on a trop souvent abouti, au contraire, à l’ennui et au découragement. On s’attendait à un bond en avant et l’on s’est trouvé face à un processus évolutif de décadence » (pp. 30–31).
Cependant, en affirmant que cette crise était inattendue, Josef Ratzinger ne résout pas l’antinomie du Concile : comment un concile qui se voulait « pastoral », donc spécialement averti des réalités contemporaines, a‑t-il pu si facilement se trouver dépassé par une crise générale, tant interne qu’externe ?
Causes de cette crise
L’existence d’une crise étant admise, l’actuel pape cherche à en déterminer les causes. Il en pose d’abord de très générales.
« Je suis convaincu que les dégâts que nous avons subis en ces vingt années ne sont pas dus au « vrai » Concile, mais au déchaînement, à l’intérieur, de l’Église, de forces latentes agressives et centrifuges ; et à l’extérieur, ils sont dus à l’impact d’une révolution culturelle en Occident : l’affirmation d’une classe moyenne supérieure, la nouvelle « bourgeoisie du tertiaire », avec son idéologie libéralo-radicale » (pp. 31–32).
Il précise ensuite certaines des causes internes, et d’abord en ce qui concerne les fidèles :
« Chez beaucoup de catholiques, il y a eu en ces années-là une ouverture sans filtres ni freins au monde, c’est-à-dire à la mentalité moderne dominante, tandis qu’on mettait simultanément en discussion les bases mêmes du depositum fïdei » (p. 38).
Les théologiens ont aussi leur part de responsabilité :
« Les documents [du Concile] ont été immédiatement ensevelis sous un amas de publications superficielles ou franchement inexactes » (p. 43).
Les causes internes se résument pour Ratzinger en ce qu’il caractérise comme le faux « esprit du Concile » :
« Déjà. lors des séances [du Concile], puis de plus en plus durant la période qui a suivi, s’est opposé un prétendu « esprit du Concile » qui, en réalité, en est un véritable « anti-esprit ». Selon ce pernicieux Konzi’ls-Ungeist ‚toutcequiest« nouveau » (ou présumé tel) serait toujours, quoi qu’il en soit, meilleur que ce qui a été ou que ce qui est » (pp. 36–37).
Donc, pour lui, la crise post- conciliaire provient d’une crise de civilisation indépendante du Concile, et d’une mauvaise « réception » de ce Concile.
Le futur pape fait ainsi l’impasse sur une réalité fondamentale et sur une question centrale. La réalité fondamentale est que Vatican II a été interprété et mis en ouvre par ceux-là mêmes qui l’avaient fait. il est donc étonnant, et anormal, que la compréhension commune du Concile, qui devrait être le fruit de cette mise en ouvre, soit l’exact opposé de la réalité du Concile.
La question centrale, de son côté, est simple : pour quel motif devrions-nous éliminer par principe, dans l’analyse d’une crise qui suit un concile, les responsabilités éventuelles de ce concile lui-même ?
Abandonner des voies mauvaises
Ayant discerné ce qu’il estime être les causes de la crise, Josef Ratzinger demande d’abord, fort logiquement, que l’on abandonne les voies reconnues comme mauvaises :
« Une réforme réelle de l’Égli- se présuppose un abandon sans équivoque des voies er- ronées dont les conséquences catastrophiques sont désormais incontestables » (p. 31).
A ses yeux, il ne faut pas hésiter à revenir en arrière, quitte à mécontenter :
« Après la phase des « ouvertures » sans discrimination, il est temps que le chrétien retrouve la conscience d’appartenir à une minorité (…). Il est temps de retrouver le courage de l’anticonformisme, la capacité de s’opposer, de dénoncer bien des tendances de la culture La parution de l’ouvrage Entretien sur la foi constitua un événement considérable dans l’histoire de l’Église post-conciliaire. ambiante, en renonçant à cer- taine solidarité euphorique post-conciliaire » (p. 39), ou encore à une « vision eupho- rique de la première période post-conciliaire » (p. 136).
Le cardinal n’hésite pas à employer le mot de « restauration », qui suscitera une polémique :
« Si, par restauration, l’on entend un retour en arrière, alors aucune restauration n’est possible. L’Église marche vers l’accomplissement de l’histoire, elle regarde en avant vers le Seigneur qui vient. (…) Mais si, par restauration, on entend la recherche d’un nouvel équilibre après les exagérations d’une ouverture sans discernement au monde, après les interprétations trop positives d’un monde agnostique et athée, eh bien ! alors, une restauration entendue en ce sens-là, c’est-à-dire un équilibre renouvelé des orientations et des valeurs à l’intérieur de la catholicité tout entière, serait tout à fait souhaitable » (p. 40).
Entre progressisme et conservatisme
Quelle sera alors la clé d’une telle « restauration » ? Josef Ratzinger commence par rejeter dos à dos ceux qu’il appelle les progressistes et les conservateurs :
« Vatican II est aujourd’hui perçu sous un jour crépusculaire. Par l’aile dite « progressiste », il est considéré depuis long- temps comme complètement dépassé, et par conséquent comme un fait révolu, sans plus d’importance pour le présent. Par le côté opposé, par l’aile « conservatrice », il est considéré comme responsable de la décadence actuelle de l’Église catholique » (p. 28).
Un concile qui fait autorité
Or, pour Josef Ratzinger, Vatican II fait autorité, on ne peut s’en affranchir :
« Vis-à- vis de ces deux positions contraires, il faut préciser avant tout que Vatican II est fondé sur la même autorité que Vatican I et le concile de Trente : c’est-à-dire le pape et le Collège des évêques en communion avec lui » (pp. 28–29).
