1945 fut un tournant majeur dans la vie de Marcel Lefebvre. Quittant le Gabon où il pensait achever tranquillement sa vie de missionnaire, le voilà propulsé en France, puis dans une carrière épiscopale et ecclésiastique qui le mènera très haut… avant une rude descente pour cause d’attachement à la Tradition. Quels furent, en ces jours de 1945, les sentiments du père Marcel ?
Septembre 1945 : une pirogue glisse lentement sur l’étendue étrangement calme et plate des lacs de la région de Lambaréné. Seul, le bruit du petit moteur trouble cette immense étendue paisible que bordent les rives verdoyantes et impénétrables de la forêt vierge.
Cette pirogue est celle de la Mission Saint-Paul de Lambaréné. A son bord un missionnaire en soutane claire, et quelques fidèles africains de la Mission qui l’accompagnent dans sa tournée apostolique.
Partis depuis quelques jours de la Mission, ils ont descendu le fleuve Ougoué pour pénétrer sur les lacs, afin d’en faire le tour en visitant sur les rives les villages de pêcheurs où grandissent de jeunes chrétientés.
Catéchisme, prédications, confessions, messes, secours aux plus démunis, conseils et directives, ces visites se déroulent selon des règles précises et d’après un programme établi depuis longtemps. Le missionnaire constate lors de ces visites régulières l’efficacité de la messe, la puissance de la croix pour transformer ces païens en chrétiens, ces idolâtres en adorateurs du vrai Dieu.
Voilà bien des années que le père accomplit cette œuvre missionnaire. A la suite de ses prédécesseurs, dont certains peuplent le cimetière de la Mission, il récolte ce que d’autres ont semé, et sème ce que d’autres récolteront un jour.
Un courrier inattendu
Aujourd’hui, cependant, ne sera pas un jour ordinaire de tournée apostolique. Car une autre pirogue s’avance plus rapidement pour rejoindre celle de notre missionnaire, qui raconte :
J’étais en pirogue sur le lac au sud de Lambaréné, quand une embarcation est venue me rejoindre et que l’un de ses occupants m’a tendu une enveloppe. Je l’ai ouverte. C’était une lettre du Supérieur général des Pères du Saint-Esprit, que je connaissais bien. Il me demandait de quitter le pays auquel j’étais si attaché et de rentrer en France pour prendre la direction du scolasticat de Mortain. J’en aurais pleuré. J’avais perdu mes parents, rien ne me retenait en France et je pensais continuer ma vie de missionnaire au Gabon jusqu’à ma mort. Cependant, j’ai obéi, sans rien dire autour de moi car je ne voulais pas qu’il y ait des manifestations pour m’empêcher de partir.
Les chemins de la Providence
J’ai devant les yeux une autre photo : celle d’un vieil évêque, déjà âgé, agenouillé en prière devant l’autel d’une église en Afrique, lors de la dernière visite qu’il fera à ce continent qu’il connaît si bien.
45 ans séparent ces deux épisodes. Le missionnaire qui visitait les villages sur le lac de Lambaréné est devenu cet évêque à genoux dans l’église de la Mission Saint-Pie X à Libreville. C’est Mgr Lefebvre.
Quelle était sa prière lors de ce dernier séjour en Afrique ? Il serait bien osé de l’imaginer. Mais on peut à bon droit penser qu’il fit alors une rapide rétrospective de sa vie, pour contempler les chemins mystérieux par lesquels la Providence, qu’il s’efforça toujours de suivre avec fidélité, l’avait mené depuis le jour où il reçut cette lettre du Supérieur général des Pères du Saint-Esprit sur le lac de Lambaréné.
A‑t-il pu imaginer que cet acte d’obéissance le conduirait aux plus hauts postes dans l’Église catholique ? Lui qui désirait rester simple missionnaire pour mourir au Gabon deviendra rapidement évêque, puis Délégué apostolique pour toute l’Afrique de l’Ouest, côtoyant alors les grands de ce monde, enfin Supérieur général des Pères du Saint-Esprit, l’une des plus importantes congrégations missionnaires, forte alors de plus de 5 000 membres.
Auparavant, il sera devenu un des Pères les plus fameux du concile Vatican II, en incarnant la résistance à toutes les erreurs modernes qui s’infiltraient.
Mais lorsqu’en religieux exemplaire, plein d’esprit d’obéissance, il quittait le Gabon, il ne pensait certainement pas que, bien des années plus tard, il serait obligé de démissionner de sa charge de Supérieur général pour ne pas cautionner la révolution qui s’installerait dans sa congrégation. II n’imaginait pas un instant qu’il serait mis au ban de l’Église pour n’avoir pas accepté les réformes issues du concile Vatican Il. Il n’envisageait nullement la possibilité d’être un jour contraint de désobéir aux papes pour garder la foi catholique et le sacerdoce.
Pouvait-il prévoir que son retour en Afrique, au soir de sa vie, se ferait en tant que fondateur de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X pour visiter une de ses maisons, la Mission Saint-Pie X, bastion de la foi catholique dans un continent en déshérence spirituelle ?
Retour d’un missionnaire
Il est des actes qui entraînent bien au-delà de la simple portée qu’ils semblent avoir sur le moment. La Providence, souvent impénétrable, réserve des surprises qu’il est toujours dommageable de contrarier.
En peu tu as été fidèle, je t’établirai sur beaucoup(Mt 25, 21).
Aussi paradoxal que cela puisse paraître à vue humaine, on peut, sans craindre de se tromper, dire que l’esprit surnaturel d’obéissance du père Marcel fut l’un des piliers sur lequel il s’appuiera pour résister avec tant d’héroïsme aux directives destructrices de la foi dans les années de l’après-Concile.
C’est ce véritable esprit d’obéissance qui fit de lui le champion de la foi dans la résistance aux erreurs modernes.
Un départ discret
En dernier lieu, il faut admirer chez le père Marcel la discrétion avec laquelle il quitte son poste. Aimé de tous, sa bonté rayonnante et son dévouement sans faille avaient conquis le cœur des paroissiens, de Libreville à la Mission Saint-Paul en passant par Donguila et Ndjolé.
Dans ce petit pays les nouvelles vont vite, et l’annonce du départ du Père aurait pu donner lieu à de belles manifestations de reconnaissance, comme l’Afrique sait les organiser.
Au lieu de cela, il ne dit rien, il quitte sans bruit cette terre qu’il a tant aimée, dans la discrétion la plus absolue, prêt à ne plus y revenir jamais, abandonnant à d’autres la vigne qui lui avait été confiée, persuadé que la Providence y pourvoira et ne laissera pas sa moisson sans ouvrier.
Abbé Loïc Duverger†
Extrait de Fideliter n°167 de Septembre – Octobre 2005