Donc, à ses yeux,
« il est impossible pour un catholique de prendre position « en faveur » de Vatican II et « contre » le concile de Trente et Vatican I . Quiconque accepte Vatican II tel qu’il s’est lui-même clairement exprimé et compris, affirme en même temps toute la tradition ininterrompue de l’Église catholique. (…) De la même manière, il est impossible de se ranger « en faveur » du concile de Trente et de Vatican I et « contre » Vatican II. Quiconque nie Vatican II nie l’autorité qui soutient les deux autres conciles » (p. 29).
Pour Ratzinger, toutefois, Vatican II ne fait pas autorité seulement par son statut canonique, analogue à celui des autres conciles : il se situe dans la même fidélité au dépôt de la foi.
« L’intention du pape qui prit l’initiative de Vatican II, Jean XXIII, et de celui qui l’a fidèlement continué, Paul VI, n’était pas du tout de mettre en discussion un depositum fidei que tous deux, au contraire, considéraient comme au-delà de toute discussion, désormais assuré. (…) Vatican II n’entendait certes pas « changer la foi », mais la présenter de nouveau de façon efficace » (p. 37–38).
Refuser toute rupture
Donc,
« il faut s’opposer à tout prix à cette vue schématique d’un avant et d’un après dans l’histoire de l’Église, qu’on ne peut aucunement étayer par des documents qui, eux, ne font que réaffirmer la continuité du catholicisme. (…) Dans cette histoire, il n’y a pas de sauts, il n’y a pas de brisures, il n’y a pas de solutions de continuité. Le Concile n’entendait pas du tout introduire un partage en deux du temps de l’Église » (p. 37).
Ce qui signifie, pour l’actuel pape, que le Concile, en tant que tel, n’est aucunement responsable de la crise qui l’a suivi :
« Dans ses expressions officielles, dans ses documents authentiques, Vatican II ne peut être considéré comme responsable de cette évolution qui (au contraire) contredit radicalement aussi bien la lettre que l’esprit des Pères conciliaires » (p. 31).
Rester fidèle au « vrai concile »
Josef Ratzinger propose alors, comme remède central à la crise actuelle, d’en revenir au Concile lui-même, dans son authenticité. Il l’explique en parlant de la revue hyper-progressiste Concilium, dont il fut l’un des fondateurs.
« Dès les premières réunions, je fis consigner par mes collègues deux exigences. (…) Secundo : il fallait faire face à la réalité de Vatican II, à la lettre et à l’esprit authentique du Concile authentique, non à quelque imaginaire Vatican III ; donc, sans échappées solitaires en avant. Ces exigences ont été par la suite de moins en moins prises en considération, jusqu’à un tournant (…), quand quelqu’un commença à dire que les textes de Vatican II ne pouvaient plus être le point de référence (…). J’ai toujours voulu rester fidèle à Vatican II, cet aujourd’hui de l’Église, sans nostalgie pour un hier irrémédiablement passé, sans impatience pour un demain qui ne nous appartient pas » (p. 17).
Vatican II est le remède
Pour le cardinal, Vatican II est en réalité le vrai remède à la crise de l’Église.
« Pour cette guérison [de la crise], Vatican II est une réalité qu’il faut accepter pleinement, à condition cependant qu’il ne soit pas considéré comme un point de départ dont on s’éloigne en courant, mais bien plutôt comme une base sur laquelle il faut construire solidement. Aujourd’hui, en outre, nous découvrons sa fonction prophétique : certains textes de Vatican II, au moment de leur proclamation, semblaient vraiment en avance sur les temps que l’on vivait alors. Des révolutions culturelles et des séismes sociaux sont survenus après coup, que les Pères ne pouvaient absolument pas prévoir, mais qui ont révélé combien leurs réponses – alors en avance- étaient celles qui convenaient pour la suite. Voilà donc pourquoi en revenir aux documents est particulièrement actuel. Ils nous fournissent les instruments adéquats pour affronter les problèmes d’aujourd’hui. Nous sommes appelés à reconstruire l’Église, non malgré, mais grâce au vrai Concile » (p. 36).
Et même,
« le véritable temps de Vatican II n’est pas encore venu, et on n’a pas encore commencé à le recevoir de façon authentique. (…) La lecture de la lettre des documents peut nous faire redécouvrir leur véritable esprit » (p. 43).
Cette question de Vatican II est sans doute ce qui nous sépare le plus fondamentalement de Benoît XVI. Comme nous venons de le montrer, le pape, pour combattre la crise actuelle de l’Église, veut, au-delà des interprétations abusives du Concile, revenir à la réalité de ses textes en les interprétant selon ce qu’il pense être leur véritable esprit, qu’il définit désormais comme « l’intention des Pères du Concile eux-mêmes ». Tel est à ses yeux le vrai remède.
Or, nous sommesconvaincus, pour notre part, que ce sont les textes de Vatican II eux-mêmes qui recèlent de véritables difficultés pour la foi, voire des contradictions. Et que ces difficultés graves, qui appartiennent à la lettre même des textes du Concile, au-delà des abus nés d’une période troublée, sont l’origine de la persistance de la crise.
Les entretiens doctrinaux qui se profilent entre Rome et la Fraternité Saint-Pie X devront examiner ce point central de divergence, en toute charité sans doute, mais sans rien abandonner des exigences de la vérité.
Abbé Loïc Duverger †
P.S : article extrait de Fideliter n° 169 de Janvier – Février 2006